La Revue des Ressources
Accueil > Restitutio > Etrange XIXe siècle > L’Hôte mystérieux (1819)

L’Hôte mystérieux (1819) 

jeudi 19 mars 2009, par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822)

L’orage grondait, annonçant l’approche de l’hiver ; il chassait devant lui les les nuages noirs, et des torrents de pluie et de grêle pétillantes tombaient avec un bruit de sifflement.

— Nous serons seules aujourd’hui, dit la colonelle de G.... à sa fille nommé Angélique, lorsque la pendule sonna sept heures. Nos amis auront peur du mauvais temps. Je voudrais seulement que mon mari revint.

Au même instant entra le grand écuyer Maurice de R. Il était suivi du jeune docteur en droit, qui, par son esprit et son inépuisable bonne humeur, égayait la société qui se réunissait ordinairement le vendredi dans la maison du colonel. Là, comme le disait Angélique, se réunissait un cercle intime tout joyeux de ne pas former une société plus importante. Il faisait froid dans la salle ; la colonelle fit allumer du feu dans la cheminée et approcher la table de thé.

— Je ne suppose pas, dit-elle, que deux hommes comme vous arrivés jusqu’ici à travers les mugissements de l’orage avec un héroïsme chevaleresque puissent se contenter de notre thé, bien humble et peu restaurant ; aussi mademoiselle Marguerite va-t-elle préparer cette excellente boisson du Nord, qui brave le plus mauvais temps.

Marguerite, Française, qui à cause de sa langue maternelle et d’autres qualités féminines était dame de compagnie de mademoiselle Angélique, dont elle avait à peu près l’âge, parut et fit ce qu’on lui demandait.

Le punch fumait, le feu pétillait dans la cheminée, on se serra autour de la petite table. Tous frissonaient, et si éveillé qu’on eût été, si haut qu’on eût parlé d’abord en se promenant dans la chambre, il s’établit un moment de silence, et les voix étranges que l’orage avait éveillées dans le manteau de la cheminée sifflaient et gémissaient très-distinctement.

— Il est bien convenu, dit enfin Dagobert le jeune docteur en droit, que l’hiver, le feu de cheminée et le punch s’entendent ensemble pour élever dans notre âme une terreur mystérieuse.

— Qui n’est pas sans charme, interrompit Angélique. Pour ma part, nulle impression ne m’est plus agréable que ce léger frisson qui parcourt les membres et pendant lequel, le ciel sait comment, on jette un rapide regard dans l’étrange monde des rêves.

— Très-bien, continua Dagobert, cet agréable frisson nous a tous saisis, et pendant le temps que nos yeux parcouraient involontairement la patrie des rêves nous restions un peu tranquilles. Ce moment est passé, tant mieux pour nous d’être de retour à la réalité qui nous offre cette boisson délicieuse.

Et il se leva et vida en s’inclinant gaiement vers la colonelle le verre placé devant lui.

— Eh ! dit Maurice, puisque tu éprouvais comme nous le charme de cet état de rêve, pourquoi n’y restions-nous pas volontiers ?

— Permets-moi de te faire observer, interrompit Dagobert, qu’il n’est pas ici question des rêveries dont l’esprit s’amuse à suivre les écarts vagabonds. Les frissons du vent, du feu et du punch ne sont pas autre chose qu’une première attaque de cet état inexplicablement mystérieux, qui est profondément inhérent à la nature humaine, contre lequel l’esprit se révolte en vain et dont il faut bien se garder, je veux parler de l’effroi, la peur des revenants. Nous savons tous que le peuple fantastique des spectres sort volontiers la nuit, surtout par le temps d’orage, de son pays sombre, et commence son vol irrégulier. Il est tout naturel que dans ce temps nous nous trouvions disposés à recevoir leur épouvantable visite.

— Vous plaisantez, Dagobert, dit la colonelle, et je ne peux pas vous accorder que l’effroi enfantin dont nous sommes parfois saisis ait infailliblement sa cause dans notre nature ; je l’attribue bien davantage aux contes de nourrice et aux histoires de revenants dont nos bonnes nous effrayaient dans notre enfance.

— Non, noble dame, reprit vivement Dagobert, ces histoires qui nous charmaient dans notre jeune âge n’auraient pas dans notre âme un écho si profond et si éternel, si les cordes qui répètent leurs sons n’y étaient pas placées. On ne peut nier que le monde d’esprits inconnus qui nous entoure s’ouvre à nous souvent par des plaintes étranges ou des visions surnaturelles. Le frisson de la peur et de l’effroi ne peut venir que d’une lésion de notre organisation terrestre : c’est le chant douloureux de notre esprit captif qui se fait entendre.

— Vous êtes, dit la colonelle, un visionnaire comme tous les gens d’une imagination active ; mais si j’entre véritablement dans vos idées, si je crois en effet qu’il est permis à des esprits inconnus de communiquer avec nous par des sons incompréhensibles ou des visions, je ne vois pas alors pourquoi la nature viendrait poser les vassaux de ce mystérieux empire comme nos ennemis naturels, puisqu’ils ne peuvent nous arriver qu’accompagnés de la terreur, de l’effroi qui fait mal.

— Peut-être, reprit Dagobert, y a-t-il là dedans un châtiment secret de cette nature, dont, en enfants ingrats, nous repoussons les soins et les réprimandes. Je pense que du temps de l’âge d’or, lorsque notre race vivait dans le plus parfait accord avec elle, nous n’éprouvions ni effroi ni peur, parce que dans la paix la plus profonde, dans la plus complète harmonie de l’être tout entier, il ne se trouvait aucun ennemi qui pût nous apporter de pareils messages. J’ai parlé de la voix des esprits ; mais d’où vient donc que toutes les voix de la nature, dont nous connaissons parfaitement l’origine, résonnent pour nous comme les sons déchirants de la douleur et nous glacent de crainte ? La plus étonnante de ces voix naturelles est la musique aérienne appelée la voix du diable à Ceylan et dans les pays du voisinage, dont Schubert parle dans ses Considérations nocturnes de la science naturelle. Ces accents se font entendre dans les beaux jours clairs, semblables à des voix humaines qui se plaignent, tantôt nageant dans les lointains, tantôt résonnant auprès de nous. Ils font tant d’effet sur l’organisation des hommes, que les observateurs les plus froids et les plus positifs ne peuvent s’empêcher de se sentir serrer le cœur.

— Cela existe en effet, interrompit Maurice. Je n’ai été ni à Ceylan ni dans les pays voisins, et cependant j’ai entendu ces effroyables voix naturelles, et je n’étais pas seul à sentir les impressions que Dagobert décrivait tout à l’heure.

— Alors tu feras grand plaisir à madame la colonelle et à moi, et tu la convaincras davantage, en racontant comment ceci est arrivé.

— Vous savez, commença Maurice, qu’en Espagne j’ai combattu contre les Français. Nous bivouaquions avec un parti de cavaliers anglais et espagnols sur le champ de bataille de Vittoria avant le combat. J’étais en marche depuis la veille, fatigué à en mourir et profondément endormi. Je fus éveillé par un cri perçant de douleur. Je me dressai, je croyais que près de moi était couché un blessé dont j’entendais les gémissements de mort ; cependant tous mes camarades ronflaient autour de moi, et je n’entendis plus rien.

