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Hölderlin et la tentation de l’immédiat 

samedi 20 novembre 2010, par Alban Lefranc (Date de rédaction antérieure : 9 septembre 2009).

« Il faut observer aussitôt qu‘en poésie, depuis Baudelaire, la découverte d‘un nouveau langage (ou d‘un frisson nouveau) n’a plus pour seule condition la mise au point d‘un savoir faire original : la création suppose une révolution accomplie, non plus seulement dans l‘univers des formes et des techniques, mais d‘abord dans le vif du destin personnel. Seuls des termes métaphoriques - sacrifice, suicide, conversion - peuvent en rendre compte. C‘est dans le tourment et dans l‘holocauste intérieurs que le poète abolit sa première parole, réduit le monde au silence, pour le retrouver dans un langage régénéré. (...) Le passage à ce degré second, qui paraîtra d’abord celui d‘une existence impersonnelle, rend caduc tout souci d’expressivité immédiate. Le poème ne peut plus être une pièce d’éloquence versifiée ou un chuchotement confidentiel, liés à un moi ingénu et borné. La création ne se distingue pas désormais du mouvement par lequel la personne du poète se déprend et se transmue : le poème « moderne » est souvent l‘histoire et la célébration de son propre avènement, qui est du même coup l’accession du poète à la vraie vie . »

Jean Starobinski. Préface aux Noces de Pierre Jean Jouve[1].

« Et qu’est-ce qu’un aliéné authentique ?

C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. »

Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société.

Heidegger dans ses Commentaires de Hölderlin attribuait à celui-ci une place tout à fait unique dans l’histoire de la poésie occidentale : Hölderlin en effet fut l’un des tout premiers à réfléchir sur les conditions mêmes de la poésie ; une certaine naïveté quant au rôle du poète prend fin avec celui dont la folie autorisa malheureusement beaucoup de clichés romantiques. Il ne sera pas question ici de la très oiseuse querelle autour de l’authenticité de cette folie. Il paraît difficile de jouer les Hamlet plus de quarante ans mais les témoignages sont suffisamment rares et douteux pour autoriser toutes les spéculations. Il me paraît plus intéressant de considérer l’ensemble de la production de Hölderlin, comme l’œuvre d’un homme qui a lutté, avec une grande lucidité, contre certaines tensions (dégagées par Beda Allemann dans sa thèse de doctorat sur Heidegger et Hölderlin[2]) jusqu’à l’apaisement apparent des dernières années. L’analyse de ces tensions, mais aussi certaines intuitions de Hölderlin sur les tendances du génie occidental offrent ainsi une grille de lecture de la modernité poétique jusqu’à aujourd’hui.

La Grèce : l’apprentissage de la distinction

Dans la lettre à Böhlendorff de décembre 1801, peu avant son séjour à Bordeaux, Hölderlin définit avec précision le rapport que la poésie des Hespérides, celle des Occidentaux, doit entretenir à la perfection grecque. Contemporain d’une époque qui ne craint pas les grands systèmes surplombants et totalisateurs (Hölderlin fut le condisciple de Schelling et de Hegel au séminaire de Tübingen) il esquisse en quelques lignes la loi de transformation culturelle des peuples. La Grèce constitue une référence absolue, celle de Homère et de Sophocle, qu’il ne cessa d’interroger et de traduire, celle d’Empédocle dont il essaya de tirer une tragédie de 1797 à 1800.

La Grèce est d’abord présence bienveillante des dieux, la communauté harmonieuse qu’il chante dans L’Archipel :

« Les Immortels pareillement, les forces d’en haut, apaisées,

Apportent le jour serein, le doux sommeil et le pressentiment des choses

De loin, jusqu’au front des sensibles humains ... »

ou encore :

« Car les Immortels reposent volontiers sur le cœur des sensibles humains

Elles continuent de guider, comme jadis, ces forces inspirantes

L’homme qui persévère... »

