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Iles d’un monde ouvert 

mercredi 21 août 2013, par Laurent Margantin (Date de rédaction antérieure : 10 juin 2004).

L’aventure insulaire européenne commence lorsque Christophe Colomb, croyant rejoindre les Indes, accoste aux Bahamas un jour d’octobre 1492. Ce n’est qu’à son troisième voyage qu’il touche enfin la terre ferme du continent américain, après avoir découvert, parmi d’autres, les îles baptisées San Salvador, Cuba, Haïti ou la Guadeloupe. À la recherche d’une terre connue, Colomb rencontre des archipels, et les nouvelles cartes devront refléter cet espace fragmentaire et déchiré. C’est l’histoire de ces insulaires que Frank Lestringant nous raconte dans un livre passionnant, riche et philosophique. Il n’y est pas seulement question d’expéditions et d’aventures, mais aussi de représentations, de l’histoire lente et sinueuse de leur développement, et c’est le livre ouvert de la mer qui se déroule devant nous.

Insulaires

« Les premiers voyages transocéaniques, peut-on lire, ont eu pour résultat d’émietter l’image de la terre, longtemps monolithique, en une poussière d’îles ». L’Isolario, représentation de l’univers insulaire, a précédé l’atlas d’un siècle et demi : en 1420, Christophe Buondelmonti publie le Liber insularum, quand le premier atlas moderne, le Theatrum orbis terrarum d’Abraham Ortelius, paraît en 1570. L’évolution de l’Insulaire va du Quattrocento au siècle des Lumières. Le Livre des îles suit cette évolution, de l’origine des représentations insulaires dans la sainte géographie, pour laquelle c’est le Déluge qui est la cause de l’émiettement d’un continent primitif, aux récits de la modernité (Swift, Hugo, Verne) qui accordent une large place à l’imaginaire. Entre les représentations religieuses initiales et le monde romanesque qui ne cesse d’être hanté par la question de l’insularité, il y a une suite de situations historiques qui font de l’île un des hauts lieux symboliques de la pensée européenne. Qu’il s’agisse de l’Utopia de Thomas More à la Renaissance ou de « l’insulaire botanique » de Joseph Pitton de Tournefort au dix-huitième siècle, l’île est conçue comme un espace d’expérimentations engageant le savoir humain, autant sur un plan politique que scientifique ou philosophique.

Mais c’est surtout pour l’imaginaire géographique que l’espace insulaire est important. Dans un chapitre consacré à « Venise et l’archipel », il est question de la « ville-île », cité édifiée sur la lagune, à l’organisation archipélagique, puis de Mexico, assimilée à Venise dès le début de la Conquête. Le 30 octobre 1520, dans une lettre à Charles-Quint qui relate son arrivée et son séjour dans la ville du Nouveau Monde jusqu’au massacre de la population, Hernan Cortés joint une carte anonyme qui paraîtra à Nuremberg en 1524 : on y voit justement une île circulaire, entourée d’un lac, figurant le centre géométrique du cosmos, ce qui laisse supposer l’origine indigène de la carte.

Plus généralement, l’île est la représentation d’un monde en transformation, en extension, qui cherche sa circularité, qui tend vers une vision totale. L’Insulaire représente cet effort moderne pour englober l’univers maritime dans une carte exacte et parfaite. Lestringant montre cependant les résistances de la réalité, aussi bien géographique que politique. L’île est un « objet inconstant », une étymologie erronée décomposant le mot latin insula en in- et salo : « dans la mer ». Elle est en quelque sorte « contaminée » par l’espace marin, instable, fluctuant, et peut se muer, dans la représentation cartographique mais aussi romanesque, en navire ou en poisson.

Une cohérence inconnue

Si « le domaine de l’Insulaire est coextensif au monde », c’est sur le mode fragmentaire, chaque carte tâchant de représenter la diversité maritime et de corréler un archipel à l’autre. Cette entreprise cartographique sert de modèle à l’encyclopédie moderne, morcelée, infiniment variée dans son contenu, et feuilletée dans sa forme. Le livre des îles nous conduit à l’espace du savoir postmoderne, lui aussi fractal et divers, préfigurant une nouvelle cohérence dont la « géopoétique » représente l’un des premiers promontoires. Kenneth White, écrivain franco-écossais, a proposé le terme en 1989, à l’occasion de la création de l’Institut international de géopoétique. Dans plusieurs essais comme L’Esprit nomade ou Le Plateau de l’albatros, il a développé ce concept au confluent de la philosophie, de la science et de la poésie, et qui constitue avant tout une expérience de savoir géographique et insulaire.

Dans un de ses derniers livres, qui s’intitule justement Isolario, il écrit qu’il a toujours été un grand lecteur de portulans, et qu’il aime se souvenir des « vieux manuscrits arabes traitant des abords et des amers de l’océan Indien et des routes le long de Madagascar, de l’archipel des Comores, des petites îles à l’est du cap d’Ambre, des îles Zarin ou Seychelles... ». Le volume est une anthologie d’extraits de récits de navigation qui, par la richesse des sensations et la vigueur du mouvement, dessinent une longue pérégrination poétique à travers les océans.

L’insularité est un thème qui parcourt l’œuvre de White. Qu’il s’agisse de la Corse ou des Orcades, des îles surgissent tout au long de son parcours de poète-cartographe. Dans Corsica, l’importance de l’île comme espace géographique et poétique est présentée ainsi : « Je suis pour les localités, mais sans le localisme. (...) Une île est un petit morceau de la Terre, un microcosme. Et elle sera renfermée ou ouverte sur l’extérieur selon qu’elle considère la mer environnante comme une paroi isolante ou comme une aire de communication. (...) Mon idée, c’est que l’île peut être tout bénéfice. C’est un espace que l’esprit peut appréhender, je veux dire qu’on peut le concevoir comme un tout, comme une entité vivante - ce qui n’est guère possible pour tout un continent. Cet esprit verra aussi l’île comme un lieu de concentration. Et puisque toutes les îles ont en commun certains caractères, en particulier la présence des côtes, il leur est facile de passer du local au global et d’atteindre à une sorte de conscience cosmique, qui n’est ni isolement et enfermement, ni universalité abstraite. »

Un espace de concentration

Lorsque White parle de « lieu de concentration », il l’entend presque dans l’esprit expérimental des Lumières : l’insularité est d’une part un espace délimité où sont possibles certaines expériences de vie et de pensée, d’autre part - et là on quitte l’espace du savoir classique qui a tendance à généraliser des donnés locales -, elle permet un rapport au monde ouvert, à travers de nouvelles connexions d’archipel en archipel. Dans Le Rocher du Diamant, il se concentre dans un premier temps sur le local, c’est-à-dire la Martinique, à travers une déambulation dans l’île - explorant la géographie (à l’aide d’une « centaine de cartes nouvelles et anciennes »), la flore et la faune, mais aussi l’histoire. On en retire une connaissance et une sensation assez poussées des lieux. Toutefois, cette exploration serait insuffisante s’il n’y avait, dans un second temps, une vision de plus grande envergure : c’est ce que White nomme la géopoétique. Vision qui, sans perdre la sensation du monde, tend vers une perception générale du réel, celle-ci, dans une perspective à la fois poétique et philosophique (ici White s’inspire du Sutra du Diamant, texte de la littérature sanscrite) pouvant « éclairer l’esprit ».

L’espace géopoétique est exploré dans des poèmes, des récits, mais aussi dans des essais qui permettent de revenir sur le chemin parcouru et d’en tracer les grandes lignes, tout en ouvrant de nouvelles pistes. Ce « monde ouvert » où l’homme et son environnement se retrouvent dans un nouveau rapport, c’est ce que White appelle le « champ du grand travail ». Cet espace n’est pas donné d’avance, l’époque privilégiant avant tout les univers aseptisés du loisir et de la consommation effrénée, aussi sur le plan culturel. Quand il envisage le territoire de vie et de pensée à ouvrir, White parle en terme de cartographie : « On établit des cartes pour mieux explorer le territoire. Autrement, on oscille entre le goût un peu pâteux du terroir et un besoin frénétique de déterritorialisation. On marque les limites et les frontières, momentanément, afin de pouvoir aller plus loin, pour ne pas tourner en rond. (...) Et puis, le monde ouvert n’est pas un espace imaginaire, c’est un réel qui s’ouvre, territoire après territoire, ligne après ligne : l’inconnu se fait connaître pas à pas. On peut voir le terrain - on peut toucher des éléments, sentir des essences. C’est comme le désert. Pour le voyageur novice, il n’y a rien. Pour le nomade, c’est plein de vie et de signes. J’avance dans le territoire, avec à la main, ou du moins dans la poche, des cartes toujours renouvelées. »

En dehors du contexte culturel qui sépare les sciences, la philosophie et la littérature, la géopoétique essaye de les faire se rencontrer autour d’une expérience du monde. Un nouveau contexte peut ainsi surgir, une nouvelle carte que Le champ du grand travail dessine île après île, archipel après archipel. Dans son livre des îles, Lestringant écrit que « l’Insulaire va de pair avec l’éloge de la variété », et que les systèmes de l’âge moderne rompirent avec « l’esprit d’archipel » qui les caractérisait. C’est un peu cet esprit qu’on retrouve dans l’œuvre en cours de Kenneth White : une sensation complexe du monde, un sens de la perspective, un goût de la prospection et de l’exploration... une aventure de l’esprit.

Il raconte que, dans son atelier breton, il a rassemblé de nombreuses cartes, dont dernièrement une des variations du vent dans l’océan Atlantique, dans l’océan Pacifique et dans l’océan Indien, et une carte française de l’Écosse du dix-septième siècle. « En ce moment, écrit-il, je contemple ces deux cartes tous les jours. Qui sait quel poème surgira du contact entre elles et mon cerveau ? ».

P.-S.

BIBLIOGRAPHIE :

Frank Lestringant, Le Livre des îles, Genève, Droz, 2002.

Kenneth White, Le Rocher du diamant, Arles, Actes Sud, 2002.

Kenneth White, Isolario. Les îles de la grande solitude, Éditions Alternatives, 2002.

Kenneth White, Le champ du grand travail, Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 2003.

A signaler également : Jean-Yves Kerguelen, Kenneth White et la Bretagne, Blanc Silex, 2002.

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