Création ex-nihilo par Tokugawa Ieyasu au XVIe siècle [1], ville sous le château (jôkamachi) rassemblant pour des raisons politiques, samouraïs, artisans, daimyos — ces derniers devaient y résider une année sur deux et laisser le reste du temps leur famille en otage —, Edo va devenir dès le XVIIIe siècle la plus grande ville du monde devant Londres, avec plus d’un million d’habitants. Cette urbanisation sous Edo, sans précédent dans l’histoire mondiale et qui caractérise le Japon, n’allait que s’amplifier avec l’exode rural après l’ouverture de Meiji et surtout dans les années soixante où les migrants vont déferler par trains entiers vers la capitale Tokyo. Entre 400 000 et 600 000 migrants débarquaient alors chaque année dans les trois grandes cités de Tokyo, d’Osaka et de Nagoya. Entre le milieu des années 50 et l’an 2000, le nombre d’habitants augmenta de 4,5 millions à Tokyo, de 4,8 dans la banlieue limitrophe de Saitama, de 5,8 dans la préfecture voisine de Kanagawa et de 3,8 dans celle de Chiba. Le grand Tokyo atteint à l’heure actuelle une population de près de 35 millions d’habitants, soit la moitié de la population française dans son entier. À l’inverse, les préfectures rurales ont vu disparaître des centaines de villages. Représentant encore 50% du territoire, ces zones ne totalisent plus aujourd’hui que 6% de la population de l’archipel. Bref, si dans les années soixante, un livre devenu depuis un classique, Paris et le désert français [2] décrivait le déséquilibre croissant entre la capitale française et la province, ce phénomène se retrouve au Japon de manière infiniment plus saisissante. L’extrême concentration des activités de haut niveau à Tokyo ne laisse aux provinces que les activités à faible valeur ajoutée et les industries vieillissantes. La domination écrasante qu’exerce Tokyo sur les autres villes de l’archipel sur tous les plans — production manufacturière, entreprises de pointe, organisations culturelles, sièges de médias, transactions boursières, établissements financiers étrangers opérant au Japon — a bien sûr pour corollaire un certain nombre de problèmes : engorgement de la capitale qui a désormais atteint un seuil critique, infrastructures sollicitées à leur maximum, envolée des prix fonciers qui pénalisent les salariés pour l’accès à la propriété et les rejettent loin de leurs lieux de travail. Cette concentration a atteint sans doute ses limites dans le contexte technologique actuel et apparaît même après le séisme du 11 mars comme un handicap pour le pays. Dès lors ressurgit l’idée d’un transfert de la capitale.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’un déplacement de la capitale a été formulée à plusieurs reprises, mais sans succès. La première fois au début des années soixante, lorsque la croissance économique attira à Tokyo les populations rurales et que la ville fut menacée de surpeuplement, puis à nouveau au début des années soixante-dix, lorsque le premier ministre Tanaka Kakuei présenta son plan de « remodelage de l’archipel » visant à disperser les industries manufacturières et les instituts de recherche dans tout le pays, Tokyo conservant toutefois ses fonctions politiques et administratives. Si dans ces années 1970 le thème de la décentralisation devient récurrent avec la Haute Croissance, elle sera rapidement dépassée par la re-mégalopolisation et le redéploiement industriel qui caractérise la période de la Bulle (1985-1990). Les plans d’aménagements du territoire ne prévoient alors plus que la seule relocalisation d’une partie des fonctions dans des centres d’affaires au sein de la mégalopole tokyoïte elle-même. Le thème de la « décentralisation » reviendra sur le devant de la scène dans les années 1990 avec l’arrivée au pouvoir éphémère du premier ministre Hosokawa Morihito d’août 1993 à avril 1994, incarnant le premier gouvernement non PLD (parti libéral démocrate) depuis plus d’un demi-siècle. Ancien gouverneur du département de Kumamoto dans la grande île du sud du Japon, Kyushu, Hosokawa Morihito s’était toujours fait le chantre de la décentralisation. Le transfert pur et simple de Tokyo avec la création d’une nouvelle capitale créée à cet effet est alors envisagée. Après tout, un tel déplacement est dans la logique de l’histoire du pays, car la capitale itinérante n’est devenue fixe qu’au VIIIe siècle avec la construction de Nara (710), pour se déplacer ensuite encore à Heian, actuelle Kyoto (794) et enfin, puisque les shoguns Tokugawa y résident, à Edo (1603) rebaptisé Tokyo la capitale de l’Est en 1868 lorsque l’empereur lui-même quitte la capitale impériale Kyoto pour s’y installer. Dans ces mêmes années 90, on envisagea également de transférer les fonctions de la capitale vers un autre centre urbain, Nagoya ou Sendai ; oui, Sendai que l’on croyait à l’abri de tout danger ! Car inutile de dire que le Big One attendu à Tokyo durant toutes ces années, avait largement participé aussi de cette idée de transfert. Mais il ne faut pas oublier qu’au centre de Tokyo se trouve le palais impérial avec ses 190 hectares qui sont aux deux tiers interdits au citoyen commun et dont Roland Barthes a pu dire qu’il forme le « centre vide ». [3] Au reste centre beaucoup plus plein que vide en ce qu’il abrite l’empereur et son entourage. Loin d’être une simple survivance du passé, l’institution impériale continue aujourd’hui à jouer, avec une étonnante capacité d’adaptation, son rôle d’axe stabilisateur et unificateur du Japon. [4] Le refus de déplacer le palais impérial est d’ailleurs l’un des facteurs qui ont fait capoter la décentralisation pourtant approuvée par deux lois (juin 1992 et juin 1996). Le 13 juin 1996, Hashimoto Ryutaro, le nouveau premier ministre, annonce effectivement qu’il n’a aucune intention de déplacer ledit palais. L’affaire est close, la décentralisation définitivement abandonnée.