Jusqu’à la fin, la poésie de Hölderlin abonde en telles images d’une Grèce idyllique. On sait la fascination que Hölderlin exerça sur Heidegger, et on peut légitimement penser que la description du temple grec dans L’origine de l’œuvre d’art lui doit beaucoup :

« Un bâtiment, un temple grec n’est à l’image de rien.(...) Il renferme en l’entourant la statue du dieu et c’est dans cette retraite qu’à travers le péristyle il laisse sa présence s’étendre à tout l’enclos sacré. Par le temple, le dieu peut être présent dans le temple. Cette présence du dieu est, en elle-même, le déploiement et la délimitation de l’enceinte en tant que sacrée. Le temple et son enceinte ne se perdent pas dans l’indéfini. C’est précisément l’œuvre-temple qui dispose et ramène autour d’elle l’unité des voies et rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine donnent à l’être humain la figure de sa destinée. » [3]

Aucune séparation n’est ressentie entre les sphères humaine et divine : un pathos que Hölderlin appelle « le feu sacré » témoigne alors de cette continuité. L’élément originel des Grecs, nous dit Hölderlin, c’est une fusion mystique avec les dieux, ainsi que des formes communautaires de vie qui font passer à l’arrière plan l’individu. « Seliges Griechenland, du Haus der Himmlischen alle ! » (« Grèce bienheureuse, demeure de tous les Immortels ! ») s’écrie-t-il dans Le pain et le vin. Pour Nietzsche pareillement, la Grèce originelle est dionysiaque et il exalte la possibilité que nous offre la musique de retrouver cette source qu’a tarie l’esprit socratique : « Nous sommes vraiment pour un court instant l‘être originel lui-même et nous éprouvons son indomptable désir, son indomptable avidité de vivre. »[4]

Dans les notes qui accompagnent Parking, François Bon décrit cette source encore agissante dans les tragédies d’Eschyle :

« Et la grande étrangeté pour nous de la tragédie grecque, de nous imposer une vison de l’homme sur lui-même qui n’est pas encore et de bien loin, celle de la philosophie du sujet. Le rêve par exemple est apparition réelle et terrifiante. On parle du rêve comme d’un réel terrifiant qui trouerait soudain la surface ordinaire du monde où voit, sent et se déplace l’individu. »[5] (avec cette différence qu’aux yeux de Hölderlin, la Grèce originelle ignore l’individu tel que nous le connaissons)

Mais sous l’effet de leur « instinct culturel » (Bildungstrieb) les Grecs ont abandonné cette fusion originelle pour conquérir ce qui fait à nos yeux leur mérite : l’harmonie apollinienne. Ils se sont merveilleusement approprié ce qui leur était au départ le plus étranger :

« [...] l’instinct qui forme et éduque les hommes a cet effet : ils n’apprennent, ils ne possèdent réellement que ce qui leur est étranger ; ce qui leur est proche ne leur est pas proche. C’est pourquoi les Grecs étrangers à la clarté, ont acquis à un degré exceptionnel le pouvoir de la sobre mesure dont Homère reste le plus haut modèle. »[6]

Homère avait « suffisamment d’âme en effet », écrit Hölderlin dans la même lettre, « pour conquérir la sobriété junonienne dans son univers apollinien et s’approprier l’étranger » (c’est-à-dire la sobre mesure, la capacité d’isoler des personnages et de différencier des caractères à l’intérieur de ce qui est d’abord communauté mêlée au dieu). « Il lui fallut choisir un ferme point de vue » écrit Hölderlin dans un traité d’art poétique (Über die verschiednen Arten, zu dichten) , « et ce fut l’individu lui-même, le caractère de son héros auquel sa nature et sa culture ont attribué une existence, une réalité propres. [...] Il arracha soigneusement Achille au vacarme de la bataille pour que nous le distinguions des éléments qui l’entouraient. »

Et les grandes figures de l’hybris tragique, Oedipe, Ajax, sont ceux-là qui ont voulu se faire les possesseurs exclusifs de la parole divine, regrettant l’ancienne fusion, et en qui les dieux, exemplairement, choisissent de montrer leur retrait.