Les premiers rayons de l’aurore perçaient l’obscurité épaisse. Je me levai et marchas en enjambant par-dessus les dormeurs pour trouver le blessé ou le mourant. La nuit était tranquille, le vent du matin commença à agiter doucement, bien doucement le feuillage. Alors pour la deuxième fois un son prolongé de plaintes traversa les airs et résonna sourdement dans les lointains. On aurait dit que les esprits des morts se dressaient sur le champ de bataille et envoyaient leurs horribles cris de détresse dans les immenses espaces du ciel. Ma poitrine tressaillit et une peur ineffable s’empara de moi. Les cris de détresse que j’avais entendus sortir du gosier humain n’étaient pas comparables à ces accents déchirants. Les camarades se réveillèrent. Pour la troisième fois un cri plus fort et plus horrible remplit les airs. Nous restâmes immobiles et glacés, les chevaux devinrent inquiets et commencèrent à piétiner et à se couvrir d’écume. Plusieurs Espagnols tombèrent à genoux et se mirent à prier tout haut. Un officier anglais assura qu’il avait déjà été souvent témoin de ce phénomène causé par l’électricité dans les pays du Sud, et que le temps allait changer vraisemblablement. Les Espagnols, portés au merveilleux par leur superstition, reconnurent là l’appel des esprits supérieurs, qui annonçait des malheurs. Ils furent confirmés dans leur croyance lorsque le jour suivant la bataille tonna avec toutes ses horreurs.

— Est-il besoin, dit Dagobert, d’aller en Espagne ou à Ceylan pour entendre les voix merveilleuses de la nature ? Le sourd mugissement du vent, le bruit strident de la grêle, les cris et les plaintes des girouettes ne peuvent-ils pas nous effrayer comme ces sons ? Prêtez donc seulement une oreille complaisante à la folle musique que cent voix épouvantables hurlent dans la cheminée ou écoutez seulement la petite chanson fantastique que commence à moduler la bouilloire de thé.

— Oh ! bravo ! bravo ! s’écria la colonelle, même dans la théière Dagobert place des esprits qui doivent signaler leur présence par leurs gémissements épouvantables.

— Notre ami n’a pas tout à fait tort, reprit Angélique. Les murmures, les claquements, les sifflements dans la cheminée me rendraient tremblante, et la chanson que fredonne en se plaignant la théière m’est si agaçante que je vais éteindre la lampe pour la faire cesser de suite.

Angélique se leva, son mouchoir tomba à terre, et Maurice se baissa pour le ramasser, et le lui présenta. Elle laissa reposer sur lui le regard plein d’âme de ses yeux célestes. Il saisit sa main et la porta ardemment à ses lèvres.

En ce moment Marguerite tressaillit fortement comme frappée d’un coup électrique, et elle laissa tomber sur le parquet le verre de punch qu’elle venait d’emplir et qu’elle allait présenter à Dagobert. Le verre se brisa avec fracas en mille morceaux. Elle se jeta en sanglotant tout haut aux pieds de la colonelle, se traita de maladroite, et la pria de lui permettre de se retirer dans sa chambre. Tout ce que l’on avait raconté, disait-elle, bien qu’elle n’eût pas tout compris très-exactement, l’avait fait trembler intérieurement.

Elle avait une peur affreuse près de la cheminée, elle se sentait malade et demandait qu’on lui permît de se mettre au lit. Alors elle baisa la main de la colonelle et la baigna des larmes brûlantes qui s’échappaient de ses yeux.

Dagobert comprit le côté pénible de la scène et sentit la nécessité de lui donner une autre tournure ; il se précipita aussi aux pieds de la colonelle et implora de sa voix la plus lamentable la grâce de la coupable, qui s’était avisée de répandre le plus délicieux breuvage qu’eût jamais goûté un docteur en droit.

La colonelle, qui avait jeté sur Marguerite un regard sévère, fut égayée par l’adroite conduite de Dagobert. Elle tendit les deux mains à la jeune fille et lui dit :

— Lève-toi et sèche tes larmes, tu sa trouvé grâce devant mon rigide tribunal ; mais je ne te tiens pas quitte de toute peine. Je t’ordonne de rester ici sans penser à ta maladie et de verser le punch à nos hôtes avec plus d’ardeur que tu ne l’as fait jusqu’à présent, et surtout et avant tout de donner un baiser à ton sauveur en signe de ta vive reconnaissance.

— La vertu trouve toujours sa récompense, dit Dagobert en saisissant la main de Marguerite. Croyez-le, ma chère, ajouta-t-il, il se trouve encore aur terre des jurisconsultes héroïques prêts à se sacrifier sans hésiter pour l’innocence ! Pourtant, pour obéir aux jugements de notre juge sévère, exécutons ses arrêts, qui sont sans appel.

Et puis il déposa un léger baiser sur les lèvres de Marguerite, et la reconduisit solennellement à sa place. Marguerite, toute couverte de rougeur, rit tout haut pendant que des larmes perlaient encore sur sa paupière.

— Folle que je suis, s’écria-t-elle en français, ne dois-je pas faire tout ce que madame la colonelle m’ordonne ! je resterai tranquille, je verserai du punch et j’entendrai sans frémir les histoires de revenants.

— Bravo, enfant angélique ! interrompit Dagobert, mon héroïsme t’a enthousiasmée, et la douceur de tes belles lèvres a fait sur moi un effet pareil. Ma fantaisie s’éveille de nouveau, et je me sens disposé à abandonner l’horreur du regno di pianto pour nous égayer.

— Je pensa, dit la colonelle, que nous allons laisser là nos sujets terribles.

— Je vous en prie, chère mère, interrompit Angélique, permettez à notre ami Dagobert de m’accorder ma demande. J’avoue que je suis très-enfant, et que rien ne me plaît plus à entendre que de jolies histoires de revenants qui me font froid par tous les membres.

— Oh ! j’en suis enchanté ! s’écria Dagobert, rien ne me plaît tant chez les jeunes filles que de les trouver très-faciles à effrayer. Je ne voudrais jamais épouser une femme qui n’aurait pas une affreuse peur des spectres.

— Tu prétends, cher ami Dagobert, dit Maurice, que l’on doit surtout se défendre de tout frisson rêveur comme de la première attaque de la crainte des esprits, tu nous dois une explication à ce sujet.

— On n’en reste jamais, répondit Dagobert, si les circonstances s’y prêtent, à cet agréable état rêveur qu’amène la première attaque. Bientôt surviennent la crainte mortelle, l’effroi échevelé, et chaque sentiment qui fait plaisir semble être l’appât au moyen duquel nous enlace le monde mystérieux des fantômes. Nous parlions tout à l’heure de voix surnaturelles et de leur effet terrible sur nos sens ; mais quelquefois nous entendons des bruits plus étranges encore dont la cause est inexplicable, et qui éveillent en nous un profond effroi. Toute pensée tranquillisante : que c’est un animal caché, un courant d’air ou toute autre chose qui aura pu causer naturellement ce bruit, devient impuissante. Tout le monde a éprouvé que le plus petit bruit pendant la nuit qui revient à des intervalles réglés chasse tout sommeil, et alors l’effroi intérieur nous saisit et va toujours en augmentant jusqu’à nous troubler toute notre organisation.

Il y a peu de temps je descendis dans une auberge dont l’hôte me donna une chambre vaste et gaie. Je fus subitement réveillé au milieu de la nuit. La lune jetait ses rayons à travers la fenêtre sans rideaux, de sorte que tous les meubles et même les plus petits objets se distinguaient facilement. Alors j’entendis un bruit semblable à celui que ferait une goutte de pluie en tombant dans un bassin de métal. J’écoutai : le bruit revenait toujours à intervalles réguliers. Mon chien, qui s’était couché sous mon lit, en sortit en rampant, et se mit à flairer en gémissant et en hurlant autour de la chambre. Il grattait tantôt le mur et tantôt le plancher. Je me sentis comme pénétré d’un torrent de glace, des gouttes de sueur froide tombaient de mon front. Cependant faisant un effort sur moi-même, j’appelai, je sautai du lit, et m’avançai jusqu’au milieu de la chambre. Alors la goutte tomba juste devant moi, comme à travers mon corps, dans le métal, qui résonna avec un bruit retentissant. Paralysé par l’effroi, je regagnai mon lit en chancelant, et cachai ma tête sous la couverture. Il me sembla que le son diminuait peu à peu d’intensité, mais toujours avec des pauses réglées. Je tombai dans un profond sommeil.

