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La rivière noire (extrait du dernier Indridason) 

vendredi 29 juillet 2011, par Arnaldur Indridason

Il enfila un jeans noir, une chemise blanche et une veste confortable, mit ses chaussures les plus élégantes, achetées trois ans plus tôt, et réfléchit aux lieux de distraction que l’une de ces femmes avait évoqués.
Il se prépara deux cocktails assez forts qu’il but devant la télévision en attendant le moment adéquat pour descendre en ville. Il ne voulait pas sortir trop tôt. S’il s’attardait dans les bars encore presque vides, quelqu’un remarquerait sa présence. Il préférait ne pas courir ce risque. Le plus important c’était de se fondre dans la foule, il ne fallait pas que quelqu’un s’interroge ou s’étonne, il devait n’être qu’un client anonyme. Aucun détail de son apparence ne devait le rendre mémorable ; il voulait éviter de se distinguer des autres. Si, par le plus grand des hasards, on lui posait ensuite des questions, il répondrait simplement qu’il avait passé la soirée seul chez lui à regarder la télé. Si tout allait comme prévu, personne ne se rappellerait l’avoir croisé où que ce soit.

Le moment venu, il termina son deuxième verre puis sortit de chez lui, très légèrement éméché. Il habitait à deux pas du centre-ville. Marchant dans la nuit de l’automne, il se dirigea vers le premier bar. La ville grouillait déjà de gens venus chercher leur distraction de fin de semaine. Des files d’attente commençaient à se former devant les établissements les plus en vogue. Les videurs bombaient le torse et les gens les priaient de les laisser entrer. De la musique descendait jusque dans les rues. Les odeurs de cuisine des restaurants se mêlaient à celle de l’alcool qui coulait dans les bars. Certains étaient plus soûls que d’autres. Ceux-là lui donnaient la nausée.
Il entra dans le bar au terme d’une attente plutôt brève. L’endroit ne comptait pas parmi les plus courus, pourtant il aurait été difficile d’y faire entrer ne serait-ce que quelques clients supplémentaires ce soir-là. Cela lui convenait. Il se mit immédiatement à parcourir les lieux du regard à la recherche de jeunes filles ou de jeunes femmes, de préférence n’ayant pas dépassé la trentaine ; évidemment, légèrement alcoolisées. Il ne voulait pas qu’elles soient ivres, mais simplement un peu gaies.
Il s’efforçait de rester discret. Il tapota une fois encore la poche de sa veste afin de vérifier que le produit était bien là. Il l’avait plusieurs fois tâté tandis qu’il marchait et s’était dit qu’il se comportait comme ces cinglés qui se demandent perpétuel- lement s’ils ont bien fermé leur porte, n’ont pas oublié leurs clefs, sont certains d’avoir éteint la cafetière ou encore n’ont pas laissé la plaque électrique allumée dans la cuisine. Il était en proie à cette obsession dont il se souvenait avoir lu la des- cription dans un magazine féminin à la mode. Le même journal contenait un article sur un autre trouble compulsif dont il souffrait : il se lavait les mains vingt fois par jour.
La plupart des clients buvaient une grande bière. Il en commanda donc également une. Le serveur lui accorda à peine un regard. Il régla en liquide. Il lui était facile de se fondre dans la masse. La clientèle était principalement constituée de gens de son âge, accompagnés d’amis ou de collègues. Le bruit devenait assourdissant quand ils s’efforçaient de couvrir de leurs voix le vacarme criard du rap. Il scruta les lieux et remarqua quelques groupes de copines ainsi que quelques femmes, attablées avec des hommes qui semblaient être leurs maris, mais n’en repéra aucune seule. Il sortit sans même terminer son verre.
Dans le troisième bar, il aperçut une jeune femme qu’il connaissait de vue. Il se dit qu’elle devait être âgée d’une trentaine d’années ; elle avait l’air seule. Elle était assise à une table de l’espace fumeur où se trouvaient d’autres personnes, mais qui n’étaient sûrement pas avec elle. Elle but une margarita et fuma deux cigarettes tandis qu’il la surveillait de loin. Le bar était bondé, mais il semblait bien qu’elle n’était sortie s’amuser avec aucun de ceux qui tentaient d’engager la conversation avec elle. Deux hommes avaient tenté une approche ; elle leur avait répondu non de la tête et ils étaient repartis. Le troisième prétendant se tenait face à elle. Tout portait à croire qu’il n’avait pas l’intention de s’en laisser conter.
C’était une brune au visage plutôt fin, même si elle était un peu ronde ; ses épaules étaient recouvertes d’un joli châle, elle portait une jupe qui l’habillait avec goût ainsi qu’un t-shirt de couleur claire sur lequel on lisait l’inscription “San Francisco” : une minuscule fleur dépassait du F.
Elle parvint à éconduire l’importun. Il eut l’impression que l’homme éructait quelque chose à la face de la jeune femme. Il la laissa se remettre et attendit un moment avant de s’avancer.