Les Hespérides : reconquérir le naturel

Héritiers des Lumières et de la philosophie du sujet, les Hespérides (c’est-à-dire les occidentaux) ont pu s’accommoder semble-t-il de cette perte du sacré que Bonnefoy voit déjà à l’œuvre dans Hamlet :

« Hamlet est spécifiquement, profondément, la problématique d’une conscience qui s’éveille à cette condition la veille encore inconnue et imprévisible : un monde déstructuré, des vérités désormais partielles, concurrentes, contradictoires, de la signification tant qu’on veut, et vite bien trop, mais rien qui ressemblera à du sacré, à du sens. » [7]

Hölderlin a derrière lui l’Aufklärung allemande qui ignore la contestation - interne - du Neveu de Rameau, il compare dans une lettre Kant à un nouveau Moïse qui aurait fait sortir les Allemands de leur désert : il fait de cette nouvelle conscience de nos limites notre élément naturel, définit comme notre origine « la clarté de la distinction » entre les sphères humaine et sacrée. Ce que Bonnefoy chez Hamlet décrit comme une nouvelle inquiétude a pris les formes d’un élan irrésistible au XVIII siècle. Mais « l’instinct culturel » nous conduit dans la direction opposée, vers le point de départ des Grecs : la tentation de la fusion, le refus de toute séparation. Hölderlin fait peut-être des raccourcis rapides : il a sous les yeux le jeune Goethe, les premières attaques de Herder, son adolescence est marquée par les Brigands de Schiller : c’est dans cette direction d’après lui que risque de s’exercer exclusivement la maîtrise occidentale. Si Goethe cultiva ensuite la pose lointaine de Weimar qui fait horreur au Harry du Loup des steppes, Novalis et Kleist poursuivirent cette aspiration mystique, ce désir de retrouver dans l’ici-bas les traces d’une vie totale où seraient abolies les frontières du sujet.

On pourrait reprendre la distinction que fait Jean-Marie Perret dans son article Eloge de la distance entre « cette partie de l’humain qui se figure la mesure de la vérité comme l’extinction du désir sous le poids d’une joie suffocante (mortelle, sacrificielle, hors de la vie) qui serait l’apparition, hors de l’expérience, de ce qui tient définitivement lieu d’objet (Père ? fusion ? béatitude ?) et cette autre qui tient le désir ainsi trahi (révélé) comme illusoire (par excès de lumière) historiquement, parce que le comblement est illusoire, du fait qu’il ne peut qu’excéder l’expérience. »[8]

L’intuition de Hölderlin quant à la permanence de la première catégorie s’est révélée juste ; ce courant ne tarira pas et il suffit de penser à Nerval, au premier Manifeste du surréalisme, à Artaud pour en mesurer la permanence. Une œuvre solitaire comme Au-dessous du volcan, si discrète sur ses origines, exprime encore cet élan vers d’impossibles voies :

« Y a-t-il une réalité derrière, extérieure, consciente et à jamais présente, etc., accessible par n’importe quelles voies acceptables pour toutes les religions et croyances et adaptables à tous les climats et pays ? Ou me découvres-tu entre Miséricorde et Compréhension, entre Chesed et Binah (mais encore à Chesed) - en équilibre, et l’équilibre c’est tout, précaire - balançant, vacillant au-dessus de l’Effroyable vide qui n’admet point de pont, de la trace qui-peut-à-peine-se-déceler de la foudre de Dieu du retour à Dieu ? »[9]

Hölderlin entre les deux tendances :

