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Premier chant de Maldoror 

vendredi 13 novembre 2009, par ***

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu
momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se
désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les
marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ;
car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique
rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa
défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont
son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le
monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls
savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme
timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes
inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant.
Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière
et non en avant, comme les yeux d’un fils qui se détourne
respectueusement de la contemplation auguste de la face
maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de
grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver,
vole puissamment à travers le silence, toutes voiles
tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où tout à
coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête.
La grue la plus vieille et qui forme à elle seule
l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une
personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle
fait claquer, et n’est pas contente (moi, non plus, je ne le
serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de
plumes et contemporain de trois générations de grues, se
remue en ondulations irritées qui présagent l’orage qui
s’approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid
regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui
renferment l’expérience, prudemment, la première (car,
c’est elle qui a le privilége de montrer les plumes de sa
queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec
son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser
l’ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de
la figure géométrique (c’est peut-être un triangle, mais on
ne voit pas le troisième côté que forment dans l’espace ces
curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord,
comme un habile capitaine ; et, manoeuvrant avec des ailes
qui ne paraissent pas plus grandes que celles d’un moineau,
parce qu’elle n’est pas bête, elle prend ainsi un autre
chemin philosophique et plus sûr.

Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que
j’invoque dans le commencement de cet ouvrage ! Qui te dit
que tu n’en renifleras pas, baigné dans d’innombrables
voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines
orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de
ventre, pareil à un requin, dans l’air beau et noir, comme
si tu comprenais l’importance de cet acte et l’importance
non moindre de ton appétit légitime, lentement et
majestueusement, les rouges émanations ? Je t’assure, elles
réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô
monstre, si toutefois tu t’appliques auparavant à respirer
trois mille fois de suite la conscience maudite de
l’Éternel ! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de
contentement ineffable, d’extase immobile, ne demanderont
pas quelque chose de meilleur à l’espace, devenu embaumé
comme de parfums et d’encens ; car, elles seront rassasiées
d’un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la
magnificence et la paix des agréables cieux.

J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut
bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c’est
fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était né méchant : fatalité
extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu’il put,
pendant un grand nombre d’années ; mais, à la fin, à cause de
cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque
jour le sang lui montait à la tête ; jusqu’à ce que, ne
pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta
résolûment dans la carrière du mal... atmosphère douce ! Qui
l’aurait dit ! lorsqu’il embrassait un petit enfant, au
visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un
rasoir, et il l’aurait fait très-souvent, si Justice, avec
son long cortége de châtiments, ne l’en eût chaque fois
empêché. Il n’était pas menteur, il avouait la vérité et
disait qu’il était cruel. Humains, avez-vous entendu ? il ose
le redire avec cette plume qui tremble ! Ainsi donc, il est
une puissance plus forte que la volonté... Malédiction ! La
pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ?
Impossible. Impossible, si le mal voulait s’allier avec le
bien. C’est ce que je disais plus haut.

Il y en a qui écrivent pour rechercher les
applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du
coeur que l’imagination invente ou qu’ils peuvent avoir.
Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la
cruauté ! Délices non passagères, artificielles ; mais, qui
ont commencé avec l’homme, finiront avec lui. Le génie ne
peut-il pas s’allier avec la cruauté dans les résolutions
secrètes de la Providence ? ou, parce qu’on est cruel, ne
peut-on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes
paroles ; il ne tient qu’à vous de m’écouter, si vous le
voulez bien... Pardon, il me semblait que mes cheveux
s’étaient dressés sur ma tête ; mais, ce n’est rien, car,
avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans
leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que
ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire, il se
loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son
héros soient dans tous les hommes.

J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul,
les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et
nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par
tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la
gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les
autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible. J’ai
pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis
fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un
instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir
cette bouche meurtrie par ma propre volonté ! C’était une
erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures
empêchait d’ailleurs de distinguer si c’était là vraiment le
rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison,
je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des
humains, c’est-à-dire que je ne riais pas. J’ai vu les
hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans
l’orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de
l’acier fondu, la cruauté du requin, l’insolence de la
jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de
l’hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la
puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus
cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser
les moralistes à découvrir leur coeur, et faire retomber sur
eux la colère implacable d’en haut. Je les ai vus tous à la
fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel,
comme celui d’un enfant déjà pervers contre sa mère,
probablement excités par quelque esprit de l’enfer, les yeux
chargés d’un remords cuisant en même temps que haineux, dans un
silence glacial, n’oser émettre les méditations vastes et
ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines
d’injustice et d’horreur, et attrister de compassion le Dieu de
miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le
commencement de l’enfance jusqu’à la fin de la vieillesse, en
répandant des anathèmes incroyables, qui n’avaient pas le sens
commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre
la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et
déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur.
Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs
abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre
renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses
déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en
aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de
honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes,
soeurs des ouragans ; firmament bleuâtre, dont je n’admets pas
la beauté ; mer hypocrite, image de mon coeur ; terre, au sein
mystérieux ; habitants des sphères ; univers entier ; Dieu, qui
l’as créé avec magnificence, c’est toi que j’invoque :
montre-moi un homme qui soit bon !... Mais, que ta grâce
décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle de ce monstre,
je puis mourir d’étonnement : on meurt à moins.

On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours.
Oh ! comme il est doux d’arracher brutalement de son lit un
enfant qui n’a rien encore sur la lèvre supérieure, et, avec les
yeux très-ouverts, de faire semblant de passer suavement la main
sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux ! Puis,
tout à coup, au moment où il s’y attend le moins, d’enfoncer les
ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu’il ne meure
pas ; car, s’il mourait, on n’aurait pas plus tard l’aspect de
ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures ;
et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l’éternité
dure, l’enfant pleure. Rien n’est si bon que son sang, extrait
comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont
ses larmes, amères comme le sel. Homme, n’as-tu jamais goûté de
ton sang, quand par hasard tu t’es coupé le doigt ? Comme il est
bon, n’est-ce pas ; car, il n’a aucun goût. En outre, ne te
souviens-tu pas d’avoir un jour, dans tes réflexions lugubres,
porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée
par ce qui tombait des yeux ; laquelle main ensuite se dirigeait
fatalement vers la bouche, qui puisait à longs traits, dans
cette coupe, tremblante comme les dents de l’élève qui regarde
obliquement celui qui est né pour l’oppresser, les larmes ? Comme
elles sont bonnes, n’est-ce pas ; car, elles ont le goût du
vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus ; mais,
les larmes de l’enfant sont meilleures au palais. Lui, ne trahit
pas, ne connaissant pas encore le mal : celle qui aime le plus
trahit tôt ou tard... je le devine par analogie, quoique
j’ignore ce que c’est que l’amitié, que l’amour (il est probable
que je ne les accepterai jamais ; du moins, de la part de la race
humaine). Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtent
pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du
sang de l’adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu
déchireras ses chairs palpitantes ; et, après avoir entendu de
longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants
que poussent dans une bataille les gosiers des blessés
agonisants, alors, t’ayant écarté comme une avalanche, tu te
précipiteras de la chambre voisine, et tu feras semblant
d’arriver à son secours. Tu lui délieras les mains, aux nerfs et
aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en te
remettant à lécher ses larmes et son sang. Comme alors le
repentir est vrai ! L’étincelle divine qui est en nous, et
paraît si rarement, se montre ; trop tard ! Comme le coeur
déborde de pouvoir consoler l’innocent à qui l’on a fait du mal :
« Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui
donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom
qualifier ! Malheureux que vous êtes ! Comme vous devez souffrir !
Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la
mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis
maintenant. Hélas ! qu’est-ce donc que le bien et le mal ! Est-ce
une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre
impuissance, et la passion d’atteindre à l’infini par les moyens
même les plus insensés ? Ou bien, sont-ce deux choses
différentes ? Oui... que ce soit plutôt une même chose... car,
sinon, que deviendrai-je au jour du jugement ! Adolescent,
pardonne-moi ; c’est celui qui est devant ta figure noble et
sacrée, qui a brise tes os et déchiré les chairs qui pendent à
différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison
malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes
raisonnements, pareil à celui de l’aigle déchirant sa proie, qui
m’a pousse à commettre ce crime ; et pourtant, autant que ma
victime, je souffrais ! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis
de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés
pendant l’éternité ; ne former qu’un seul être, ma bouche collée
à ta bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas
complète. Alors, tu me déchireras, sans jamais t’arrêter, avec
les dents et les ongles à la fois. Je parerai mon corps de
guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire ; et nous
souffrirons tous les deux, moi, d’être déchiré, toi, de me
déchirer... ma bouche collée à ta bouche. O adolescent, aux
cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je
te conseille ? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu
rendras heureuse ma conscience. » Après avoir parlé ainsi, en
même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras
aimé du même être : c’est le bonheur le plus grand que l’on
puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre à l’hôpital ;
car, le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t’appellera bon,
et les couronnes de laurier et les médailles d’or cacheront tes
pieds nus, épars sur la grande tombe, à la figure vieille. O
toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui
consacre la sainteté du crime, je sais que ton pardon fut
immense comme l’univers. Mais, moi, j’existe encore !