Il était grand jour lorsque je me réveillai. Le chien s’était placé tout près de moi : il sauta du lit lorsque je me réveillai, et se mit à aboyer joyeusement, comme s’il n’éprouvait plus aucune frayeur. L’idée me vint que j’étais peut-être le seul à ignorer la cause naturelle de ce bruit étrange, et je racontai à l’aubergiste ma grande aventure, dont je me sentais encore tout glacé.

— Je suis certain, lui dis-je en terminant, que vous me mettrez au fait de tout ceci et me prouverez que j’ai eu tort de m’en émouvoir.

L’aubergiste pâlit.

— Au nom du ciel, monsieur ! me dit-il, ne dites à personne ce qui se passe la nuit dans cette chambre, vous me feriez perdre mon pain, Plusieurs voyageurs se sont déjà plaints de ce bruit, qui se fait entendre dans les nuits de lune. J’ai tout exploré, j’ai fait même défaire des cloisons dans cette chambre et dans celles qui l’avoisinent, j’ai cherché avec soin dans les environs sans pouvoir découvrir la cause de ce bruit effrayant. Il s’est tu environ pendant une année : je croyais être délivré de cette diablerie maudite, et maintenant j’apprends à mon grand effroi qu’elle recommence. Dans aucune occasion je ne donnerai à l’avenir cette chambre à un voyageur.

— Ah ! dit Angélique toute frissonnante, c’est affreux, c’est très-affreux ! Je serais morte si cette aventure m’était arrivée. Souvent j’ai éprouvé en me réveillant en sursaut une crainte ineffable, comme si l’on venait de m’apprendre quelque chose d’effrayant. Et cependant je n’en avais pas le moindre pressentiment ; je n’avais pas même le souvenir d’un épouvantable songe, il me semblait que je sortais d’un état de complet anéantissement semblable à la mort.

— Je connais cet état apparent, continua Dagobert ; peut-être annonce-t-il le pouvoir d’influences psychiques auxquelles nous nous abandonnons volontairement. De même que les somnambules ne se rappellent absolument rien de leur état de sommeil et des actions qu’ils ont faites en ce moment, de même aussi cette inquiétude poignante, dont la cause nous est inconnue, n’est-elle que l’effet de quelque charme puissant qui nous possède.

— Je me rappelle d’une manière encore très-vive, dit Angélique, et il y a de cela quatre ans environ, que dans la nuit de la quatorzième année de mon anniversaire je me réveillai dans une disposition de ce genre, et j’en conservai de l’effroi pendant plusieurs jours. Je m’efforcerai en vain de me rappeler le songe qui m’avait épouvantée de la sorte. Je me rappelle très-clairement que j’ai souvent raconté en rêve à ma mère ce même rêve affreux, mais sans pouvoir se rappeler au réveil ce que je lui avais raconté.

— Ce phénomène psychique, répondit Dagobert, dépend d’un principe magnétique.

— Notre entretien, dit la colonelle, va de plus fort en plus fort ; nous nous perdons dans une foule de choses qui me sont désagréables à penser. Je vous somme, monsieur Maurice, de nous raconter à l’instant une histoire gaie, une histoire folle pour mettre une bonne fois fin à toutes ces causeries diaboliques.

— J’obéirai bien volontiers à vos ordres, repartit Maurice, si vous voulez me permettre de vous parler encore d’une aventure qui erre depuis longtemps sur mes lèvres. Elle me domine si complètement en ce moment que ce serait peine perdue pour moi de vouloir parler d’autre chose.

— Eh bien alors débarrassez-vous en donc, répondit la colonelle, mon mari va bientôt rentrer, et alors j’entreprendrai très-volontiers avec vous un combat de paroles où j’entendrai parler avec enthousiasme de beaux chevaux, pour détourner l’attention de mon esprit, tourné en ce moment, je ne m’en défends pas, vers les apparitions.

— Dans la dernière guerre, dit Maurice, je fis connaissance d’un lieutenant-colonel russe né à Liffland. Il avait trente ans à peine. Et comme il plut au hasard de nous faire trouver plus d’une fois ensemble devant l’ennemi, nous devînmes amis intimes.

Bogislaw, c’était le nom de baptême du lieutenant-colonel, avait toutes les qualités capables d’inspirer à la fois la plus haute estime et l’amour de femme le plus passionné. Il était de noble et haute stature, avait beaucoup d’esprit, un beau visage mâle, une instruction rare, était la bienveillance et la bonne humeur mêmes, et était en outre brave comme un lion. Il était très-gai auprès de la bouteille ; mais souvent en ces circonstances il était dominé par le souvenir d’une aventure qui lui était arrivée et qui avait laissé sur sa figure les traces du plus violent chagrin. Alors il devenait silencieux, quittait la société, et errait dans les environs. En campagne il avait l’habitude d’aller continuellement, pendant la nuit, d’un avant-poste à un autre, et il ne s’endormait que lorsqu’il était accablé de fatigue. Il arrivait aussi qu’il s’exposait sans nécessité aux dangers les plus grands. Il paraissait dans le combat chercher la mort, qui semblait s’éloigner de lui. Dans les plus fortes mêlées il ne recevait ni balle ni coups de sabre. Il était certain qu’une affreuse perte ou peut-être une action regrettable avait troublé sa vie.

Nous prîmes d’assaut un château fortifié, et nous y séjournâmes pendant deux jours pour donner un peu de repos aux soldats épuisés. La chambre dans laquelle logeait Bogislaw était voisine de la mienne. Quelques coups frappés doucement à ma porte m’éveillèrent une nuit.

— Qui est là ? demandai-je.

— Bogislaw ! me répondit-on.

Je reconnus la voix de mon ami, et j’allai ouvrir.

Alors Bogislaw m’apparut en chemise, une bougie allumée à la main, pâle comme la mort, tremblant de tous ses membres, incapable de prononcer un seul mot.

— Au nom du ciel ! m’écriai-je, qu’y a-t-il, mon cher Bogislaw ?

Je le conduisis à un fauteuil à moitié évanoui, et lui versai deux ou trois verres d’un vin généreux placé justement sur la table. Je pris sa main dans la mienne, lui tins les discours les plus consolants que je pusse trouver, sans savoir la cause de cette effroyable aventure.

Bogislaw se remit peu à peu, soupira profondément, et commença d’une voix basse et sombre :

— Non, non, j’en deviendrai fou ! que la mort que je désire vienne donc me saisir ! Mon cher Maurice, écoute mon horrible secret.

