Cette fois, il a décidé de s’y prendre autrement. De ne plus laisser filer la vie. Laisser filer le temps. Est-ce la même chose ? Cette fois, il ne veut plus se contenter de voler des instants vécus en pressant sur le déclencheur de son appareil photo numérique haute définition. Ces photos-là n’arrêtent pas le temps : elles le datent. Non, lui, il veut jouer à Dieu, à l’artiste. Recomposer la vie, la remettre en scène. Il veut jouer tout court. C’est l’été. Son idée, ce n’est « d’immortaliser d’agréables vacances passées au bord de la mer au mois de Juillet avec la femme de sa vie ». Surtout pas. Il ne veut pas raconter sa vie, ses chagrins, son bonheur. Surtout pas. Ses émotions, il les garde pour lui. Ce qu’il veut éterniser, ce sont des situations, parce qu’il a l’impression qu’elles se répètent toujours, ces situations, pas seulement dans sa propre vie, mais dans la vie des autres, aussi : l’été, les vacances, le départ, la maison, la plage, les bras nus, la crème solaire, le déjeuner sur la terrasse, le jardin, la bicyclette, la balançoire. Bien sûr, il pourrait installer son matériel dans des endroits stratégiques et demander à un homme, par exemple, la permission de le photographier en train de passer de la crème solaire dans le dos de sa femme. Mais non. Quand il réfléchit, c’est quand même lui qu’il veut voir sur la photo, non pas lui avec ses colères, ses joies, ses rires, lui comme il se vit parfois, dédoublé. Ça lui arrive souvent, quand il y songe, de vivre vraiment et, dans le même élan, de voir cet homme là-bas, en train de bouger, de marcher, d’aller dans le jardin, cet homme qui est lui. C’est peut-être comme ça qu’elle est née, cette idée, cette envie de composer des tableaux inspirés de sa vie, mais qui ne seraient pas vraiment sa vie. Au fond, s’il était écrivain, ou s’il aimait écrire, ce serait plus simple : il inventerait des histoires qui raconteraient la vie de cet homme, qui serait lui sans être lui, qui passerait l’été dans une maison avec jardin, où il y aurait une balançoire. Oui, ce serait plus simple, mais il n’écrit pas. Il voit. Il ne peint pas, non plus. Il voit, il voit même double.
C’est donc décidé. Cette année, il devient metteur en scène. Son rôle se bornera à montrer, à composer le décor, à choisir les lieux, les objets, les personnages. L’histoire, c’est le spectateur qui se la racontera à lui-même, s’il en a envie. Il sera d’ailleurs son premier spectateur. Il aimera, croit-il, découvrir cet homme sans expression sur la photo. Ce sera la preuve qu’il est vivant, qu’il a vécu dans une maison de vacances, qu’il est allé sur la plage, comme ses voisins, comme ses parents, et aussi comme cet homme inconnu, ou cette femme, qui regardera un jour sa photo et qui pensera à son tour aux vacances, à l’été, au temps qui passe. Il a l’impression qu’elle est plutôt drôle, son idée, qu’elle pourra séduire, amuser, et en même temps chatouiller un peu les cœurs. Le plus difficile, sans doute, ce sera de regarder l’objectif sans sourire, de regarder celui qui regardera la photo, d’insister à force de neutralité, jusqu’à ce que lui reviennent en mémoire tous ses souvenirs de vacances à lui, et même ceux de ses parents, toutes ces balançoires sur lesquelles il s’est balancé, toute cette vie qu’il a laissé filer sans la voir. Sans l’arrêter, lui non plus.
Ce qu’il aimerait, si l’on retrouvait ses photos dans cent ans, c’est qu’on ne puisse pas les dater au premier coup d’œil, c’est pourquoi il choisira la chambre noire, le vieil appareil à soufflet, le noir et blanc - comme dans les rêves. Ce serait sa revanche sur le temps. La vraie, la seule possible. L’œuvre. Il aurait gagné.
Béatrice Commengé