J’ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le
désordre dans les familles. Je me rappelle la nuit qui précéda
cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau.
J’entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui me dit :
« Je vais t’éclairer. Lis l’inscription. Ce n’est pas de moi que
vient cet ordre suprême. » Une vaste lumière couleur de sang, à
l’aspect de laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras
tombèrent inertes, se répandit dans les airs jusqu’à l’horizon.
Je m’appuyai contre une muraille en ruine, car j’allais tomber,
et je lus : « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire : vous
savez pourquoi. Ne priez pas pour lui. » Beaucoup d’hommes
n’auraient peut-être pas eu autant de courage que moi. Pendant
ce temps, une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi,
à elle, avec une figure triste : « Tu peux te relever. » Je lui
tendis la main avec laquelle le fratricide égorge sa soeur. Le
ver luisant, à moi : « Toi, prends une pierre et
tue-la. — Pourquoi ? lui dis-je. » Lui, à moi : « Prends garde à
toi ; le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci
s’appelle Prostitution. » Les larmes dans les yeux, la rage dans
le coeur, je sentis naître en moi une force inconnue. Je pris
une grosse pierre ; après bien des efforts, je la soulevai avec
peine jusqu’à la hauteur de ma poitrine ; je la mis sur l’épaule
avec les bras. Je gravis une montagne jusqu’au sommet : de là,
j’écrasai le ver luisant. Sa tête s’enfonça sous le sol d’une
grandeur d’homme ; la pierre rebondit jusqu’à la hauteur de six
églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux
s’abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense
cône renversé. Le calme reparut à la surface ; la lumière de sang
ne brilla plus. « Hélas ! hélas ! s’écria la belle femme nue ;
qu’as-tu fait ? » Moi, à elle : « Je te préfère à lui ; parce
que j’ai pitié des malheureux. Ce n’est pas ta faute, si la
justice éternelle t’a créée. » Elle, à moi : « Un jour, les
hommes me rendront justice ; je ne t’en dis pas davantage.
Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma
tristesse infinie. Il n’y a que toi et les monstres hideux qui
grouillent dans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es
bon. Adieu, toi qui m’as aimée ! » Moi, à elle : « Adieu ! Encore
une fois : adieu ! Je t’aimerai toujours !... Dès aujourd’hui,
j’abandonne la vertu. » C’est pourquoi, ô peuples, quand vous
entendrez le vent d’hiver gémir sur la mer et près de ses bords,
ou au dessus des grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris
le deuil pour moi, ou à travers les froides régions polaires,
dites : « Ce n’est pas l’esprit de Dieu qui passe : ce n’est que
le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements
graves du Montévidéen. » Enfants, c’est moi qui vous le dis.
Alors, pleins de miséricorde, agenouillez-vous ; et que les
hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues prières

Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits
isolés de la campagne, l’on voit, plongé dans d’amères
réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes,
indécises, fantastiques. L’ombre des arbres, tantôt vite,
tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes,
en s’aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le
temps, lorsque j’étais emporté sur les ailes de la jeunesse,
cela me faisait rêver, me paraissait étrange ; maintenant, j’y
suis habitué. Le vent gémit à travers les feuilles ses notes
langoureuses, et le hibou chante sa grave complainte, qui
fait dresser les cheveux à ceux qui l’entendent. Alors, les
chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes, s’échappent
des fermes lointaines ; ils courent dans la campagne, çà et
là, en proie à la folie. Tout à coup, ils s’arrêtent,
regardent de tous les côtés avec une inquiétude farouche,
l’oeil en feu ; et, de même que les éléphants, avant de
mourir, jettent dans le désert un dernier regard au ciel,
élevant désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles
inertes, de même les chiens laissent leurs oreilles inertes,
élèvent la tête, gonflent le cou terrible, et se mettent à
aboyer, tour à tour, soit comme un enfant qui crie de faim,
soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d’un toit, soit
comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond
atteint de la peste à l’hôpital, soit comme une jeune fille
qui chante un air sublime, contre les étoiles au nord, contre
les étoiles à l’est, contre les étoiles au sud, contre les
étoiles à l’ouest ; contre la lune ; contre les montagnes,
semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans
l’obscurité ; contre l’air froid qu’ils aspirent à pleins
poumons, qui rend l’intérieur de leur narine, rouge, brûlant ;
contre le silence de la nuit ; contre les chouettes, dont le
vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une
grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les
petits ; contre les lièvres, qui disparaissent en un clin
d’oeil ; contre le voleur, qui s’enfuit au galop de son cheval
après avoir commis un crime ; contre les serpents, remuant
les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer les
dents ; contre leurs propres aboiements, qui leur font peur à
eux-mêmes ; contre les crapauds, qu’ils broient d’un coup sec
de mâchoire (pourquoi se sont-ils éloignés du marais ?) ;
contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercées, sont
autant de mystères qu’ils ne comprennent pas, qu’ils veulent
découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents ; contre les
araignées, suspendues entre leurs longues pattes, qui
grimpent sur les arbres pour se sauver ; contre les corbeaux,
qui n’ont pas trouvé de quoi manger pendant la journée, et
qui s’en reviennent au gîte l’aile fatiguée ; contre les
rochers du rivage ; contre les feux, qui paraissent aux mats
des navires invisibles ; contre le bruit sourd des vagues ;
contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos
noir, puis s’enfoncent dans l’abîme ; et contre l’homme qui
les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau à
courir la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes,
par dessus les fosses, les chemins, les champs, les herbes et
les pierres escarpées. On les dirait atteints de la rage,
cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs
hurlements prolongés épouvantent la nature. Malheur au
voyageur attardé ! Les amis des cimetières se jetteront sur
lui, le déchireront, le mangeront, avec leur bouche d’où
tombe du sang ; car, ils n’ont pas les dents gâtées. Les
animaux sauvages, n’osant pas s’approcher pour prendre part
au repas de chair, s’enfuient à perte de vue, tremblants.
Après quelques heures, les chiens, harassés de courir çà et
là, presque morts, la langue en dehors de la bouche, se
précipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu’ils
font, et se déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité
incroyable. Ils n’agissent pas ainsi par cruauté. Un jour,
avec des yeux vitreux, ma mère me dit : « Lorsque tu seras
dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans
la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en
dérision ce qu’ils font : ils ont soif insatiable de l’infini,
comme toi, comme moi, comme le reste des humains, à la
figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre
devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez
sublime. » Depuis ce temps, je respecte le voeu de la morte.
Moi, comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini... Je
ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de
l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça
m’étonne... je croyais être davantage ! Au reste, que
m’importe d’où je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma
volonté, j’aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du
requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la
cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant. Vous, qui me
regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un
souffle empoisonné. Nul n’a encore vu les rides vertes de mon
front ; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux
arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les
rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que
je parcourus souvent, quand j’avais sur ma tête des cheveux
d’une autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations
des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents,
les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme
une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie,
avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit
l’intérieur des cheminées : il ne faut pas que les yeux
soient témoins de la laideur que l’Etre suprême, avec un
sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin,
quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la
joie et la chaleur salutaires dans toute la nature, tandis
qu’aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement
l’espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma
caverne aimée, dans un désespoir qui m’enivre comme le vin,
je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux.
Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage !
Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre !
Pourtant, je sens que je respire ! Comme un condamné qui
essaie ses muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va
bientôt monter à l’échafaud, debout, sur mon lit de paille,
les yeux fermés, je tourne lentement mon col de droite a
gauche, de gauche à droite, pendant des heures entières ; je
ne tombe pas raide mort. De moment en moment, lorsque mon col
ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, qu’il
s’arrête, pour se remettre à tourner dans un sens opposé, je
regarde subitement l’horizon, à travers les rares interstices
laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent
l’entrée : je ne vois rien ! Rien... si ce ne sont les
campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres et avec
les longues files d’oiseaux qui traversent les airs. Cela me
trouble le sang et le cerveau... Qui donc, sur la tête, me
donne des coups de barre de fer, comme un marteau frappant
l’enclume ?

Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix
la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre.
Vous, faites attention à ce qu’elle contient, et gardez-vous
de l’impression pénible qu’elle ne manquera pas de laisser,
comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne
croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis
pas encore un squelette, et la vieillesse n’est pas collée à
mon front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison
avec le cygne, au moment où son existence s’envole, et ne
voyez devant vous qu’un monstre, dont je suis heureux que
vous ne puissiez pas apercevoir la figure ; mais, moins
horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un
criminel... Assez sur ce sujet. Il n’y a pas longtemps que
j’ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux, et mes
souvenirs sont vivaces comme si je l’avais quittée la veille.
Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi,
dans cette lecture que je me repens déjà de vous offrir, et
ne rougissez pas à la pensée de ce qu’est le coeur humain. O
poulpe, au regard de soie ! toi, dont l’âme est inséparable de
la mienne ; toi, le plus beau des habitants du globe
terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents
ventouses ; toi, en qui siégent noblement, comme dans leur
résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien
indestructible, la douce vertu communicative et les grâces
divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure
contre ma poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur
quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que
j’adore !

Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles
proportionnellement à ces marques azurées que l’on voit sur
le dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu, appliqué
sur le corps de la terre : j’aime cette comparaison. Ainsi, à
ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu’on
croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en
laissant des ineffaçables traces, sur l’âme profondément
ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans
qu’on s’en rende toujours compte, les rudes commencements de
l’homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le
quitte plus. Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui
réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que
trop les petits yeux de l’homme, pareils à ceux du sanglier
pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la
perfection circulaire du contour. Cependant, l’homme s’est
cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que
l’homme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais,
qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute ; car,
pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de
mépris ? Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, tu es le symbole de l’identité : toujours
égal à toi-même. Tu ne varies pas d’une manière essentielle,
et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans
quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet.
Tu n’es pas comme l’homme, qui s’arrête dans la rue, pour
voir deux boule-dogues s’empoigner au cou, mais, qui ne
s’arrête pas, quand un enterrement passe ; qui est ce matin
accessible et ce soir de mauvaise humeur ; qui rit aujourd’hui
et pleure demain. Je te salue, vieil océan ! Vieil océan, il
n’y aurait rien d’impossible à ce que tu caches dans ton sein
de futures utilités pour l’homme. Tu lui as déjà donné la
baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux
avides des sciences naturelles les mille secrets de ton
intime organisation : tu es modeste. L’homme se vante sans
cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, les différentes espèces de poissons que tu
nourris n’ont pas juré fraternité entre elles. Chaque espèce
vit de son côté. Les tempéraments et les conformations qui
varient dans chacune d’elles, expliquent, d’une manière
satisfaisante, ce qui ne paraît d’abord qu’une anomalie. Il
en est ainsi de l’homme, qui n’a pas les mêmes motifs
d’excuse. Un morceau de terre est-il occupé par trente
millions d’êtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne
pas se mêler de l’existence de leurs voisins, fixés comme des
racines sur le morceau de terre qui suit. En descendant du
grand au petit, chaque homme vit comme un sauvage dans sa
tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable,
accroupi pareillement dans une autre tanière. La grande
famille universelle des humains est une utopie digne de la
logique la plus médiocre. En outre, du spectacle de tes
mamelles fécondes, se dégage la notion d’ingratitude ; car, on
pense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats envers
le Créateur, pour abandonner le fruit de leur misérable
union. Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer
qu’à la mesure qu’on se fait de ce qu’il a fallu de puissance
active pour engendrer la totalité de ta masse. On ne peut pas
t’embrasser d’un coup d’oeil. Pour te contempler, il faut que
la vue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers
les quatre points de l’horizon, de même qu’un mathématicien,
afin de résoudre une équation algébrique, est obligé
d’examiner séparément les divers cas possibles, avant de
trancher la difficulté. L’homme mange des substances
nourrissantes, et fait d’autres efforts, dignes d’un meilleur
sort, pour paraître gras. Qu’elle se gonfle tant qu’elle
voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille, elle ne
t’égalera pas en grosseur ; je le suppose, du moins. Je te
salue, vieil océan ! Vieil océan, tes eaux sont amères. C’est
exactement le même goût que le fiel que distille la critique
sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelqu’un
a du génie, on le fait passer pour un idiot ; si quelque autre
est beau de corps, c’est un bossu affreux. Certes, il faut
que l’homme sente avec force son imperfection, dont les trois
quarts d’ailleurs ne sont dus qu’à lui-même, pour la
critiquer ainsi ! Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, les hommes, malgré l’excellence de leurs
méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés par les moyens
d’investigation de la science, à mesurer la profondeur
vertigineuse de tes abîmes ; tu en as que les sondes les plus
longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles. Aux
poissons... ça leur est permis : pas aux hommes. Souvent, je
me suis demandé quelle chose était le plus facile à
reconnaître : la profondeur de l’océan ou la profondeur du
coeur humain ! Souvent, la main portée au front, debout sur
les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre les mâts
d’une façon irrégulière, je me suis surpris, faisant
abstraction de tout ce qui n’était pas le but que je
poursuivais, m’efforçant de résoudre ce difficile problème !
Oui, quel est le plus profond, le plus impénétrable des deux
 : l’océan ou le coeur humain ? Si trente ans d’expérience de
la vie peuvent jusqu’à un certain point pencher la balance
vers l’une ou l’autre de ces solutions, il me sera permis de
dire que, malgré la profondeur de l’océan, il ne peut pas se
mettre en ligne, quant à la comparaison sur cette propriété,
avec la profondeur du coeur humain. J’ai été en relation avec
des hommes qui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante
ans, et chacun ne manquait pas de s’écrier : « Ils ont fait
le bien sur cette terre, c’est-à-dire qu’ils ont pratiqué la
charité : voilà tout, ce n’est pas malin, chacun peut en
faire autant. » Qui comprendra pourquoi deux amants qui
s’idolâtraient la veille, pour un mot mal interprété,
s’écartent, l’un vers l’orient, l’autre vers l’occident, avec
les aiguillons de la haine, de la vengeance, de l’amour et du
remords, et ne se revoient plus, chacun drapé dans sa fierté
solitaire. C’est un miracle qui se renouvelle chaque jour
et qui n’en est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi
l’on savoure non seulement les disgrâces générales de ses
semblables, mais encore les particulières de ses amis les
plus chers, tandis que l’on en est affligé en même temps ? Un
exemple incontestable pour clore la série : l’homme dit
hypocritement oui et pense non. C’est pour cela que les
marcassins de l’humanité ont tant de confiance les uns dans
les autres et ne sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie
beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes l’ont
appris à leurs propres dépens. Ils ont beau employer toutes
les ressources de leur génie... incapables de te dominer. Ils
ont trouvé leur maître. Je dis qu’ils ont trouvé quelque
chose de plus fort qu’eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom
est : l’océan ! La peur que tu leur inspires est telle,
qu’ils te respectent. Malgré cela, tu fais valser leurs plus
lourdes machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur
fais faire des sauts gymnastiques jusqu’au ciel, et des
plongeons admirables jusqu’au fond de tes domaines : un
saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand
tu ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis
bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes
entrailles aquatiques, comment se portent les poissons, et
surtout comment ils se portent eux-mêmes. L’homme dit : « Je
suis plus intelligent que l’océan. » C’est possible ; c’est
même assez vrai ; mais l’océan lui est plus redoutable que
lui à l’océan : c’est ce qu’il n’est pas nécessaire de
prouver. Ce patriarche observateur, contemporain des
premières époques de notre globe suspendu, sourit de pitié,
quand il assiste aux combats navals des nations. Voilà une
centaine de léviathans qui sont sortis des mains de
l’humanité. Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris
des blessés, les coups de canon, c’est du bruit fait exprès
pour anéantir quelques secondes. Il paraît que le drame est
fini, et que l’océan a tout mis dans son ventre. La gueule
est formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la
direction de l’inconnu ! Pour couronner enfin la stupide
comédie, qui n’est pas même intéressante, on voit, au milieu
des airs, quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se
met à crier, sans arrêter l’envergure de son vol : « Tiens ! ...
je la trouve mauvaise ! Il y avait en bas des points
noirs ; j’ai fermé les yeux : ils ont disparu. » Je te salue,
vieil océan !

Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours
la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu
t’enorgueillis à juste titre de ta magnificence native, et
des éloges vrais que je m’empresse de te donner. Balancé
voluptueusement par les molles effluves de ta lenteur
majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs
dont le souverain pouvoir t’a gratifié, tu déroules, au
milieu d’un sombre mystère, sur toute ta surface sublime,
tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de ta
puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement,
séparées par de courts intervalles. A peine l’une diminue,
qu’une autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées
du bruit mélancolique de l’écume qui se fond, pour nous
avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains, ces
vagues vivantes, meurent l’un après l’autre, d’une manière
monotone ; mais, sans laisser de bruit écumeux). L’oiseau de
passage se repose sur elles avec confiance, et se laisse
abandonner à leurs mouvements, pleins d’une grâce fière,
jusqu’à ce que les os de ses ailes aient recouvré leur
vigueur accoutumée pour continuer le pèlerinage aérien. Je
voudrais que la majesté humaine ne fût que l’incarnation du
reflet de la tienne. Je demande beaucoup, et ce souhait
sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de
l’infini, est immense comme la réflexion du philosophe,
comme l’amour de la femme, comme la beauté divine de
l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau
que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère ?
Remue-toi avec impétuosité... plus... plus encore, si tu
veux que je te compare à la vengeance de Dieu ; allonge tes
griffes livides, en te frayant un chemin sur ton propre
sein... c’est bien. Déroule tes vagues épouvantables, océan
hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe,
prosterné à tes genoux. La majesté de l’homme est empruntée ;
il ne m’imposera point : toi, oui. Oh ! quand tu t’avances, la
crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux
comme d’une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes
les unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu es,
pendant que tu pousses, des profondeurs de ta poitrine,
comme accablé d’un remords intense que je ne puis pas
découvrir, ce sourd mugissement perpétuel que les hommes
redoutent tant, même quand ils te contemplent, en sûreté,
tremblants sur le rivage, alors, je vois qu’il ne
m’appartient pas, le droit insigne de me dire ton égal.
C’est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te
donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d’amour
que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me
faisais douloureusement penser à mes semblables, qui forment
avec toi le plus ironique contraste, l’antithèse la plus
bouffonne que l’on ait jamais vue dans la création : je ne
puis pas t’aimer, je te déteste. Pourquoi reviens-je à toi,
pour la millième fois, vers tes bras amis, qui
s’entr’ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit
disparaître la fièvre à leur contact ! Je ne connais pas ta
destinée cachée ; tout ce qui te concerne m’intéresse.
Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres.
Dis-le moi... dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas
attrister ceux qui n’ont encore connu que les illusions), et
si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes
eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut que tu me le dises,
parce que je me réjouirais de savoir l’enfer si près de
l’homme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de
mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je
veux te saluer et te faire mes adieux ! Vieil océan, aux
vagues de cristal... Mes yeux se mouillent de larmes
abondantes, et je n’ai pas la force de poursuivre ; car, je
sens que le moment venu de revenir parmi les hommes, à
l’aspect brutal ; mais... courage ! Faisons un grand effort,
et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre
destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan !

On ne me verra pas, à mon heure dernière (j’écris ceci
sur mon lit de mort), entouré de prêtres. Je veux mourir,
bercé par la vague de la mer tempêtueuse, ou debout sur la
montagne... les yeux en haut, non : je sais que mon
anéantissement sera complet. D’ailleurs, je n’aurais pas de
grâce à espérer. Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire ?
J’avais dit que personne n’entrât. Qui que vous soyez,
éloignez-vous ; mais, si vous croyez apercevoir quelque
marque de douleur ou de crainte sur mon visage d’hyène
(j’use de cette comparaison, quoique l’hyène soit plus belle
que moi, et plus agréable à voir), soyez détrompé : qu’il
s’approche. Nous sommes dans une nuit d’hiver, alors que les
éléments s’entre-choquent de toutes parts, que l’homme a
peur, et que l’adolescent médite quelque crime sur un de ses
amis, s’il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le vent,
dont les sifflements plaintifs attristent l’humanité, depuis
que le vent, l’humanité existent, quelques moments avant
l’agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à
travers le monde, impatient de ma mort. Je jouirai encore,
en secret, des exemples nombreux de la méchanceté humaine
(un frère, sans être vu, aime à voir les actes de ses
frères). L’aigle, le corbeau, l’immortel pélican, le canard
sauvage, la grue voyageuse, éveillés, grelottant de froid,
me verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible
et content. Ils ne sauront ce que cela signifie. Sur la
terre, la vipère, l’oeil gros du crapaud, le tigre,
l’éléphant ; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau,
l’informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont
quelle est cette dérogation à la loi de la nature. L’homme,
tremblant, collera son front contre la terre, au milieu de
ses gémissements. « Oui, je vous surpasse tous par ma
cruauté innée, cruauté qu’il n’a pas dépendu de moi
d’effacer. Est-ce pour ce motif que vous vous montrez devant
moi dans cette prosternation ? ou bien, est-ce parce que
vous me voyez parcourir, phénomène nouveau, comme une comète
effrayante, l’espace ensanglanté ? (Il me tombe une pluie de
sang de mon vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que
pousse l’ouragan devant soi.) Ne craignez rien, enfants, je
ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m’avez fait est
trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour
qu’il soit volontaire. Vous autres, vous avez marché dans
votre voie, moi, dans la mienne, pareilles toutes les deux,
toutes les deux perverses. Nécessairement, nous avons dû
nous rencontrer, dans cette similitude de caractère ; le choc
qui en est résulté nous a été réciproquement fatal. » Alors,
les hommes relèveront peu à peu la tête, en reprenant
courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou
comme l’escargot. Tout à coup, leur visage brûlant,
décomposé, montrant les plus terribles passions, grimacera
de telle manière que les loups auront peur. Ils se
dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles
imprécations ! quels déchirements de voix ! Ils m’ont reconnu.
Voilà que les animaux de la terre se réunissent aux hommes,
font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine
réciproque ; les deux haines sont tournées contre l’ennemi
commun, moi ; on se rapproche par un assentiment universel.
Vents, qui me soutenez, élevez-moi plus haut ; je crains la
perfidie. Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux,
témoin, une fois de plus, des conséquences des passions,
complètement satisfait... Je te remercie, ô rhinolophe, de
m’avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi, dont
le nez est surmonté d’une crête en forme de fer à cheval : je
m’aperçois, en effet, que ce n’était malheureusement qu’une
maladie passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la
vie. Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer
le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi
cette hypothèse n’est-elle pas la réalité !