Je t’ai déjà dit que je me trouvais à Naples il y a quelques années. Là je vis la fille d’un des principaux habitants, et j’en devins éperdument amoureux. Cette créature angélique se donna à moi, et avec l’agrément des parents nous résolûmes de contracter une union dont j’attendais la félicité du ciel. Déjà le jour fixé pour le mariage était arrivé, lorsqu’un comte sicilien se présenta et demanda instamment la main de ma fiancée. J’eus une explication avec lui, il se permit de me railler. Nous nous battîmes, et je le traversai d’un coup d’épée. J’allai en grande hâte rejoindre ma fiancée. Je la trouvai tout en larmes ; elle me nomma l’infâme assassin de son amant, me repoussa avec toutes les apparences de la haine, poussa des cris de désespoir et lorsque je lui pris la main elle tomba évanouie comme si elle eût été piquée par un scorpion. Que l’on se figure ma consternation ! Les parents ne comprenaient rien à ce changement d’affection de leur fille. Elle n’avait jamais dit un mot de la demande en mariage du comte. Le père me cacha dans son palais, et s’occupa avec le plus grand zèle de me faire évader de Naples sans être découvert. Sous le fouet des Furies, j’allai d’une seule traite jusqu’à Saint-Pétersbourg. Ce n’est pas l’infidélité de ma maîtresse, c’est un fatal secret qui trouble ma vie. Souvent, pendant le jour, mais plus souvent dans la nuit, j’entends quelquefois venir des lointains, quelquefois partir près de moi un râle de mourant. C’est la voix du comte mort qui fait trembler mon cœur. Au milieu de la plus forte canonnade, au milieu du feu pétillant de la mousqueterie des bataillons, j’entends à mes oreilles cet affreux cri de douleur, et il allume dans mon âme toute la fureur, tout le désespoir de la folie. Cette nuit même…

Bogislaw cessa un instant de parler, et comme lui je fus glacé d’effroi, car un cri prolongé et déchirant le cœur, et qui paraissait venir du corridor, se fit entendre. On aurait dit qu’un homme se soulevait péniblement du plancher en gémissant et s’avançait d’un pas lourd et incertain. Alors Bogislaw se leva tout à coup de son fauteuil, et, les yeux brillant d’un feu sauvage, il s’écria d’une voix de tonnerre :

— Apparais, infâme ! qui que tu sois, je te défie, toi et tous les esprits de l’enfer qui t’obéissent !

Alors il se fit un bruit terrible…

Au même instant les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent avec fracas.

Un homme habillé de noir de la tête aux pieds s’avança. Son visage était pâle et sérieux et son œil plein de fermeté. Avec la noble tournure du plus grand monde il fit quelques pas vers la colonelle, et employant des expressions choisies lui demanda pardon de se rendre si tard à son invitation. Une visite dont il n’avait pu se débarrasser, disait-il, l’avait retenu bien malgré lui. La colonelle, à peine capable de dominer l’effroi dont elle venait d’être saisie, bégaya quelques paroles inintelligibles qui semblaient signifier que l’étranger voulût bien prendre place. Celui-ci avança une chaise tout près de la colonelle et en face d’Angélique, s’assit et parcourut la société d’un regard. Personne ne paraissait en état de prononcer un seul mot.

— J’ai de doubles excuses à faire, dit l’étranger, d’être venu si tard d’abord, et puis ensuite d’être entré si brusquement : pour ce second point je dirai que la faute n’en est pas à moi, mais bien aux domestiques placés dans l’antichambre qui ont poussé violemment les battants de la porte.

— Qui ai-je le plaisir de recevoir ? demanda la colonelle un peu remise de sa peur.

L’étranger ne parut pas avoir entendu cette demande occupé qu’il était à écouter Marguerite, qui, entièrement changée dans sa manière d’être et toute riante, s’était avancée vers l’étranger et lui racontait en français que l’on prenait plaisir à conter des histoires de revenants, et qu’il s’était présenté au moment où dans le récit de l’écuyer en chef un mauvais esprit allait apparaître.

La colonelle, sentant qu’il n’était pas convenable de demander le nom et les qualités d’une personne qui se présentait comme invitée, mais encore plus gênée par sa présence, ne renouvela pas sa question, et ne blâma pas Marguerite de sa conduite, qui blessait presque les convenances.

L’étranger mit fin aux bavardages de Marguerite en se tournant vers la colonelle et le reste de la société, pour entamer une conversation sur une aventure insignifiante qui avait eu lieu dans le pays même. La colonelle répondit. ; Dagobert essaya de se mêler à l’entretien, qui se traîna péniblement à bâtons rompus. Pendant ce temps Marguerite fredonnait quelques couplets de chansons françaises, et figurait comme pour se les remettre en mémoire quelques passes d’une gavotte. Les autres pouvaient à peine se remuer. Chacun se sentait oppressé, la présence de cet étranger pesait comme un orage lourd, les mots expiraient sur les lèvres lorsqu’ils jetaient un regard sur la pâleur cadavéreuse de la figure de l’hôte inconnu. Et cependant celui-ci dans son ton et ses gestes n’avait rien de surnaturel, et même toutes ses manières annonçaient un homme d’expérience et de bonne compagnie. Son accent franchement étranger en parlant français et allemand prouvait évidemment qu’il n’était ni de l’une ni de l’autre de ces deux nations.

La colonelle respira enfin plus librement lorsqu’elle entendit des cavaliers s’arrêter devant la maison, et que la voix du colonel se fit entendre.

Presque aussitôt le colonel entra dans le salon. Dès qu’il eut aperçu l’étranger il s’avança rapidement vers lui en disant :

— Soyez le bienvenu dans ma maison, cher comte, soyez cordialement bienvenu ! Et puis se tournant vers la colonelle : Le comte S...i ! un cher et fidèle ami que je m’étais fait dans le fond du Nord et que j’ai retrouvé au Sud.

— Que toute la faute retombe sur mon mari, reprit la colonelle en retrouvant son courage, si votre réception a eu quelque chose d’étrange et de peu digne d’un ami intime, mais il ne m’avait nullement prévenue de votre visite. Nous n’avions pendant toute la soirée raconté que d’horribles histoires de revenants et d’esprits mystérieux, et Maurice en était au récit d’une aventure épouvantable arrivée à lui et à un de ses amis, lorsqu’au moment où il disait : Un bruit terrible se fit entendre, les portes se sont ouvertes avec force et vous êtes entré.

— Et l’on a pris le cher comte pour un spectre, interrompit le colonel avec un grand éclat de rire. En effet, il me semble que le visage d’Angélique a conservé quelques traces de frayeur, le grand écuyer ne me paraît pas encore tout à fait revenu de son effroi, et Dagobert lui-même a perdu sa gaieté. Dites-moi, comte, n’est-ce pas un peu fort de vous prendre pour un affreux spectre ?

— Peut-être, répondit le comte avec un étrange regard, en ai-je quelque peu l’aspect. On parle de beaucoup de personnes qui peuvent exercer sur les autres une puissance psychique, qui doit jeter sur leur être une sorte de mystère. Peut-être suis-je capable de sorcelleries de ce genre.

— Vous plaisantez, cher comte, interrompit la colonelle, mais il est vrai que maintenant chacun est en chasse de secrets surnaturels.

— De sorte, reprit le comte, que l’on se tourmente pour des contes de nourrice et autres niaiseries merveilleuses. Il est bon de se garder d’une si étrange épidémie. Cependant j’ai interrompu monsieur le grand écuyer au moment le plus intéressant de son récit ; et je le prie de le continuer pour en apprendre le dénouement à ses auditeurs, qui désirent le savoir sans aucun doute.

Le comte était non-seulement mystérieux, mais surtout secrètement antipathique au grand écuyer. Celui-ci trouva dans ces paroles accompagnées d’un rire fatal quelque chose de moqueur ; et il répondit les yeux enflammés et avec un accent bref qu’il craignait de troubler par ses contes de nourrice la gaieté que le comte avait apportée dans le cercle assombri, et qu’il préférait en rester là.

Le comte parut n’accorder aucune attention aux paroles du grand écuyer. Jouant avec une tabatière d’or qu’il tenait à la main, il se tourna vers le colonel.

— Cette dame éveillée, lui dit-il, n’est-elle pas Française ?

Il désignait ainsi Marguerite, qui tout en fredonnant continuait ses essais de danse. Le colonel s’approcha d’elle et lui dit :

— Ah çà ! êtes-vous folle ?

Marguerite décontenancée vint s’asseoir à la table de thé, où elle resta tranquille et silencieuse.

Le comte prit la parole, et parla d’une manière très-séduisante de choses nouvellement arrivées. Dagobert pouvait à peine placer un mot. Maurice était debout, tout rouge, les yeux brillants, n’attendant que l’occasion de faire une attaque. Angélique paraissait exclusivement occupée d’un ouvrage de femme, et ne levait pas les yeux. On paraissait en désaccord, et l’on se sépara de bonne heure.