Aujourd’hui pourtant l’idée de décentralisation de Tokyo revient en force. Le tremblement de terre du 11 mars rappelle à chacun combien le gigantisme de Tokyo pourrait devenir un handicap. Certes il y a eu peu de dégâts dans la capitale, mais l’engorgement des transports en commun obligea les gens à dormir dans les gares, ou à rentrer à pied chez eux dans la nuit, à marche forcée pendant parfois plus de 10 heures. Tout se déroula dans l’ordre, mais que se passerait-il si le séisme au lieu de se produire à des centaines de kilomètres, se déclenchait à proximité de Tokyo ? Et puis la menace nucléaire, si elle avait atteint la capitale, aurait probablement eu des conséquences inouïes sur l’économie du pays et du monde. Le 14 avril, le journal Sankei évoque une réunion bipartite afin d’envisager la désignation de capitales auxiliaires (fukutoshin) qui pourraient en cas de désastre, se substituer à Tokyo. Parmi les hypothèses retenues, la favorite serait l’aéroport d’Itami à Osaka que d’aucuns envisagent d’ailleurs de fermer afin de concentrer les activités aériennes sur le nouvel aéroport du Kansai.
Mais alors qu’on discute de ces villes-transferts qui pourraient prendre le relais de Tokyo en cas de désastre majeur, d’aucuns reviennent à l’idée d’une décentralisation plus large. C’est le cas de Misushi Koyama, président de la société d’alimentation Bansho, qui pense que la décentralisation de Tokyo devrait être le but final, car la capitale pompe trop l’énergie du pays et peut très vite se trouver en mal d’approvisionnement en électricité par exemple. Les restrictions actuelles dans ce domaine, qui laissent Tokyo un peu moins éclairée la nuit, avec un peu moins de publicités agressives, de lumières éclatantes, apparait d’ailleurs tout à fait légitime et plus que supportable. L’objectif final serait d’encourager à l’heure d’internet, les sociétés privées à délocaliser. Avec des moyens de transport efficaces qui couvrent le pays, rien en vérité ne s’oppose à ce que les sociétés aient leur siège par exemple dans le Tohoku (ce qui aiderait de surcroît la région à se remettre sur pied), ou même à Okinawa qui avec son aéroport et ses prix fonciers assez bas, pourrait être un avantage. Après le grand séisme et la menace nucléaire, un certain nombre de sociétés avaient temporairement délocalisé leur siège. Mais dans ces circonstances, quitter Tokyo n’avait pas été particulièrement bien vu. Il faudrait par exemple que le syndicat Nippon Keidanren (Fédération japonaise des organisations économiques) se fasse le promoteur positif d’une telle décentralisation. Mais rien n’est moins sûr, ni du côté du patronat, ni du côté du gouvernement, tant il est vrai que le capitalisme qui a une tendance quasi naturelle à la concentration a jusqu’à présent toujours eu le dernier mot. Le gouverneur de la préfecture d’Osaka Hashimoto Toru, quant à lui, assure qu’en cas de menace sur Tokyo, Osaka, la rivale légendaire, pourrait prendre le relais, retrouvant ainsi la première place qu’Edo lui avait ravie au XVIIIe siècle. Mais Ishihara, le maire réélu de Tokyo, nationaliste notoire, s’il s’était prononcé pour l’amélioration des mesures de prévention dans la capitale lors de sa campagne, n’a à aucun moment envisagé qu’elle perde de ses prérogatives. Pour lui au contraire, Tokyo doit rester Tokyo, et le Japon se confondre avec la ville… Vieille rivalité entre les deux grands centres urbains de l’archipel qui se poursuit.