Une famille entoure une lampe posée sur la table :

— Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur
cette chaise.

— Ils n’y sont pas, mère.

— Va les chercher alors dans l’autre chambre. Te
rappelles-tu cette époque, mon doux maître, où nous faisions
des voeux, pour avoir un enfant, dans lequel nous
renaîtrions une seconde fois, et qui serait le soutien de
notre vieillesse ?

— Je me la rappelle, et Dieu nous a exaucés. Nous
n’avons pas à nous plaindre de notre lot sur cette terre.
Chaque jour nous bénissons la Providence de ses bienfaits.
Notre Édouard possède toutes les grâces de sa mère.

— Et les mâles qualités de son père.

— Voici les ciseaux, mère ; je les ai enfin trouvés.

Il reprend son travail... Mais, quelqu’un s’est
présenté à la porte d’entrée, et contemple, pendant quelques
instants, le tableau qui s’offre a ses yeux :

— Que signifie ce spectacle ! Il y a beaucoup de gens qui
sont moins heureux que ceux-là. Quel est le raisonnement
qu’ils se font pour aimer l’existence ? Éloigne-toi,
Maldoror, de ce foyer paisible ; ta place n’est pas ici.

Il s’est retiré !

— Je ne sais comment cela se fait ; mais, je sens les
facultés humaines qui se livrent des combats dans mon coeur.
Mon âme est inquiète, et sans savoir pourquoi ; l’atmosphère
est lourde.

— Femme, je ressens les mêmes impressions que toi ; je
tremble qu’il ne nous arrive quelque malheur. Ayons
confiance en Dieu ; en lui est le suprême espoir.

— Mère, je respire à peine ; j’ai mal à la tête.

— Toi aussi, mon fils ! Je vais te mouiller le front et
les tempes avec du vinaigre.

— Non, bonne mère...

Voyez, il appuie son corps sur le revers de la chaise,
fatigué.

— Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais
expliquer. Maintenant, le moindre objet me contrarie.

— Comme tu es pâle ! La fin de cette veillée ne se
passera pas sans que quelque événement funeste nous plonge
tous les trois dans le lac du désespoir ! J’entends dans le
lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.

— Mon fils !

— Ah ! mère !... j’ai peur !

— Dis-moi vite si tu souffres.

— Mère, je ne souffre pas... Je ne dis pas la vérité.

Le père ne revient pas de son étonnement :

— Voilà des cris que l’on entend quelquefois, dans le
silence des nuits sans étoiles. Quoique nous entendions ces
cris, néanmoins, celui qui les pousse n’est pas près d’ici ;
car, on peut entendre ces gémissements à trois lieues de
distance, transportés par le vent d’une cité à une autre. On
m’avait souvent parlé de ce phénomène ; mais, je n’avais
jamais eu l’occasion de juger par moi-même de sa véracité,
Femme, tu me parlais de malheur ; si malheur plus réel exista
dans la longue spirale du temps, c’est le malheur de celui
qui trouble maintenant le sommeil de ses semblables...
J’entends dans le lointain des cris prolongés de la
douleur la plus poignante.

— Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité
pour son pays, qui l’a repoussé de son sein. Il va de
contrée en contrée, abhorré partout. Les uns disent qu’il
est accablé d’une espèce de folie originelle, depuis son
enfance. D’autres croient savoir qu’il est d’une cruauté
extrême et instinctive, dont il a honte lui-même, et que ses
parents en sont morts de douleur. Il y en a qui prétendent
qu’on l’a flétri d’un surnom dans sa jeunesse ; qu’il en est
resté inconsolable le reste de son existence, parce que sa
dignité blessée voyait là une preuve flagrante de la
méchanceté des hommes, qui se montre aux premières années,
pour augmenter ensuite. Ce surnom était le vampire !...

J’entends dans le lointain des cris prolongés de la
douleur la plus poignante.

— Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trève ni
repos, des cauchemars horribles lui font le saigner le
sang par la bouche et les oreilles ; et que des spectres
s’asseoient au chevet de son lit, et lui jettent à la face,
poussés malgré eux par une force inconnue, tantôt d’une voix
douce, tantôt d’une voix pareille aux rugissements des
combats, avec une persistance implacable, ce surnom toujours
vivace, toujours hideux, et qui ne périra qu’avec l’univers.
Quelques-uns même ont affirmé que l’amour l’a réduit dans
cet état ; ou que ces cris témoignent du repentir de quelque
crime enseveli dans la nuit de son passé mystérieux. Mais le
plus grand nombre pense qu’un incommensurable orgueil le
torture, comme jadis Satan, et qu’il voudrait égaler Dieu...

J’entends dans le lointain des cris prolongés de la
douleur la plus poignante.

— Mon fils, ce sont là des confidences exceptionnelles ;
je plains ton âge de les avoir entendues, et j’espère que tu
n’imiteras jamais cet homme.

— Parle, ô mon Édouard ; réponds que tu n’imiteras jamais
cet homme.

— O mère, bien-aimée, à qui je dois le jour, je te
promets, si la sainte promesse d’un enfant a quelque valeur,
de ne jamais imiter cet homme.

— C’est parfait, mon fils ; il faut obéir à sa mère, en
quoi que ce soit.

On n’entend plus les gémissements.

— Femme, as-tu fini ton travail ?

— Il me manque quelques points à cette chemise, quoique
nous ayons prolongé la veillée bien tard.

— Moi, aussi, je n’ai pas fini un chapitre commencé.
Profitons des dernières lueurs de la lampe ; car, il n’y a
presque plus d’huile, et achevons chacun notre travail...
L’enfant s’est écrié :

— Si Dieu nous laisse vivre !

— Ange radieux, viens à moi ; tu te promèneras dans la
prairie, du matin jusqu’au soir ; tu ne travailleras point.
Mon palais magnifique est construit avec des murailles
d’argent, des colonnes d’or et des portes de diamants. Tu te
coucheras quand tu voudras, au son d’une musique céleste,
sans faire ta prière. Quand, au matin, le soleil montrera
ses rayons resplendissants et que l’alouette joyeuse
emportera, avec elle, son cri, à perte de vue, dans les
airs, tu pourras rester encore au lit, jusqu’à ce que cela
te fatigue. Tu marcheras sur les tapis les plus précieux ; tu
seras constamment enveloppé dans une atmosphère composée des
essences parfumées des fleurs les plus odorantes.

— Il est temps de reposer le corps et l’esprit. Lève-toi,
mère de famille, sur tes chevilles musculeuses. Il est juste
que tes doigts raidis abandonnent l’aiguille du travail
exagéré. Les extrêmes n’ont rien de bon.

— Oh ! que ton existence sera suave ! Je te donnerai une
bague enchantée ; quand tu en retourneras le rubis, tu seras
invisible, comme les princes, dans les contes de fées.

— Remets tes armes quotidiennes dans l’armoire
protectrice, pendant que, de mon côté, j’arrange mes
affaires.

— Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire, tu
reparaîtras tel que la nature t’a formé, ô jeune magicien.
Cela, parce que je t’aime et que j’aspire à faire ton
bonheur.

— Va-t’en, qui que tu sois ; ne me prends pas par les
épaules.

— Mon fils, ne t’endors point, bercé par les rêves de
l’enfance : la prière en commun n’est pas commencée et tes
habits ne sont pas encore soigneusement placés sur une
chaise... A genoux ! Éternel créateur de l’univers, tu
montres ta bonté inépuisable jusque dans les plus petites
choses.

— Tu n’aimes donc pas les ruisseaux limpides, où
glissent des milliers de petits poissons, rouges, bleus et
argentés ? Tu les prendras avec un filet si beau, qu’il les
attirera de lui-même, jusqu’à ce qu’il soit rempli. De la
surface, tu verras des cailloux luisants, plus polis que le
marbre.