— Tu es un heureux mortel, dit Dagobert à Maurice aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls. Angélique t’adore, je l’ai lu aujourd’hui dans ses yeux. Mais le diable ne reste jamais sans rien faire, et sème son ivraie empoisonné parmi les plus riches moissons. Marguerite est enflammée de la plus folle passion, elle t’aime avec la douleur furieuse qui peut déchirer un esprit ardent. Sa folle conduite de ce soir était le résultat d’une attaque irrésistible de la plus brûlante jalousie. Lorsque Angélique a laissé tomber son mouchoir, lorsque tu l’as ramassé, lorsque tu as baisé sa main, toutes les furies de l’enfer sont venues assaillir la pauvre fille. Et c’est ta faute : tu montres la galanterie la plus excessive pour cette charmante Française. Je sais que tu aimes Angélique, que toutes les attentions que tu prodigues à Marguerite ne sont adressées qu’à elle ; mais ces éclairs mal dirigés ont atteint et ont brûlé ! Maintenant le mal est fait, et je ne sais plus en vérité comment la chose pourra finir sans un terrible tumulte et sans un affreux pêle-mêle.

— Laissons là Marguerite, répondit le grand écuyer. Si Angélique m’aime, ce dont je doute encore beaucoup, alors je serai tranquille et heureux et ne m’occuperai en rien de toutes les Marguerites du monde et de leurs folies. Mais une autre crainte m’a traversé l’âme. Ce comte étranger, ce comte mystérieux qui s’est présenté comme un secret sombre, cet homme qui nous a tous troublés ne semble-t-il pas être venu se placer en ennemi devant nous ? Il me semble qu’il sort pour moi des plus lointaines profondeurs d’un souvenir, je pourrais presque dire d’un songe, qui me représente ce comte dans des circonstances effrayantes ! Il me semble que là où il entre un affreux malheur conjuré par lui doit s’élancer d’une nuit profonde comme un feu destructeur. As-tu vu comment son regard se reposait sur Angélique, et comme une fausse rougeur colorait alors ses joues pâles et s’effaçait aussitôt ? Le spectre a deviné mon amour, et c’est pour cela que les paroles qu’il m’adressait étaient si moqueuses ; mais il me trouvera devant lui jusqu’à la mort.

— Le comte, dit Dagobert, est un fantôme manqué qu’il faut regarder hardiment entre les deux yeux ; mais peut-être y a-t-il au fond beaucoup moins de choses que l’on n’en pourrait croire, et tout cet entourage mystérieux est dû à la singulière disposition où nous nous trouvions tous lorsque le comte est entré. Rencontrons dans la vie tous ces trouble-fête avec un esprit ferme et une foi inébranlable. Nul pouvoir sombre ne peut courber la tête qui se dresse puissante et avec un esprit joyeux.

Il s’était passé du temps déjà. Le comte en allant de plus en plus fréquemment dans la maison de la colonelle avait su s’y rendre presque indispensable. On était d’accord sur ce point que la qualification de mauvais esprit pouvait aussi bien convenir à ceux qui l’avaient jugé mal tout d’abord.

— Le comte, disait la colonelle, n’avait-il pas le droit avec nos visages pâles et notre étrange manière d’être de nous prendre pour des gens d’un autre monde ?

Le comte étalait dans sa conversation les richesses des connaissances les plus étendues ; et si, Italien de naissance, il avait un accent étranger, il n’en possédait pas moins complètement les tournures de la langue les plus familières. Ses récits entraînaient par leur chaleur irrésistible ; et Maurice et Dagobert, si défavorablement disposés qu’ils fussent contre lui, lorsqu’il parlait et laissait errer sur son pâle mais beau visage un agréable sourire, oubliaient toute prévention haineuse pour rester, comme Angélique, comme tous les autres, les yeux fixés sur ses lèvres.

L’amitié du colonel pour le comte s’était déclarée d’une manière qui posait celui-ci comme un homme d’une noblesse excessive de sentiments. Le hasard les avait rassemblés dans un pays du Nord, et de la manière la plus désintéressée, le comte avait aidé le colonel à sortir d’un mauvais pas, qui aurait pu avoir les suites les plus tristes pour sa fortune, sa réputation et son honneur. Le colonel, comprenant toute l’obligation qu’il avait au comte, s’attacha a lui du plus profond de son âme.

— Le temps est venu, dit un jour le colonel à sa femme tandis qu’ils se trouvaient seuls, que je t’apprenne quel est le but sérieux du séjour du comte en ce pays. Tu sais que je m’étais lié assez intimement avec le comte à P...., où je me trouvais il y a quatre ans, pour que nous en vinssions à demeurer dans des chambres voisines l’une de l’autre. Il arriva un jour que le comte, venu pour me faire une visite matinale, remarqua sur mon secrétaire le portrait d’Angélique que j’avais pris avec moi. En le regardant avec attention, il se troubla d’une façon étrange. Sans pouvoir répondre un seul mot à mes questions, il tenait les yeux fixes et ne pouvait les détourner du portrait, enfin il s’écria dans le ravissement :

— Je n’ai de ma vie vu une femme aussi belle ! jamais je n’ai aussi bien compris ce que c’est que l’amour !

Je le plaisantai sur l’effet étrange du portrait, je le nommai un nouveau Kalaf, en souhaitant que mon Angélique ne fût pas pour lui une Turandot. Enfin je lui donnai clairement à comprendre que j’étais un peu surpris de cette manière romantique de s’amouracher pour un portrait, surtout chez un homme mûr, qui, sans être un vieillard, n’était pas non plus un jeune homme. Alors il me jura avec véhémence, avec tous les signes de cette passion insensée, qui est le propre de sa nation, qu’il aimait Angélique d’un amour sans bornes, et si je ne voulais le précipiter dans un profond désespoir, il me fallait lui permettre de tâcher d’obtenir son amour et sa main. Voici pourquoi le comte est venu dans notre maison. Il croit être certain du consentement d’Angélique, et me l’a hier formellement demandée en mariage. Que penses-tu de ceci ?

La colonelle ne savait pas elle-même pourquoi les dernières paroles de son mari la faisaient trembler comma une peur subite.

— Au nom du ciel ! dit-elle, notre Angélique au comte étranger !

— Un étranger ! reprit le colonel le visage sombre, un étranger, lui, le comte, à qui je dois l’honneur, la liberté et peut-être la vie ! J’avoue qu’il n’est plus jeune, et que, quant à l’âge du moins, il ne convient pas à notre frâiche colombe ; mais c’est un homme noble et riche, très-riche.

— Et sans consulter Angélique, interrompit la colonelle, qui n’apeut-être pas du tout pour lui cette inclination qu’il osait remarquer dans sa folie amoureuse ?

— T’ai-je jamais donné à croire, dit le colonel en s’élançant de sa chaise et se plaçant, les yeux en feu, devant sa femme, que je sois un père tyrannique, capable de sacrifier ma fille bien-aimée ? Mais laissez là toutes vos sensibleries et vos tendresses. Il n’y a rien de surprenant qu’un couple qui se marie s’attache surtout à mille choses fantastiques. Angélique est tout oreilles quand le comte parle, elle le regarde avec une bienveillance excessive, elle rougit quand il porte à ses lèvres sa main, qu’elle laisse très volontiers dans les siennes. C’est ainsi que se traduit chez une jeune fille naïve l’inclination qui rend l’homme vraiment heureux. Il n’est pas besoin de ces amours romanesques, qui quelquefois apparaissent d’une manière fatale dans les têtes.

— Je crois, répondit la colonelle, que le cœur d’Angélique n’est plus aussi libre qu’elle-même pourrait le croire.

— Comment ! s’écria le colonel courroucé.

