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La vallée de la Fensch 

vendredi 4 octobre 2013, par Fabrice Marzuolo

La vallée de la Fensch, beaucoup la connaissent moins que la chanson éponyme de Bernard Lavilliers. Eponyme ou pas, déjà : vallée de la Fensch, ça paye pas de mine, en tout cas, beaucoup moins que le très showbiz Fensch vallée.
Je suis né dans la dite vallée ou silicose vallée, j’affirme que le tube, c’était dans les années 70, n’a jamais eu grand rapport avec le terrain.
Pour commencer, personne ne fumait la came par les cheminées ; chacun tirait sur des joints comme partout.
Et le diable par la queue en sus, ce qui n’empêchait pas la jeunesse de ces bleds en ange de composer à elle toute seule l’ange annonciateur de la venue d’un travailleur du futur. Et puisque le Colorado flotte en toile de fond dans la chanson, dans le western de l’Est lorrain je n’hésite pas dire que ce travailleur de l’avenir avait toutes les qualités requises du bon indien de l’Ouest des Etats-Unis, hors peut-être la principale. Qu’un bon sidérurgiste serait un sidérurgiste mort, je n’irais pas jusque-là, l’Europe du charbon et de l’acier n’a jamais eu la gâchette du cowboy qui a remisé le grand Chaudron Mittal dans sa réserve, non, sa détente est plus lente. Disons que cette jeunesse-là annonçait tout simplement qu’un bon ouvrier est un ouvrier sans boulot. Je l’admets, c’est nettement moins cinématographique qu’un indien mort, mais ça tue aussi. Pour le coup, il avait raison le chanteur.
Désœuvré, je trainais dans les bistrots. Ils étaient restés ouverts un chouïa encore après les fermetures d’usines, question d’éponger le trop-plein sans doute. Pis badaboum ! le rideau était définitivement tombé sur les mines, les aciéries, et tutti quanti ; toute l’histoire de la région à la trappe. Un boulevard s’ouvrait sur des misères nouvelles, celles vues par les médias comme la rançon du progrès. Dans ces situations, pour toute explication, les experts avancent le prix à payer, par là faut entendre que nos poches vides ne justifient pas que nous y glissions nos mains bien au fond, tout le contraire, c’est une opportunité, un challenge, profitons-en pour redresser nos manches ! Et les cheveux se dressent aussi ! Voilà bien une salade d’économistes à jeter !
J’en reviens à la musique. Dans ce temps-là, j’allais voir Bernard Lavilliers dans les MJC, parole ! Pourtant je ne me sentais pas à ma place dans ces salles combles, au milieu de tous les fans pour la plupart inscrits au chômage qui mangeaient des yeux le dieu sur l’estrade ; c’était la parousie, le va et pars usine – Ouste ! En définitive, la parousine !
Je sais bien, faut toujours des patrons, et les artistes patentés se substituent aisément à ceux des usines fermées. Mais je n’ai jamais pu sentir les chefs, d’aucune sorte. Dès que l’idée sort de leur bouche, quelle que soit l’idée, elle me débecte, je la leur laisse, je me tire, voilà ! Pas que je sois plus lâche que la France moyenne mais entre la meute et la proie, puisqu’il faut choisir son camp, je lève le mien.
Tous ces anges tombés des hauts fourneaux étaient à ce point déchus que n’importe quel fou chantant qui s’intéressait à eux, d’aussi loin que cela pu, emportait toutes les adhésions – comme en politique, kif-kif bourricot ! Je les entends encore marteler : « Bernard, il est des nôtres ! »
Et ils lui tapaient sur l’épaule. Au passage, il se les était fait élargir tant les camarades à épauler étaient nombreux ! Il arrivait avec sa guitare dans les laminoirs et pour déjouer un peu l’aspect touristique de la visite il coiffait une casquette CGT. Vraiment un type sympa.
Il est des nôtres, oui mais à condition de ne pas être des leurs ! J’en étais moi, des leurs, et pas pour de rire, mais je ne les intéressais pas – pensez donc, devant moi ils se voyaient pile-poil, et ça ne les faisait pas rêver un égo altéré ! Je ne revenais pas du Sud moi, entre deux escales avec des poignées de cartes postales à leur lancer, des lambadas et des Lamborghini. La star voyageait pour eux, ça suffisait. À l’époque le Low Cost n’existait pas, t’amenais pas encore ta misère sur le dos avec l’impression d’avoir gagné au loto ! Mes vacances d’été, je les parcourais à la vitesse du son dans le vide, tellement le vide doublait tout ! Autrement dit, j’étais revenu avant de partir ! Pour cette prouesse, j’usais de l’EPO d’alors, je vidais les tubes de l’été que les radios distribuaient à longueur de journée. Ce temps des boîtes à zizique portées sur l’épaule qui donnaient l’air similaire à celui que refilent toutes les technos du genre ; avec les yeux closets et la tête qui remue, ça laisse croire qu’une vache garnie d’écouteurs qui regarde passer un train, c’est comme si elle était dans ce train – tu te dois de l’avaler, pas vrai !
Et justement, la vallée, elle est devenue quoi ? Un nid de supermarchés, elle a sombré dans les stigmates de la nouvelle misère : partout où il n’y a plus rien, il y a des raz-de-marée de caddies pour tout emporter chez soi.
Ah ! encore un détail : je me souviens que pour m’encourager à rien faire dans ce berceau du fer, je lisais et relisais un bouquin d’André Dhôtel, Le train du matin.
Et un matin, je l’ai pris.
Bien plus tard, j’ai saisi qu’il ne suffisait pas de monter dans un train pour que la Fensch passât – tel El Condor, devant la vallée. Pour ça, il aurait fallu surfer sur la bonne vague.

4 Messages

  • La vallée de la Fensch 25 avril 2014 00:42, par Murielleavec2l

    Il n’est jamais trop tard...Même si je viens de tomber par hasard sur votre nouvelle en cherchant des photos de "chez moi" et que votre texte est d’Oct 2013, je préfère vos mots à ceux de LAVILLIERS et pourtant j’aime LAVILLIERS.
    Votre texte me fait penser à une poésie de BAUDELAIRE, les mots d’un écorché vif, la souffrance d’avoir perdu un passé comme-ci la mémoire ne suffisait pas. La colère enfouie et jamais ressortie.
    La douleur du combat perdu , les cris des manifestants et l’odeur des pneus brûlés , j’avais 18 ans , mon père venait d’être licencié et le crassier de Longwy n’était plus sa fierté mais le symbole d’un monde qui s’écroulait, d’une trahison par ces messieurs en col blanc qui promettaient mais jamais ne tenaient et plus jamais n’ont tenu.
    J’aime votre texte , il est juste et il me touche .
    Murielle

  • La vallée de la Fensch 3 mars 2015 08:24, par negative

    excellent texte, qui correspond bien à la vision que j’en ai également, en tant que fils de la Fensch. la chanson de Lavilliers, pour qui connait la vallée, prête effectivement à sourire, tant elle sacrifie la réalité à la rime facile. le plus triste au fond c’est qu’on convoque le vieux Stéphanois désormais régulièrement à Florange ou environ pour venir pleurnicher sur la misère des habitants. à chaque fois il fait salle comble à 27 euros la place, et ensuite il se passe rien de plus, ni de moins. il fait une photo dans le Répu avec les sidérurgistes en lutte et hop c’est pesé. Le directeur de la salle reçoit la Légion d’Honneur des mains de la ministre de la Culture pour services rendus au show-business français et hop c’est emballé. merci Bernard. en fait, non merci.

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