— Vous y êtes déjà allée ? demanda-t-il.
La brune leva les yeux. Elle ne parvenait pas vraiment à se souvenir où elle l’avait vu.
— À San Francisco, précisa-t-il, son index pointé vers le t-shirt.
Elle baissa les yeux sur sa poitrine.
— Ah, c’est de ça que vous parlez, observa-t-elle.
— C’est une ville merveilleuse. Vous devriez aller y faire un tour, conseilla-t-il.
Elle le dévisagea, se demandant sans doute si elle devait lui ordonner de décamper comme elle l’avait fait avec les autres. Puis, elle sembla se rappeler l’avoir déjà croisé quelque part.
— Il se passe tellement de choses là-bas, à Frisco, il y a de quoi visiter, poursuivit-il.
Elle consentit un sourire.
— Vous ici ? s’étonna-t-elle.
— Eh oui, charmé de vous y voir. Vous êtes seule ?
— Seule ? Oui.
— Sérieusement, pour Frisco, vous devriez vraiment y aller.
— Je sais, j’ai...
Ses mots se perdirent dans le vacarme. Il passa sa main sur la poche de sa veste et se pencha vers elle.
— Le vol est un peu cher, concéda-t-il. Mais, je veux dire... j’y suis allé une fois, c’était superbe. C’est une ville merveilleuse.
Il choisissait ses mots à dessein. Elle leva les yeux vers lui et il s’imagina qu’elle était en train de compter sur les doigts d’une seule main le nombre de jeunes hommes qu’elle avait rencontrés et qui utilisaient des termes comme “merveilleux”.
— Je sais, j’y suis allée.
— Eh bien, me permettez-vous de m’asseoir à vos côtés ?
Elle hésita l’espace d’un instant, puis lui fit une place.
Personne ne leur prêtait une attention particulière dans le bar et ce ne fut pas non plus le cas quand ils en sortirent, une bonne heure plus tard, pour aller chez lui, en empruntant des rues peu fréquentées. À ce moment-là, les effets du produit avaient déjà commencé à se faire sentir. Il lui avait offert une autre margarita. Alors qu’il revenait du comptoir avec la troisième consommation, il avait plongé sa main dans sa poche pour y prendre la drogue qu’il avait versée discrètement dans la boisson. Tout se passait pour le mieux entre eux, il savait qu’elle ne lui poserait aucun problème.


La Criminelle fut contactée par téléphone deux jours plus tard. Ce fut Elinborg qui reçut l’appel et prit les choses en main. Des agents de la circulation avaient déjà fermé cette rue du quartier de Thingholt quand elle arriva sur les lieux, en même temps que les gars de la Scientifique. Elle vit le médecin régional de Reykjavik qui descendait de sa voiture. La Scientifique était tout d’abord la seule habilitée à accéder à la scène de crime afin de procéder à ses relevés. Elinborg l’avait gelée, pour reprendre l’expression consacrée des professionnels.
Elle s’était occupée du reste en attendant patiemment leur feu vert pour entrer dans l’appartement. Des journalistes de la presse écrite, de la télévision et de la radio s’étaient rassemblés sur place et elle les observait en plein travail. Ils se montraient insistants, certains étaient même insultants envers les policiers qui leur barraient l’entrée du périmètre. Elle en avait reconnu deux ou trois qui travaillaient pour la télévision, un présentateur minable récemment promu journaliste et un autre qui animait une émission politique. Elle se demandait ce qu’il fabriquait en compagnie de cette clique. Elinborg se souvenait qu’à ses débuts, lorsqu’elle était l’une des rares femmes dans les rangs de la Criminelle, les journalistes étaient plus polis et, surtout, nettement moins nombreux. Elle préférait ceux des quotidiens. Les représentants de la presse écrite s’accordaient plus de temps, ils étaient plus discrets et moins présomptueux que ceux qui avaient leur caméra à l’épaule. Certains étaient même de bonnes plumes.

Les voisins épiaient depuis leurs fenêtres ou étaient sortis sur le pas de leur porte, les bras croisés dans la fraîcheur de l’automne. L’expression de leur visage affichait clairement qu’ils n’avaient aucune idée de ce qui avait pu se passer. Les policiers avaient commencé à les interroger et à leur demander s’ils avaient remarqué des choses inhabituelles dans la rue, des mouvements suspects aux abords de la maison, des allées et venues, s’ils connaissaient la victime, s’ils étaient déjà allés chez elle.
Elinborg avait autrefois loué un appartement dans Thingholt, avant que l’endroit ne devienne à la mode. À l’époque, ce vieux quartier construit sur la colline au-dessus du centre lui avait beaucoup plu. Les constructions datant d’époques diverses retraçaient l’histoire de l’architecture sur tout un siècle, certaines étaient de simples maisons de prolétaires, d’autres d’imposantes bâtisses construites par des négociants. La classe ouvrière et la bourgeoisie y avaient toujours vécu en bonne intelligence jusqu’à ce que le quartier se mette à attirer des jeunes qui refusaient l’extension perpétuelle de l’agglomération et préféraient venir se nicher au plus près du cœur de la capitale. Des artistes et toutes sortes de bobos étaient venus s’y installer. Quant aux nouveaux riches, démesurément riches, ils avaient acquis les anciens palais des grossistes d’autrefois. Désormais, les habitants arboraient le code postal du quartier comme signe de reconnaissance. C’était le 101 Reykjavik.
Le chef de la Scientifique apparut au coin de la maison d’où il appela Elinborg. Il lui demanda d’être vigilante et lui rappela de ne toucher à rien.
— Ce n’est vraiment pas beau à voir, précisa-t-il.
— Ah bon ?
— On se croirait dans un abattoir.
L’appartement disposait d’une entrée séparée donnant sur le jardin et invisible depuis la rue. Situé au rez-de-chaussée, on y accédait directement par une allée recouverte de dalles qui menait vers l’arrière de la maison. La première chose qui apparut à Elinborg fut le cadavre d’un homme jeune, gisant au milieu du salon, et dont le pantalon était baissé sur les che- villes. Il n’avait pour vêtement qu’un t-shirt maculé de sang portant l’inscription “San Francisco”. Du F dépassait une toute petite fleur.

P.-S.

La rivière noire (Myrka), d’Arnaldur Indridason, Métailié, 2011. Traduit de l’islandais par Eric Boury. Avec l’aimable autorisation des éditeurs.
Photographies : Elisabeth et Régis Poulet.

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