Et il allait s’emporter, lorsqu’au même moment la porte s’ouvrit et Angélique entra avec le charmant sourire de l’innocence la plus pure.

Le colonel, laissant là toute colère, toute mauvaise humeur, s’avança vers elle, la baisa sur le front, prit sa main, la conduisit vers une chaise et vint s’asseoir auprès de la charmante et douce enfant, parla du comte, vanta sa tournure, son intelligence, ses sentiments, et demanda à Angélique s’il ne lui déplairait pas ? Angélique dit que le comte lui avait paru, dans le principe, étrange et mystérieux, mais qu’elle avait surmonté ce sentiment, et qu’elle le voyait maintenant avec grand plaisir.

— Eh bien ! reprit le colonel tout joyeux, le ciel en soit béni ! cela vient à souhait pour mon bonheur ! Le comte S...i t’aime, ma chère enfant, du plus profond de son cœur ; il demande ta main, tu ne le refuseras pas ?

À peine le colonel achevait-il ces mots qu’Angélique tomba sans connaissance avec un profond soupir. La colonelle la prit dans ses bras en jetant un regard significatif à son mari, qui regardait, muet et l’œil fixe, la pauvre enfant couverte d’une pâleur extrême.

Angélique se remit, un torrent de larmes s’échappa de ses yeux, et elle s’écria d’une voix déchirante :

— Le comte, lui si effrayant ! non, jamais !

Le colonel lui demanda mille fois de suite ce qu’elle trouvait de si effrayant dans le comte. Mais Angélique avoua à son père que l’amour du comte donnait une vie au terrible songe qui lui était survenu quatre ans auparavant, la nuit de l’anniversaire de sa quatorzième année, et dont elle avait conservé à son réveil un effroi si mortel, sans pouvoir s’en rappeler les images.

— Il me semblait, disait Angélique, que je me promenais dans un beau jardin où se trouvaient des plantes et des fleurs étrangères. Tout à coup je m’arrêtai devant un arbre merveilleux au feuillage sombre et large ; ses fleurs jetaient un parfum singulier, semblable à celui qu’exhale le sureau. Le bruit de ses branches était agréable et semblait m’inviter à venir sous son ombre. Entraînée par une force irrésistible, je tombai sur un banc de gazon qui s’y trouvait placé. Alors il semblait que des accents de plaintes étranges parcouraient les airs et touchaient comme le souffle du vent l’arbre qui gémissait avec des soupirs d’angoisse. Je fus saisie d’un ineffable chagrin, une pitié profonde s’élevait dans mon âme, et j’en ignorais la cause. Tout à coup le rayon d’un brûlant éclair pénétra dans mon cœur et parut le déchirer. Le cri que je voulais pousser ne put s’échapper de ma poitrine, alors oppressée par une inexprimable tristesse, et devint un soupir étouffé. Mais le rayon qui avait percé mon cœur était le regard de deux yeux humains, qui du feuillage sombre me regardaient fixement. Dans un instant les yeux s’étaient approchés, et je voyais une main blanche qui décrivait des cercles autour de moi. Et les cercles devenaient de plus en plus rétrécis et m’enlaçaient de fils de feu, et ils formaient à la fin une tresse épaisse qui m’empêchait de faire un seul mouvement.

En même temps il me semblait que le regard terrible de ces yeux effrayants s’emparait de tout mon être et le maîtrisait. La pensée à laquelle il était encore suspendu comme à un fil mince était une mortelle angoisse qui me mettait au martyre. L’arbre abaissa profondément ses fleurs sur moi, et de ces fleura partit la voix charmante d’un jeune homme qui disait :

— Angélique ! je te sauverai ! je te sauverai ! mais…

Angélique fuit interrompue ; on annonça le grand écuyer de R., qui désirait parler au colonel. Aussitôt qu’Angélique entendit le nom du grand écuyer, des larmes tombèrent en torrents de ses yeux ; et elle s’écria avec l’expression de la douleur la plus profonde, de cette voix qui part seulement d’une poitrine déchirée pat les blessures les plus profondes de l’amour :

— Maurice ! ah ! Maurice !

Le grand écuyer avait entendu ces mots en entrant, il vit Angélique en larmes et les bras étendus vers lui, comme hors de lui il jeta de sa tête sa casquette, qui tomba en retentissant sur le plancher, et se précipita aux pieds de la jeune fille, la saisit dans ses bras lorsque, écrasée de plaisir et de douleur, elle allait tomber sur le parquet, et la serra avec ardeur contre sa poitrine.

Le colonel contemplait ce groupe, muet d’étonnement.

— Je pressentais qu’ils s’aimaient, murmura doucement la colonelle, mais je n’en savais pas un mot.

— Grand écuyer de R., s’écria le colonel furieux, qu’avez-vous dit à ma fille ?

Maurice, revenant aussitôt à lui-même, posa doucement dans un fauteuil Angélique à moitié évanouie, ramassa sa casquette, s’avança la rougeur sur la figure, et assura au colonel qu’il aimait Angélique au delà de toute expression, mais que jusqu’à ce moment le plus petit mot qui eût l’apparence d’une déclaration de ses sentiments n’était jamais venu sur ses lèvres, qu’il n’avait jamais espéré qu’Angélique le payât de retour. Ce moment, qu’il ne pouvait prévoir, lui avait ouvert toutes les félicités du ciel, et il espérait que le plus noble des hommes, le plus tendre des pères ne refuserait pas à son instante prière de bénir une union formée par le plus tendre, le plus pur amour.

Le colonel jeta sur le grand écuyer et sur Angélique de sombres regards, puis il se mit à se promener dans la chambre, les bras croisés l’un sur l’autre, sans dire un seul mot, comme un homme qui lutte avant de prendre une résolution. Il s’arrêta devant sa femme, qui avait pris Angélique dans ses bras et essayait de la consoler.

— Quel rapport, dit-il d’une voix sombre et pleine d’une colère contenue, ton songe ridicule a-t-il avec le comte ?

Alors Angélique se jeta à ses pieds, baisa ses mains, les baigna de larmes, et lui dit d’une voix à moitié étouffée :

— Ah ! mon père, mon père bien-aimé ! ces yeux terribles qui saisissaient mon âme, c’étaient les yeux du comte, c’était sa main de fantôme qui m’enveloppait d’une trame de feu. Mais la voix consolatrice de jeune homme qui me parla du sein des fleurs odorantes de l’arbre merveilleux c’était Maurice, mon Maurice !

— Ton Maurice ! reprit le colonel en se détournant par un mouvement si brusque, qu’Angélique en fut presque renversée. Puis il dit d’une voix sourde en se parlant à lui-même : — Ainsi la sage détermination d’un père, la demande d’un homme plein de noblesse seraient sacrifiées à des élucubrations d’enfant et à un amour clandestin !

Il recommença comme auparavant à se promener silencieusement dans la chambre, puis s’adressant à Maurice :

— Monsieur le grand écuyer de R., dit-il, vous savez que j’ai pour vous une haute estime, je n’aurais jamais désiré pour gendre un homme qui me fût plus agréable, mais j’ai donné ma parole au comte de S...i, auquel j’ai des obligations aussi grandes qu’un homme peut en avoir à un autre. Mais ne croyez pas que je veuille jouer le rôle d’un père tyrannique ; je vais aller trouver le comte, je lui raconterai tout. Votre amour me vaudra un combat sanglant, peut-être me coûtera-t-il la vie, mais qu’il en soit ainsi, je l’offre volontiers : attendez ici mon retour.

Le grand écuyer l’assura avec enthousiasme qu’il courrait lui-même plutôt cent fois à la mort que de souffrir que le colonel s’exposât en quoi que ce fût. Sans lui répondre, le colonel se précipita au dehors.