Hölderlin ne parle pas néanmoins en théoricien protégé derrière une armada de concepts. Ce qui fait son exemplarité, ce qui permet à Heidegger de le considérer comme « le poète du poète », c’est qu’il éprouve lui-même le désir empédocléen d’une fusion immédiate avec le divin et en fait la matière même de ses productions. A son retour de Bordeaux à l’été 1802, Hölderlin selon le témoignage de ses proches marque les signes du profond ébranlement qui l’emporte quatre années plus tard. Une période intermédiaire commence alors, d’une extraordinaire fécondité : Patmos, En souvenir de (Andenken), L’Ister, la Grèce, Mnemosyne sont autant de témoignages de cet effort du poète pour dire ce qui le défait, ce qui brise toute énonciation. L’harmonie de la première période fait place à l’éclatement des vers, à des constructions verbales heurtées : les versions différentes se succèdent infiniment (pour Patmos par exemple) sans jamais satisfaire le poète, de nombreux poèmes restent fragmentaires - comme si Hölderlin entrait dans cette solitude essentielle marquée pour Blanchot par « l’interminable et l’incessant » . Il est certain que le voyage à Bordeaux marque une césure : Jean Pierre Lefebvre parle d’ « une déchirure muette qui coupe cette vie en deux moitiés presque égales ». Mais le simple fait que Hölderlin ait anticipé les dangers de cette confrontation avec le feu du ciel, avec l’élément grec (« il faudra que je veille à ne pas perdre la tête en France » écrit-il dans une lettre) indique assez que ce risque n’a pas fait brusquement irruption dans sa vie. En 1799 déjà, Mon domaine décrit la force excessive du divin : « Dans les orages...je vous sens tour à tour ronger mon cœur, forces errantes du divin ». Mais Hölderlin croit encore à la vertu protectrice du poème : « Sois donc, ô chant, mon amical asile ! (...) quand dehors sur moi de toutes ses vagues le temps puissant, le temps instable gronde... » et la régularité même des vers et des strophes montre la distance que le poète sait maintenir encore à son objet : la proximité déchirante du dieu. L’espoir, par le travail sur le verbe poétique, de pouvoir fonder ce qui demeure est mis à rude épreuve en France - « Mais ce qui reste est œuvre des poètes » : « Was bleibt aber stiften die Dichter » est le dernier vers de En souvenir de, Andenken. C’est alors qu’en pendant à la déclaration d’Artaud citée en exergue, il faut reprendre les propos de Jean Beaufret qui permettent de saisir à sa juste valeur l’effondrement de 1806-1807 : « la folie de Hölderlin ne serait pas dès lors qu’il ne pouvait pas assez supporter ce dont les autres s’accommodent, mais que tout au contraire, il se serait aventuré trop loin dans l’épreuve de ce qui est à porter ou dit Heidegger, du Zu Denkendes, de ce qui est à penser. »

Cette tension entre la tendance fusionnelle et l’effort d’une séparation stricte, Hölderlin en fait déjà la matière de son Empédocle, et comme pour s’en débarrasser mieux révèle la pulsion de mort qui habite le désir d’une communion magique. Empédocle, au fur et à mesure que Hölderlin retravaille la pièce, apparaît de plus en plus fragile, menacé, emporté par une force qui le dépasse. C’est d’abord un savant qui par un sacrifice volontaire, en se jetant dans l’Etna, entend proposer sa mort comme modèle. Les hommes ont perdu l’intimité du commerce divin, sa mort doit réveiller les consciences, le peuple d’Agrigente l’accompagnera vers le volcan, sa mort prend place dans la vie de la cité. Le lyrisme de Hölderlin épouse cette unio mystica : les personnages qui s’opposent à ce dessein sont peu convaincants. Mais Hölderlin, dans les versions ultérieures, en donnant à son héros les traits d’un nouveau Messie, souligne aussi l’hybris du personnage et adopte un point de vue apollinien pour condamner sa démesure et son orgueil. Empédocle perd de son aura, doit maintenant justifier son acte et par le jeu contradictoires des arguments est à nouveau repris par la raison raisonnante : son suicide n’est plus qu’un saut dans l’inconnu, une impatience juvénile et il perd de sa solennité première. Dans sa thèse, Allemann résume ainsi l’échec de ce qu’il appelle le principe empédocléen :

« Toute connaissance est impossible de manière empédocléenne, car dans l’unification infinie [ des sphères humaines et divines] aucune opposition réelle n’est plus possible. »[10]

Le principe inverse consiste à assumer « un destin, c’est-à-dire à se séparer du paisible en kai pan du monde [« tout est un », la formule d’Héraclite était le signe de ralliement panthéiste de Schelling, Hegel et Hölderlin, au temps du séminaire de Tübingen], à être rejeté loin du domaine des dieux, à vivre dans les oppositions qui sont aussi le propre de la sphére artistique. »[11] L’opposition entre la tendance fusionnelle et l’effort pour prendre conscience de ses limites est doublée chez Hölderlin d’une opposition entre la Nature divinisée, qui a des traits spinozistes (Hölderlin connaît bien Spinoza par les commentaires de Jacobi) et le domaine de l’art où doivent régner la limite et la distinction. A l’effort de la médiation s’oppose la tentation de saisir immédiatement une nature infiniment présente :

« Ainsi se dressent-ils sous un climat propice,

Ceux qu’aucun maître seul, que miraculeusement

Toute-présente éduque en accolades légères

La puissante, la divinement belle Nature. »[12]

Au nom des conditions mêmes de l’art, les élans mystiques des premiers poèmes de jeunesse sont condamnés :

« La nature divinement présente

se passe du discours. »

Un passages des Vies minuscules de Pierre Michon illustre merveilleusement cette tentation de la fascination où, dans l’abolition des frontières de soi, dans le règne de l’indistinction aucune écriture n’est plus possible :

« Les amphétamines me brisaient ; mais je pense aujourd’hui, avec un serrement de cœur et un regret comme de femme jadis mienne et que je n’aurais plus, que je leur dois les instants du bonheur le plus pur, et en quelque sorte littéraire. En ayant pris, j’étais impeccablement seul ; j’étais roi d’un peuple de mots, leur esclave et leur pair ; j’étais présent ; le monde s’absentait, les vols noirs du concept recouvraient tout ; alors, sur ces ruines de mica radieuses de mille soleils, mon écriture postiche, virtuelle et souveraine, spectrale mais seule survivante, planait et plongeait, déroulant une interminable bandelette dont j’emmaillotais le cadavre du monde [...]...comme la jubilation des bêtes vient de ce qu’elles ne diffèrent pas de la nature dont elles participent, la mienne venait d’exactement coïncider avec ce qui, dit-on, est pour l’homme nature : des mots et du temps, des mots jetés en vaine pâture au temps, n’importe quels mots, les faussaires et les véridiques, les biens sentis et les insensibles, l’or et le plomb précipités avec perte et fracas dans le courant toujours intègre, insatiable, béant et calme. »[13]

Dans une telle fusion avec la nature ou le divin, l’écrivain est livré à ce que Blanchot appelle la fascination. L’écrivain se révèle justement à son pouvoir « d’imposer silence » à cet interminable : « La maîtrise consiste donc dans le pouvoir de cesser d’écrire, d’interrompre ce qui s’écrit, en rendant ses droits et son tranchant décisif à l’instant. »[14]

On assiste alors à un effort théorique et poétique de Hölderlin pour condamner une de ses aspirations les plus profondes. Dans la nouvelle tâche qu’il lui assigne, l’art doit naître de l’opposition, de « la lucidité », de « la sobre mesure Junonienne » qui est pour Blanchot « le pouvoir de définir et de bien saisir, la force d’une ferme ordonnance, la volonté enfin de bien distinguer et de rester sur la terre. »[15] Hölderlin trouve chez « le divin Platon » la même condamnation de cette hybris.[16]

Cette nouvelle définition de l’art que Hölderlin tente de s’imposer correspond à ce que Blanchot définit par voir : « Voir suppose la distance, la décision séparatrice, le pouvoir de n’être pas en contact et d’éviter dans le contact la confusion. »

Dans son souci de préserver la sphère du sacré, Hölderlin va faire sien l’interdit judaïque touchant le nom divin. Et dans son Hymne au Rhin, qui fait seulement figure de demi-dieu (et à ce titre devrait pourtant être moins sacré pour la parole poétique, plus susceptible d’être dit) il peut alors écrire :

« C’est une énigme, le pur jaillissement.

Le chant lui-même est à peine en droit de le révéler. »

Parce que dans la mythologie personnelle de Hölderlin le Rhin témoigne d’un ordre divin (le fleuve est fondateur de cité, et partant de peuple et d’histoire ; Hölderlin reprend ici un thème cher au jeune Goethe du Chant de Mahomet), la parole est presque impie si elle cherche à le nommer.

Hölderlin multiplie alors les aveux d’impuissance, jusqu’à en faire la matière même de son œuvre, de plus en plus fragmentaire. Les premiers vers de la deuxième version de Mnemosyne manifestent le ravage exercé par « les forces errantes du divin » :

« Ein Zeichen sind wir, deutungslos

Schmerzlos sind wir und haben fast

Die Sprache in der Fremde verloren »

(« Un signe, tels nous sommes, et de sens nul,

Morts à la souffrance, et nous avons presque

Perdu notre langage en pays étranger. » Traduction de Gustave Roud)

Dans la suite du poème les vers sont extrêmement abrupts et sans cesse interrompus, le vocabulaire est d’une grande simplicité, le sens difficilement pénétrable : « Et beaucoup de choses / comme sur les épaules une/ charge d’échecs est/ à conserver. Mais mauvais / sont les sentiers. Tout à fait de travers/ comme des chevaux vont les éléments/ captifs et les vieilles/ lois de la terre ». On éprouve alors le même saisissement (en allemand du moins, la traduction en français étant forcément très périlleuse ici) qu’en face de certains vers de Char ou Reverdy où ce qu’on pourrait dans un premier mouvement appeler obscurité est plutôt excès de lumière, excès de cette réalité dont Artaud dans le texte cité en exergue rappelle qu’elle est « terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité ».

Des souffrances d’Oedipe, celui en qui les dieux choisissent de montrer leur retrait ( Dans Les remarques sur Oedipe Hölderlin résume ainsi l’intention de Sophocle : il faut que « l’union illimitée [de l’homme et du dieu] se purifie par la séparation illimitée. ») il dit dans le fragment Dans le bleu adorable...[17] :

Le roi Oedipe a un œil de trop peut-être. Les souffrances de cet homme, elles semblent indescriptibles, indicibles, inexprimables ».

Oedipe est la figure éminente de cet « instinct culturel » qui fait abandonner aux Grecs cet entre-deux où les hommes et les dieux se mêlaient encore : aucune continuité n’est plus ressentie entre le divin et l’humain[18]. Oedipe n’est pas seulement l’être en lequel cette rupture « illimitée » d’avec les dieux apparaît : il est tout autant rejeté des hommes et il devient alors en quelque sorte le gardien de cet entre-deux qui est le sacré. Il doit « maintenir ainsi distinctes les deux sphères, en vivant purement la séparation, en étant la vie pure de la séparation même, car ce lieu vide et pur qui distingue les sphères, c’est là le sacré, l’intimité de la déchirure qu’est le sacré. »[19]

Hölderlin est en cela le contemporain d’une modernité poétique qui de la Lettre de Lord Chandos aux « gouttes de silence à travers le silence » de L’Innommable n’a de cesse de dénoncer les impostures de son savoir faire (en écho à « La main à plume vaut la main à charrue. » de Rimbaud, Reverdy évoque « Tous les désastres du métier »[20]), avide des quelques mots justes qui lui signifieraient sa fin.

Ce qui fait l’exemplarité de Hölderlin, c’est sa tentative désespérée de concilier les deux tendances, le feu du ciel, « l’union pure et simple avec le Divin » et la distinction sévère.

On trouve jusque dans ces derniers poèmes dits de la folie, s’efforçant pourtant à la plus extrême simplicité, retenus jusqu’à l’effacement, des échos de ses premiers enthousiasmes, quand le poète se faisait l’intermédiaire privilégié entre les dieux et les hommes, prophète et guide ; ainsi dans In lieblicher Bläue (Dans le bleu adorable...)

« Voudrais-je être une comète ?

Oui. Car elles ont la rapidité des oiseaux, elles fleurissent en feu et elles sont en pureté comme des enfants. »

Dans ses Commentaires sur l’interprétation heideggerienne de Hölderlin, Jean Wahl mentionne chez Rimbaud (avec chez ce dernier un élan prométhéen qui le distingue radicalement de celui qui, à la fin de sa vie, au bas des quelques vers qu’il écrivait pour ses visiteurs ajoutait souvent : Mit Unterthänigkeit -avec humilité-) la même tension entre un enthousiasme exubérant pour l’œuvre à venir (« Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux ! ») où « un opéra fabuleux » serait à la mesure du « dérèglement de tous les sens et la conscience ressassée de son impuissance : « Assez. La vision s’est rencontrée à tous les airs. » On observe aussi chez les deux poètes le même appauvrissement volontaire de la langue, le même renoncement aux vers complexes et aux archaïsmes. Mais là où Rimbaud finit par s’opérer vivant de la poésie, Hölderlin trouve une ultime voie poétique :

« Quand la folie eut tout à fait recouvert l’esprit de Hölderlin, sa poésie elle aussi, se renversa. Tout ce qu’il y avait de dureté, de concentration, de tension presque insoutenable dans les derniers hymnes, devint repos, calme et force apaisée. Pourquoi ? Nous ne le savons pas. C’est comme si, ainsi que le suggère Allemann, brisé par l’effort pour résister à l’élan qui l’emportait vers la démesure du Tout, pour résister à la menace de la sauvagerie nocturne, il avait aussi brisé cette menace, accompli le retournement, comme si, entre le jour et la nuit, entre le ciel et la terre, s’ouvrait désormais, pure et naïve, une région où il pût voir les choses dans leur transparence, le ciel dans son évidence vide, et dans ce vide manifeste, le visage lointain de Dieu. »[21]

P.-S.

[1] Nrf poésie, p 8

[2] Beda Allemann, Heidegger und Hölderlin, Freiburg. 1954 (sous la direction de Staiger). La thèse fut traduite par Fr. Fédier pour Gallimard.

[3] Chemins qui ne mènent nulle part. L‘origine de l’œuvre d’art. (traduction de Fr Fédier). Tel/ Gallimard, p 44

[4] Die Geburt der Tragödie. Colli/Montinari. p 109. (c‘est moi qui traduis)

[5] Parking, Minuit, p 54-55

[6] L’espace littéraire, folio, p 366

[7] Préface à la traduction de Hamlet, p 12

[8] Singulier/ pluriel n°9, Editions Alcofribas Nasier

[9] Au-dessous du volcan, folio, p 93

[10] Allemann, Heidegger et Hölderlin, p 29

[11] Allemann, p 21

[12] Comme au jour de fête, traduction de François Fédier.

[13] Vies minuscules, folio, p 220

[14] Blanchot, p 19

[15] Blanchot, p 366

[16] « Et cela aura été le mérite impérissable de l’admirable peuple grec et l’institution même de la philosophie que d’avoir substitué à la communion magique des espèces et à la confusion des ordres distincts, un rapport spirituel où les êtres demeurent à leur poste, mais communiquent entre eux. Socrate condamnant le suicide au début du Phédon, se refuse au faux spiritualisme de l’union pure et simple et immédiate avec le Divin, qualifiée de désertion. Il proclame inéluctable le cheminement difficile de la connaissance partant de l’ici-bas. L’être connaissant demeure séparé de l’être connu. » Lévinas, Totalité et infini, Livre de poche, p 39-40

[17] dont l’authenticité est contestée parfois...Heidegger balaye d’un revers de main de telles objections dans

ses commentaires.

[18] cf Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Gallimard, 1985.

[19] Blanchot. L’itinéraire de Hölderlin.

[20] Sources du vent, NRF poésie, p 63

[21] L’espace littéraire, p 373, 374

Première publication : 9 septembre 2009

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