— Mère, vois ces griffes ; je me méfie de lui ; mais ma
conscience est calme, car je n’ai rien à me reprocher.

— Tu nous vois, prosternés à tes pieds, accablés du
sentiment de ta grandeur. Si quelque pensée orgueilleuse
s’insinue dans notre imagination, nous la rejetons aussitôt
avec la salive du dédain et nous t’en faisons le sacrifice
irrémissible.

— Tu t’y baigneras avec de petites filles, qui
t’enlaceront de leurs bras. Une fois sortis du bain, elles
te tresseront des couronnes de roses et d’oeillets. Elles
auront des ailes transparentes de papillon et des cheveux
d’une longueur ondulée, qui flottent autour de la
gentillesse de leur front.

— Quand même ton palais serait plus beau que le cristal,
je ne sortirais pas de cette maison pour te suivre. Je crois
que tu n’es qu’un imposteur, puisque tu me parles si
doucement, de crainte de te faire entendre. Abandonner ses
parents est une mauvaise action. Ce n’est pas moi qui serais
fils ingrat. Quant à tes petites filles, elles ne sont pas
si belles que les yeux de ma mère.

— Toute notre vie s’est épuisée dans les cantiques de ta
gloire. Tels nous avons été jusqu’ici, tels nous serons,
jusqu’au moment où nous recevrons de toi l’ordre de quitter
cette terre.

— Elles t’obéiront à ton moindre signe et ne songeront
qu’à te plaire. Si tu désires l’oiseau qui ne se repose
jamais, elles te l’apporteront. Si tu désires la voiture de
neige, qui transporte au soleil en un clin d’oeil, elles te
l’apporteront. Que ne t’apporteraient-elles pas ! Elles
t’apporteraient même le cerf-volant, grand comme une tour,
qu’on a caché dans la lune, et à la queue duquel sont
suspendus, par des liens de soie, des oiseaux de toute
espèce. Fais attention à toi... écoute mes conseils.

— Fais ce que tu voudras ; je ne veux pas interrompre la
prière, pour appeler au secours. Quoique ton corps
s’évapore, quand je veux l’écarter, sache que je ne te
crains pas.

— Devant toi, rien n’est grand, si ce n’est la flamme
exhalée d’un coeur pur.

— Réfléchis à ce que je t’ai dit, si tu ne veux pas t’en
repentir.

— Père céleste, conjure, conjure les malheurs qui
peuvent fondre sur notre famille.

— Tu ne veux donc pas te retirer, mauvais esprit ?

— Conserve cette épouse chérie, qui m’a consolé dans mes
découragements...

— Puisque tu me refuses, je te ferai pleurer et grincer
des dents comme un pendu.

— Et ce fils aimant, dont les chastes lèvres
s’entr’ouvrent à peine aux baisers de l’aurore de vie.

— Mère, il m’étrangle... Père, secourez-moi... Je ne
puis plus respirer... Votre bénédiction !

Un cri d’ironie immense s’est élevé dans les airs.
Voyez comme les aigles, étourdis, tombent du haut des
nuages, en roulant sur eux-mêmes, littéralement foudroyés
par la colonne d’air.

— Son coeur ne bat plus... Et celle-ci est morte, en
même temps que le fruit de ses entrailles, fruit que je ne
reconnais plus, tant il est défiguré... Mon épouse !... Mon
fils !... Je me rappelle un temps lointain où je fus époux et
père.

Il s’était dit, devant le tableau qui s’offrit à ses
yeux, qu’il ne supporterait pas cette injustice. S’il est
efficace, le pouvoir que lui ont accordé les esprits
infernaux, ou plutôt qu’il tire de lui-même, cet enfant,
avant que la nuit s’écoule, ne devait plus être.

Celui qui ne sait pas pleurer (car, il a toujours
refoulé la souffrance en dedans) remarqua qu’il se trouvait
en Norwége. Aux îles Foeroé, il assista à la recherche des
nids d’oiseaux de mer, dans les crevasses à pic, et s’étonna
que la corde de trois cents mètres, qui retient
l’explorateur au dessus du précipice, fût choisie d’une
telle solidité. Il voyait là, quoi qu’on dise, un exemple
frappant de la bonté humaine, et il ne pouvait en croire ses
yeux. Si c’était lui qui eût dû préparer la corde, il aurait
fait des entailles en plusieurs endroits, afin qu’elle se
coupât, et précipitât le chasseur dans la mer ! Un soir, il
se dirigea vers un cimetière, et les adolescents qui
trouvent du plaisir à violer les cadavres de belles femmes
mortes depuis peu, purent, s’ils le voulurent, entendre la
conversation suivante, perdue dans le tableau d’une action
qui va se dérouler en même temps.

— N’est-ce pas, fossoyeur, que tu voudras causer avec
moi ? Un cachalot s’élève peu à peu du fond de la mer, et
montre sa tête au-dessus des eaux, pour voir le navire qui
passe dans ces parages solitaires. La curiosité naquit avec
l’univers.

— Ami, il m’est impossible d’échanger des idées avec
toi. Il y a longtemps que les doux rayons de la lune font
briller le marbre des tombeaux. C’est l’heure silencieuse où
plus d’un être humain rêve qu’il voit apparaître des femmes
enchaînées, traînant leurs linceuls, couverts de taches de
sang, comme un ciel noir, d’étoiles. Celui qui dort pousse
des gémissements, pareils à ceux d’un condamné à mort,
jusqu’à ce qu’il se réveille, et s’aperçoive que la réalité
est trois fois pire que le rêve. Je dois finir de creuser
cette fosse, avec ma bêche infatigable, afin qu’elle soit
prête demain matin. Pour faire un travail sérieux, il ne
faut pas faire deux choses à la fois.

— Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux !
Tu crois que creuser une fosse est un travail sérieux !

— Lorsque le sauvage pélican se résout à donner sa
poitrine à dévorer à ses petits, n’ayant pour témoin que
celui qui sut créer un pareil amour, afin de faire honte aux
hommes, quoique le sacrifice soit grand, cet acte se
comprend. Lorsqu’un jeune homme voit, dans les bras de son
ami, une femme qu’il idolâtrait, il se met alors à fumer un
cigare ; il ne sort pas de la maison, et se noue d’une amitié
indissoluble avec la douleur ; cet acte se comprend. Quand un
élève interne, dans un lycée, est gouverné, pendant des
années, qui sont des siècles, du matin jusqu’au soir et du
soir jusqu’au lendemain, par un paria de la civilisation,
qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots
tumultueux d’une haine vivace, monter, comme une épaisse
fumée, à son cerveau, qui lui paraît près d’éclater. Depuis
le moment où on l’a jeté dans la prison, jusqu’à celui, qui
s’approche, où il en sortira, une fièvre intense lui jaunit
la face, rapproche ses sourcils, et lui creuse les yeux. La
nuit, il réfléchit, parce qu’il ne veut pas dormir. Le jour,
sa pensée s’élance au-dessus des murailles de la demeure de
l’abrutissement, jusqu’au moment où il s’échappe, ou qu’on
le rejette, comme un pestiféré, de ce cloître éternel ; cet
acte se comprend. Creuser une fosse dépasse souvent les
forces de la nature. Comment veux-tu, étranger, que la
pioche remue cette terre, qui d’abord nous nourrit, et puis
nous donne un lit commode, préservé du vent de l’hiver
soufflant avec furie dans ces froides contrées, lorsque
celui qui tient la pioche, de ses tremblantes mains, après
avoir toute la journée palpé convulsivement les joues des
anciens vivants qui rentrent dans son royaume, voit, le
soir, devant lui, écrit en lettres de flammes, sur chaque
croix de bois, l’énoncé du problème effrayant que l’humanité
n’a pas encore résolu : la mortalité ou l’immortalité de
l’âme. Le créateur de l’univers, je lui ai toujours conservé
mon amour ; mais, si, après la mort, nous ne devons plus
exister, pourquoi vois-je, la plupart des nuits, chaque
tombe s’ouvrir, et leurs habitants soulever doucement les
couvercles de plomb, pour aller respirer l’air frais.