À peine avait-il quitté la chambre, que les amants, au comble du ravissement, tombèrent dans le bras l’un de l’autre et se jurèrent une inébranlable fidélité. Alors Angélique assura qu’au moment où le colonel lui avait appris la demande en mariage du comte, elle avait pour la première fois senti au fond du cœur combien elle aimait son Maurice, et qu’elle mourrait plutôt que de donner sa main à un autre. Il lui avait semblé alors que Maurice l’aimait aussi depuis longtemps.

Puis ils se rappelèrent ensemble des moments où leur amour mutuel s’était trahi, et, oubliant toute la colère, toute la résistance du colonel, ils se mirent à pousser des exclamations de joie comme des enfants. La colonelle, qui avait depuis longtemps découvert le germe de cet amour, appuyait de tout son cœur le choix de sa fille, et elle leur jura de faire de son côté tout ce qui dépendrait d’elle pour détourner le colonel d’une union qui l’effrayait sans qu’elle sût pourquoi.

Une heure s’était à peu près écoulée, lorsque la porte s’ouvrit. Au grand étonnement de tous, le comte S...i entra ; le colonel le suivait les yeux enflammés. Le comte s’approcha d’Angélique, saisit sa main et la fixa avec un sourire amer et douloureux. Angélique frissonna, et murmura d’une voix à peine distincte et près de s’évanouir :

— Ah ! ces yeux !

— Vous pâlissez, mademoiselle, lui dit le comte, comme autrefois lorsque, pour la première fols, j’entrai dans votre salle de réunion. Suis-je donc véritablement un spectre épouvantable ? Non, Angélique, n’ayez pas peur, ne craignez rien d’un malheureux qui vous aimait avec tout le feu, toute l’ardeur d’un jeune homme. Ignorant que vous eussiez donné votre cœur, il était assez fou pour prétendre à votre main. Non ! même la parole de votre père ne me semble pas un droit à une félicité que vous seule pouvez accorder. Vous êtes libre, mademoiselle ! Ma vue ne vous rappellera même pas les moments d’ennui que je vous ai causés, demain peut-être je retournerai dans mon pays.

— Maurice ! mon Maurice ! s’écria Angélique au comble de la joie, et elle se précipita dans les bras de son bien-aimé.

Le comte tressaillit de tous ses membres, ses yeux s’enflammèrent d’un feu inusité, ses lèvres tremblèrent, il laissa échapper un son inarticulé. Mais se tournant tout à coup vers la colonelle, pour lui faire une demande insignifiante, il parvint à dominer la fougue de ses sentiments, tandis que le colonel répétait à chaque instant :

— Quelle grandeur d’âme ! quelle noblesse ! qui peut ressembler à cet homme d’élite ! soyez mon ami pour la vie.

Et puis il pressa le grand écuyer, Angélique et la colonelle sur son cœur, tout en assurant, le rire sur les lèvres, qu’il ne voulait rien savoir de plus sur le méchant complot qui avait été tramé contre lui ; puis il exprima l’espoir qu’Angélique n’aurait plus rien à redouter à l’avenir des yeux de fantôme.

Il était plus de midi, le colonel invita le grand écuyer et le comte à déjeuner avec lui. On envoya chercher Dagobert, qui vint bientôt au milieu d’eux tout rayonnant de gaieté.

Lorsque l’on voulut s’asseoir, Marguerite ne se trouva pas là. On apprit qu’elle s’était enfermée dans sa chambre, et avait déclaré qu’elle se sentait malade et hors d’état de se joindre à la société.

— Je ne sais, dit la colonelle, ce que Marguerite a depuis quelque temps, elle est pleine de caprices fantasques, elle pleure ou rit pour la moindre chose, sa manière d’être étrange va jusqu’à la rendre insupportable.

— Ton bonheur, dit tout bas Dagobert au grand écuyer, est la mort de Marguerite.

— Visionnaire, lui répondit son ami sur le même ton, ne trouble pas mon bonheur !

Jamais le colonel n’avait été si joyeux, jamais la colonelle, toujours occupée de l’avenir de sa fille et le voyant assuré, ne s’était senti plus de joie au cœur, ajoutez à cela que Dagobert était d’un entrain étourdissant et que le comte, oubliant la douleur de sa fraîche blessure, laissait briller toute la puissance et la souplesse de son esprit, et l’on comprendra que tout concourait à tresser autour de l’heureux couple comme une couronne admirable et parfumée.

Le crépuscule était arrivé, le vin le plus généreux perlait dans les verres, on buvait avec des cris de joie à la santé, au bonheur des fiancés. Alors s’ouvrit la porte de l’antichambre, et Marguerite s’avança en chancelant, couverte de sa robe blanche de nuit, cheveux épars, pâle et défaite comme une morte.

— Marguerite ! que signifie ceci ? demanda le colonel.

Mais, sans faire attention à lui, Marguerite s’avança lentement vers le grand écuyer, posa sa main froide sur sa poitrine, déposa un léger baiser sur son front et murmura d’une voix éteinte :

— Le baiser de la mourante portera bonheur au joyeux fiancé !

Et elle tomba sur le plancher.

Voici un malheur qui se présente, dit Dagobert bas au comte, la jeune folle est éprise au grand écuyer.

— Je le sais, répondit le comte, elle a probablement poussé la folie jusqu’à prendre du poison.

— Au nom du ciel ! dit Dagobert glacé d’effroi, et il s’élança vers le fauteuil où il avait déposé la malheureuse fille.

Angélique et la colonelle étaient occupés d’elle, la délaçant et la frottant le front avec das eaux spiritueuses.

Lorsque Dagobert s’approcha, elle ouvrit les yeux.

La colonelle disait :

— Calme-toi, mon enfant, tu es malade, cela se remettra, cela va passer.

Marguerite répondit d’une voix étouffée :

— Cela se passera bientôt… le poison…

Angélique et la colonelle se mirent à pousser des cris.

— Mille démons ! l’enragée ! s’écria le colonel ; qu’on coure chercher un médecin ! vite ! le premier venu sera le meilleur. Amenez de suite celui qui pourra venir !

Les domestiques, Dagobert lui-même se précipitaient.

— Halte ! s’écria le comte, qui était resté calme jusqu’alors et avait vidé à son aise son verre plein de syracuse, son vin favori, halte ! si Marguerite a pris du poison, un médecin est inutile, car je suis le meilleur médecin en pareil cas. Permettez-moi de l’examiner.

Il s’approcha de Marguerite, qui était évanouie et agitée de temps à autre par quelques mouvements nerveux. Il se pencha sur elle, et on le vit tirer de sa poche un petit étui et en prendre entre les doigts un objet dont il frotta légèrement la nuque et le creux de l’estomac de Marguerite.

— Elle a pris de l’opium, dit-il à la société en s’écartant un peu d’elle, cependant on peut la sauver en employant des moyens que j’ai en ma possession. Portez-la dans sa chambre.

Lorsqu’elle y eut été transportée, le comte resta seul avec elle.

La femme de chambre de la colonelle avait trouvé un flacon dans la chambre de Marguerite ; on avait ordonné peu de temps auparavant quelques gouttes d’opium à la colonelle : Marguerite avait tout bu.

— Le comte, dit Dagobert avec un peu d’ironie, est réellement un homme étonnant ; il a tout deviné. Rien qu’en regardant Marguerite, il a su tout d’abord qu’elle avait pris du poison, et puis il en a reconnu le genre et la couleur.

Une demi-heure après le comte entra dans le salon, et assura que tout danger de mort était passé pour Marguerite. Jetant un regard de côté vers Maurice, il ajouta qu’il espérait arracher de son cœur la cause de tout ce mal. Il fallait, au reste, disait-il, qu’une femme de chambre veillât auprès de Marguerite ; lui-même se proposait de passer la nuit dans une chambre voisine, afin d’être tout prêt à lui porter secours dans le cas d’une nouvelle attaque. Il désirait toutefois se donner des forces dans l’exercice de ses soins médicaux avec quelques nouveaux verres de l’excellent vin. Et il se remit à table avec les hommes. Angélique et la colonelle s’éloignèrent encore tout émues de ce qui venait d’arriver.

