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L’Absolu critique : sur Philippe Beck 

lundi 13 janvier 2003, par Laurent Margantin

Une des scènes principales de la poésie moderne se situe dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, autour de Mallarmé. Scène à laquelle beaucoup retournent constamment, comme à une matrice. C’est là que se situe l’action du dernier livre de Philippe Beck. On peut parler d’action en effet, car loin de vouloir reprendre l’effort mallarméen (qui pour plusieurs auteurs contemporains aurait asséché l’écriture poétique), Aux recensions interroge les figures critiques elles-mêmes en agissant sur elles, en reprenant ou contrant leurs énergies (vivifier, telle est la tâche). À partir du livre de Bertrand Marchal, Mallarmé, Mémoire de la critique, recueil des articles de l’époque consacrés au poète, une écriture à la fois poétique et critique (critique à la puissance deux en quelque sorte) surgit, fortement conditionnée par un climat de « crise de vers ».

Ecriture à la fois heurtée et rythmée, parcourue par la violence du temps, par le tumulte de ses problèmes (qui sous l’apparence de questions seulement « littéraires » sont des questions autrement radicales). Beck considère que c’est justement dans le poème en vers que le sens critique peut s’exprimer pleinement. La forme versifiée capte les énergies, en répète la multiplicité et en délivre les leçons. « Pour que la poésie se renforce, malgré l’empire de la chanson qui en a capté la rythmique rimée, sans doute faut-il se rappeler que la poésie est le battement du sens. » Ce sens critique à même la poésie décompose la parole figée, révèle des perspectives nouvelles par une espèce de violence au sein du champ littéraire, toujours plus archivé et clos, espace des répétitions (comme tout espace de pouvoir).

Proche en cela des Romantiques allemands, Beck ouvre l’acte poétique au mouvement réflexif infini. On pense bien sûr au livre de Walter Benjamin sur le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand où, partant de Fichte, il est affirmé que « le retour sur soi est ce à quoi la pensée est le moins capable de mettre fin ». Poésie et critique n’ont pas seulement partie liée, l’acte poétique en soi est critique. Mais cette infinité de la réflexion vaut aussi pour la lecture de la poésie : « Le poème, qui est un objet historique, oblige essentiellement à la re-lecture : il est indéfiniment épuisable, plutôt qu’inépuisable » .

Etant donnés ces recours à Fichte et aux Romantiques, la « crise de vers » beckienne a une envergure forcément philosophique, ce qui, somme toute, pourrait paraître, dans le paysage de la poésie moderne, assez banal. En l’occurrence la dimension « didactique » de cette écriture inverse les positions : la poésie n’est pas de la « pré-philosophie » qui demanderait à s’achever dans le philosophème. Au contraire, l’acte didactique en poésie permet un mode de pensée poétique qui incorpore et re-densifie la réflexion philosophique qui sombrerait vite dans le discours jargonnant. La poésie en vers critique telle que la pratique Beck se définit comme une pensée rythmée, avec une réelle profondeur et une espèce de souplesse qui maintient l’esprit en éveil. Une extrême attention aux mots s’exprime dans cette volonté d’éveiller, et dans un mouvement paradoxal c’est par la torsion de certains mots que ceux-ci révèlent un sens vivant, une énergie qui les avait quittés à force d’être répétés et peu à peu effacés de la conscience. Suffixes et préfixes rechargent les vocables, les rendent conducteurs d’une énergie physique qui nous rend une expérience difficile et souvent complexe. « L’amour c’est :/ apprends-moi comment / ne pas / oublier de penser ». On saura lire Beck quand, comme dans l’amour et, dit l’auteur, « toutes les activités fondamentales, criticales », on prendra sa poésie non comme une poésie simplement excentrique, mais comme une réserve de sens à déchiffrer, par la lecture et la relecture, accomplissant ainsi l’acte critique qui est de se créer soi à partir de l’autre.

P.-S.

Aux recensions, Flammarion, 281 p.

Poésies didactiques, éditions du Théâtre Typographique, 217 p.

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