— Arrête-toi dans ton travail. L’émotion t’enlève tes
forces ; tu me parais faible comme le roseau ; ce serait une
grande folie de continuer. Je suis fort ; je vais prendre ta
place. Toi, mets-toi à l’écart ; tu me donneras des conseils,
si je ne fais pas bien.

— Que ses bras sont musculeux, et qu’il y a du plaisir
à le regarder bêcher la terre avec tant de facilité !

— Il ne faut pas qu’un doute inutile tourmente ta pensée
 : toutes ces tombes, qui sont éparses dans un cimetière,
comme les fleurs dans une prairie, comparaison qui manque de
vérité, sont dignes d’être mesurées avec le compas serein
du philosophe. Les hallucinations dangereuses peuvent
venir le jour ; mais, elles viennent surtout la nuit. Par
conséquent, ne t’étonne pas des visions fantastiques que tes
yeux semblent apercevoir. Pendant le jour, lorsque l’esprit
est en repos, interroge ta conscience ; elle te dira, avec
sûreté, que le Dieu qui a créé l’homme avec une parcelle de
sa propre intelligence possède une bonté sans limites, et
recevra, après la mort terrestre, ce chef-d’oeuvre dans son
sein. Fossoyeur, pourquoi pleures-tu ? Pourquoi ces larmes,
pareilles à celles d’une femme ? Rappelle-toi-le bien ; nous
sommes sur ce vaisseau démâte pour souffrir. C’est un
mérite, pour l’homme, que Dieu l’ait jugé capable de vaincre
ses souffrances les plus graves. Parle, et, puisque, d’après
tes voeux les plus chers, l’on ne souffrirait pas, dis en
quoi consisterait alors la vertu, idéal que chacun s’efforce
d’atteindre, si ta langue est faite comme celle des autres
hommes.

— Où suis-je ? N’ai-je pas changé de caractère ? Je sens
un souffle puissant de consolation effleurer mon front
rasséréné, comme la brise du printemps ranime l’espérance
des vieillards. Quel est cet homme dont le langage sublime
a dit des choses que le premier venu n’aurait pas
prononcées ? Quelle beauté de musique dans la mélodie
incomparable de sa voix ! Je préfère l’entendre parler, que
chanter d’autres. Cependant, plus je l’observe, plus sa
figure n’est pas franche. L’expression générale de ses
traits contraste singulièrement avec ces paroles que l’amour
de Dieu seul a pu inspirer. Son front, ridé de quelques
plis, est marqué d’un stygmate indélébile. Ce stygmate,
qui l’a vieilli avant l’âge, est-il honorable ou est-il
infâme ? Ses rides doivent-elles être regardées avec
vénération ? Je l’ignore, et je crains de le savoir.
Quoiqu’il dise ce qu’il ne pense pas, je crois néanmoins
qu’il a des raisons pour agir comme il l’a fait, excité par
les restes en lambeaux d’une charité détruite en lui. Il est
absorbé dans des méditations qui me sont inconnues, et il
redouble d’activité dans un travail ardu qu’il n’a pas
l’habitude d’entreprendre. La sueur mouille sa peau ; il ne
s’en aperçoit pas. Il est plus triste que les sentiments
qu’inspire la vue d’un enfant au berceau. Oh ! comme il est
sombre !... D’ou sors-tu ?... Étranger, permets que je te
touche, et que mes mains, qui étreignent rarement celles des
vivants, s’imposent sur la noblesse de ton corps. Quoi qu’il
en arrive, je saurais à quoi m’en tenir. Ces cheveux sont
les plus beaux que j’aie touchés dans ma vie. Qui serait
assez audacieux pour contester que je ne connais pas la
qualité des cheveux ?

— Que me veux-tu, quand je creuse une tombe ? Le lion ne
souhaite pas qu’on l’agace, quand il se repaît. Si tu ne le
sais pas, je te l’apprends. Allons, dépêche-toi ; accomplis
ce que tu désires.

— Ce qui frissonne à mon contact, en me faisant
frissonner moi-même, est de la chair, à n’en pas douter. Il
est vrai... je ne rêve pas ! Qui es-tu donc, toi, qui te
penches là pour creuser une tombe, tandis que, comme un
paresseux qui mange le pain des autres, je ne fais rien ?
C’est l’heure de dormir, ou de sacrifier son repos à la
science. En tout cas, nul n’est absent de sa maison, et se
garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser
entrer les voleurs. Il s’enferme dans sa chambre, le mieux
qu’il peut, tandis que les cendres de la vieille cheminée
savent encore réchauffer la salle d’un reste de chaleur.
Toi, tu ne fais pas comme les autres ; tes habits indiquent
un habitant de quelque pays lointain.

— Quoique je ne sois pas fatigué, il est inutile de
creuser la fosse davantage. Maintenant, déshabille-moi ;
puis, tu me mettras dedans.

— La conversation, que nous avons tous les deux, depuis
quelques instants, est si étrange, que je ne sais que te
répondre... Je crois qu’il veut rire.

— Oui, oui, c’est vrai, je voulais rire ; ne fais plus
attention à ce que j’ai dit. Il s’est affaissé, et le
fossoyeur s’est empressé de le soutenir !

— Qu’as-tu ?

— Oui, oui, c’est vrai, j’avais menti... j’étais fatigué
quand j’ai abandonné la pioche... c’est la première fois que
j’entreprenais ce travail... ne fais plus attention à ce que
j’ai dit.

— Mon opinion prend de plus en plus de la consistance :
c’est quelqu’un qui a des chagrins épouvantables. Que le
ciel m’ôte la pensée de l’interroger. Je préfère rester dans
l’incertitude, tant il m’inspire de la pitié. Puis, il ne
voudrait pas me répondre, cela est certain : c’est souffrir
deux fois que de communiquer son cour en cet état anormal.

— Laisse-moi sortir de ce cimetière ; je continuerai ma
route.

— Tes jambes ne te soutiennent point ; tu t’égarerais,
pendant que tu cheminerais. Mon devoir est de t’offrir un
lit grossier ; je n’en ai pas d’autre. Aie confiance en moi ;
car, l’hospitalité ne demandera point la violation de tes
secrets.

— O pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu
d’élytres, un jour, tu me reprochas avec aigreur de ne pas
aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse
pas lire ; peut-être avais-tu raison, puisque je ne sens même
pas de la reconnaissance pour celui-ci. Fanal de Maldoror,
où guides-tu ses pas ?

— Chez moi. Que tu sois un criminel, qui n’a pas eu la
précaution de laver sa main droite, avec du savon, après
avoir commis son forfait, et facile à reconnaître, par
l’inspection de cette main ; ou un frère qui a perdu sa
soeur ; ou quelque monarque dépossédé, fuyant de ses
royaumes, mon palais vraiment grandiose, est digne de te
recevoir. Il n’a pas été construit avec du diamant et des
pierres précieuses, car ce n’est qu’une pauvre chaumière,
mal bâtie ; mais, cette chaumière célèbre a un passé
historique que le présent renouvelle et continue sans cesse.
Si elle pouvait parler, elle t’étonnerait, toi, qui me
parais ne t’étonner de rien. Que de fois, en même temps
qu’elle, j’ai vu défiler, devant moi, les bières funéraires,
contenant des os bientôt plus vermoulus que le revers de ma
porte, contre laquelle je m’appuyai. Mes innombrables sujets
augmentent chaque jour. Je n’ai pas besoin de faire, à des
périodes fixes, aucun recensement pour m’en apercevoir. Ici,
c’est comme chez les vivants ; chacun paie un impôt,
proportionnel à la richesse de la demeure qu’il s’est
choisie ; et, si quelque avare refusait de délivrer sa
quote-part, j’ai ordre, en parlant à sa personne, de faire
comme les huissiers : il ne manque pas de chacals et de
vautours qui désireraient faire un bon repas. J’ai vu se
ranger, sous les drapeaux de la mort, celui qui fut beau ;
celui qui, après sa vie, n’a pas enlaidi ; l’homme, la femme,
le mendiant, les fils de rois ; les illusions de la jeunesse,
les squelettes des vieillards ; le génie, la folie ; la
paresse, son contraire ; celui qui fut faux, celui qui fut
vrai ; le masque de l’orgueilleux, la modestie de l’humble ;
le vice couronne de fleurs et l’innocence trahie.

— Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne
de moi, jusqu’à ce que l’aurore vienne, qui ne tardera
point. Je te remercie de ta bienveillance... Fossoyeur, il
est beau de contempler les ruines des cités ; mais, il est
plus beau de contempler les ruines des humains !

Le frère de la sangsue marchait à pas lents dans la
forêt. Il s’arrête à plusieurs reprises, en ouvrant la
bouche pour parler. Mais, chaque fois sa gorge se resserre,
et refoule en arrière l’effort avorté. Enfin, il s’écrie : « 
Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé
contre une écluse qui l’empêche de partir, n’aille pas,
comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent
de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir
un couteau, puis en depecer un grand nombre, en te disant
que, toi, aussi, tu ne seras pas plus que ce chien. Quel
mystère cherches-tu ? Ni moi, ni les quatre pattes-nageoires
de l’ours marin de l’océan Boréal, n’avons pu trouver le
problème de la vie. Prends garde, la nuit s’approche, et tu
es là depuis le matin. Que dira ta famille, avec ta petite
soeur, de te voir si tard arriver ? Lave tes mains, reprends
la route qui va où tu dors... Quel est cet être, là-bas, a
l’horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts
obliques et tourmentés ; et quelle majesté, mêlée d’une
douceur sereine ! Son regard, quoique doux, est profond. Ses
paupières énormes jouent avec la brise, et paraissent vivre.
Il m’est inconnu. En fixant ses yeux monstrueux, mon corps
tremble ; c’est la première fois, depuis que j’ai sucé les
sèches mamelles de ce qu’on appelle une mère. Il y a comme
une auréole de lumière éblouissante autour de lui. Quand il
a parlé, tout s’est tu dans la nature, et a éprouvé un grand
frisson. Puisqu’il te plaît de venir à moi, comme attiré par
un aimant, je ne m’y opposerai pas. Qu’il est beau ! Ça me
fait de la peine de le dire. Tu dois être puissant ; car, tu
as une figure plus qu’humaine, triste comme l’univers, belle
comme le suicide. Je t’abhorre autant que je le peux ; et je
préfère voir un serpent, entrelacé autour de mon cou depuis
le commencement des siècles, que non pas tes yeux...
Comment !... c’est toi, crapaud !... gros crapaud !...
infortuné crapaud !... Pardonne !... pardonne !... Que viens-tu
faire sur cette terre où sont les maudits ? Mais, qu’as-tu
donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour avoir
l’air si doux ? Quand tu descendis d’en haut, par un ordre
supérieur, avec la mission de consoler les diverses races
d’êtres existants, tu t’abattis sur la terre, avec la
rapidité du milan, les ailes non fatiguées de cette longue,
magnifique course ; je te vis ! Pauvre crapaud ! Comme alors je
pensais à l’infini, en même temps qu’à ma faiblesse. « Un de
plus qui est supérieur à ceux de la terre, me disais-je :
cela, par la volonté divine. Moi, pourquoi pas aussi ? A
quoi bon l’injustice, dans les décrets suprêmes ? Est-il
insensé, le Créateur ; cependant le plus fort, dont la colère
est terrible ! » Depuis que tu m’es apparu, monarque des
étangs et des marécages ! couvert d’une gloire qui
n’appartient qu’à Dieu, tu m’as en partie consolé ; mais, ma
raison chancelante s’abîme devant tant de grandeur ! Qui
es-tu donc ? Reste... oh ! reste encore sur cette terre !
Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec
des paupières inquiètes... Si tu pars, partons ensemble ! »
Le crapaud s’assit sur les cuisses de derrière (qui
ressemblent tant à celles de l’homme !) et, pendant que les
limaces, les cloportes et les limaçons s’enfuyaient à la vue
de leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes : « 
Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un
miroir, et je crois avoir une intelligence égale à la
tienne. Un jour, tu m’appelas le soutien de ta vie. Depuis
lors, je n’ai pas démenti la confiance que tu m’avais vouée.
Je ne suis qu’un simple habitant des roseaux, c’est vrai ;
mais, grâce à ton propre contact, ne prenant que ce qu’il y
avait de beau en toi, ma raison s’est agrandie, et je puis
te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer de
l’abîme. Ceux qui s’intitulent tes amis te regardent,
frappés de consternation, chaque fois qu’ils te rencontrent,
pâle et voûté, dans les théâtres, dans les places publiques,
dans les églises, ou pressant, de deux cuisses nerveuses, ce
cheval qui ne galope que pendant la nuit, tandis qu’il porte
son maître-fantôme, enveloppé dans un long manteau noir.
Abandonne ces pensées, qui rendent ton coeur vide comme un
désert ; elles sont plus brûlantes que le feu. Ton esprit est
tellement malade que tu ne t’en aperçois pas, et que tu
crois être dans ton naturel, chaque fois qu’il sort de ta
bouche des paroles insensées, quoique pleines d’une
infernale grandeur. Malheureux ! qu’as-tu dit depuis le jour
de ta naissance ? O triste reste d’une intelligence
immortelle, que Dieu avait créée avec tant d’amour ! Tu n’as
engendré que des malédictions, plus affreuses que la vue de
panthères affamées ! Moi, je préférerais avoir les paupières
collées, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir
assassiné un homme, que ne pas être toi ! Parce que je te
hais. Pourquoi avoir ce caractère qui m’étonne ? De quel
droit viens-tu sur cette terre, pour tourner en dérision
ceux qui l’habitent, épave pourrie, ballottée par le
scepticisme ? Si tu ne t’y plais pas, il faut retourner dans
les sphères d’où tu viens. Un habitant des cités ne doit pas
résider dans les villages, pareil à un étranger. Nous savons
que, dans les espaces, il existe des sphères plus spacieuses
que la nôtre, et dont les esprits ont une intelligence que
nous ne pouvons même pas concevoir. Eh bien, va-t’en !...
retire-toi de ce sol mobile !... montre enfin ton essence
divine, que tu as cachée jusqu’ici ; et, le plus tôt
possible, dirige ton vol ascendant vers ta sphère, que nous
n’envions point, orgueilleux que tu es ! car, je ne suis pas
parvenu à reconnaître si tu es un homme ou plus qu’un homme !
Adieu donc ; n’espère plus retrouver le crapaud sur ton
passage. Tu as été la cause de ma mort. Moi, je pars pour
l’éternite, afin d’implorer ton pardon !

S’il est quelquefois logique de s’en rapporter à
l’apparence des phénomènes, ce premier chant finit ici. Ne
soyez pas sévère pour celui qui ne fait encore qu’essayer sa
lyre : elle rend un son si étrange ! Cependant, si vous
voulez être impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte
forte, au milieu des imperfections. Quant à moi, je vais me
remettre au travail, pour faire paraître un deuxième chant,
dans un laps de temps qui ne soit pas trop retardé. La fin
du dix-neuvième siècle verra son poète (cependant, au début,
il ne doit pas commencer par un chef-d’oeuvre, mais suivre
la loi de la nature) ; il est né sur les rives américaines,
à l’embouchure de la Plata, là ou deux peuples, jadis
rivaux, s’efforcent actuellement de se surpasser par le
progrès matériel et moral. Buenos-Ayres, la reine du Sud, et
Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers
les eaux argentines du grand estuaire. Mais, la guerre
éternelle a placé son empire destructeur sur les campagnes,
et moissonne avec joie des victimes nombreuses. Adieu,
vieillard, et pense à moi, si tu m’as lu. Toi, jeune homme,
ne te désespère point ; car, tu as un ami dans le vampire,
malgré ton opinion contraire. En comptant l’acarus sarcopte qui
produit la gale, tu auras deux amis !

P.-S.

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