Le colonel s’emporta contre la maudite attaque de folie de Marguerite, c’est ainsi qu’il nommait sa tentative de suicide. Maurice et Dagobert se sentaient étrangement troublés. Le comte n’en fit pas moins éclater une gaieté d’autant plus grande, et qui avait en elle-même quelque chose de cruel.

— Ce comte, dit Dagobert à son ami lorsqu’ils s’en retournaient à leur demeure, me semble bien singulier, on dirait qu’il y a en lui quelque mystère.

— Ah ! répondit Maurice, il pèse cent lives sur mon cœur. Le sombre pressentiment d’un malheur quelconque qui menace mon amour me remplit tout entier.

Cette nuit même le colonel fut réveillé par un courrier venu de la résidence. Le matin suivant il entra chez sa femme le visage couvert de pâleur.

— Nous allons, lui dit-il avec une tranquillité feinte, être de nouveau séparés, ma chère enfant. La guerre vient de recommencer. J’ai reçu un ordre avant l’aube ; il me faut partir avec mon régiment le plus tôt possible, peut-être même cette nuit.

La colonelle très-effrayée se mit à fondre en larmes.

— Cette guerre finira bientôt glorieusement, j’en suis sûr, comme la première, dit le colonel en la consolant ; je ne pressens rien qui puisse inquiéter. Tu peux cependant, ajouta-t-il, jusqu’à la paix aller résider dans nos terres avec Angélique. Je vous donnerai un compagnon qui vous fera oublier votre solitude. Le comte de S...i part avec vous.

— Comment ! s’écria la colonelle, y penses-tu ? Au nom du ciel ! le comte venir avec nous ? le prétendu refusé ? le rancuneux Italien qui sait cacher au fond de son cœur son désir de vengeance pour le laisser courir comme un torrent au premier moment favorable ? Ce comte, dont toute la manière d’être me déplait, qui depuis hier même m’est devenu encore plus antipathique, je ne sais pourquoi !

— En vérité ! s’écria le colonel en l’interrompant, c’est à n’y pas tenir avec l’imagination et les folles idées des femmes. Vous ne comprenez pas la grandeur d’âme d’un homme au caractère ferme. Le comte a passé la nuit tout entière, comme il l’avait proposé, dans la chambre voisine de celle de Marguerite. Ce fut à lui que j’annonçai la premier la nouvelle de la campagne qui va s’ouvrir. Il lui est presque impossible de retonrner dans son pays. Il en était consterné. Je lut offris de demeurer dans mes propriétés. Après quelques hésitations, il y consentit et me donna sa parole d’honneur de tout faire pour vous protéger et chercher à vous rendre plus supportable le temps de la séparation par tous les moyens en son pouvoir. Tu sais tout ce que je dois au comte, mes biens sont pour lui un lieu d’asile, puis-je le lui refuser ?

La colonelle n’osait, ne pouvait rien répondre.

Le colonel tint parole. La nuit suivante on sonna le départ, et les amants éprouvèrent toutes les douleurs infinies de la séparation.

Quelques jours plus tard, lorsque Marguerite fut rétablie, la colonelle partit avec elle et Angélique. Le comte suivait avec les gens.

Le comte, dans les premiers temps, pour ne pas renouveler leurs chagrins, se tint discrètement à l’écart. À l’exception des moments où elles demandaient expressément à le voir, il restait enfermé dans sa chambre ou faisait des promenades solitaires.

La campane parut d’abord favorable à l’ennemi. Bientôt après de glorieuses victoires furent remportées. Le comte était alors toujours le premier à apporter les nouvelles de triomphes et surtout les détails les plus circonstanciés sur le régiment que commanda le colonel. Le colonel et le grand écuyer n’avaient reçu dans les combats les plus meurtriers ni balles ni coups de sabre. Cela était constaté par des lettres authentiques venues du quartier général.

Ainsi le comte apparaissait toujours à ces dames comme un messager céleste de bonheur et de victoire. Aussi sa manière d’être respirait pour Angélique le plus profond et le plus pur intérêt, semblable à celui que montre le père le plus tendre et le plus jaloux du bonheur de son enfant.

La colonelle et Angélique étaient forcées de s’avouer que le colonel avait bien placé son affection et que tout jugement défavorable contre lui eût été le fruit de la prévention la plus ridicule. Marguerite elle-même, paraissant tout à fait guérie de sa folle passion, était de nouveau la Française vive et babillarde.

Une lettre du colonel à sa femme, qui en renfermait une autre du grand écuyer à Angélique, dissipa jusqu’au moindre reste d’inquiétude. La capitale de l’ennemi avait été prise et une trêve avait été conclue.

Angélique nageait dans le bonheur et la joie, et c’était toujours le comte qui parlait avec la chaleur la plus entrainante des hauts faits du brave Maurice et du bonheur qui attendait son heureuse fiancée. En ces occasions, il saisissait la main d’Angélique, la serrait conte son cœur et lui demandait s’il lui était encore odieux comme autrefois.

Angélique, toute confuse, lui jurait, les yeux pleins de larmes, qu’elle n’avait jamais eu de haine pour personne, mais qu’elle avait aimé Maurice avec trop d’ardeur pour ne pas s’effrayer d’une rivalité. Alors le comte lui disait d’une voix sérieuse et solennelle :

— Ne voyez en moi, Angélique, qu’un fidèle ami de votre père.

Et il déposait un léger baiser sur son front, qu’elle ne refusait pas, comme une candide jeune fille qu’elle était, car il lui semblait que ce baiser lui était donné par son père, qui avait l’habitude de l’embrasser ainsi.

On pouvait presque espérer que le colonel reviendrait bientôt dans sa patrie, lorsqu’il arriva une lettre qui contenait le récit d’une épouvantable événement.

Le grand écuyer, en traversant un village, accompagné seulement de quelques domestiques, avait été attaqué par des paysans armés ; il était tombé atteint d’un coup de feu et avait été emporté plus loin par un brave cavalier qui s’était fait jour à travers l’ennemi. Alors toute la joie qui animait la maison fit tout à coup place à l’effroi, au chagrin et au désespoir.

Toute la maison du colonel était dans une bruyante agitation. Les domestiques, couvert de leur riche livrée de gala, couraient dans les escaliers, les voitures retentissaient sur le pavé de la cour apportant les invités, que venait recevoir solennellement le colonel portant sur la poitrine les décorations nouvelles qu’il avait méritées dans la dernière guerre.

Au haut, dans une chambre solitaire, Angélique était assise dans une parure de fiancée, dans tout l’éclat de sa beauté, toute la fraîcheur de sa fleur de jeunesse.

La colonelle était auprès d’elle.

— Tu as, ma chère enfant, lui disait-elle, choisi en toute liberté le comte S...i pour ton époux. Autant ton père paraissait autrefois désireux de cette union, autant depuis la mort du malheureux Maurice il paraissait peu s’en soucier. On dirait même qu’il partage aujourd’hui le sentiment douloureux que j’éprouve sans pouvoir te le cacher. Il me semble incompréhensible que tu aies si promptement oublié Maurice. L’heure décisive approche, tu vas donner ta main au comte, consulte ton cœur, il en est encore temps : que jamais le souvenir de celui dont tu as perdu la mémoire ne vienne comme un ombre épaisse obscurcir le bonheur de ta vie !

— Jamais, s’écria Angélique tandis que des pleurs brillaient en perles sur ses paupières, je n’oublierai Maurice ! Jamais je n&#

P.-S.

Traduit par Émile de La Bédollière

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter