La Revue des Ressources

Seija 

extrait des Récits du post-monde

jeudi 25 mai 2006, par Rodolphe Christin

Matthieu ne peut pas passer inaperçu. De très loin on sait que c’est lui, ce ne peut être que lui. Quarante-cinq ans, français comme lui. Le crâne rasé avec seulement une touffe de cheveux verts, survivants d’une catastrophe froidement programmée. Un bouc de la même couleur couvre son menton, rond comme un galet. Les ongles peints en noir, des bagues à tous les doigts et l’une d’entre elles, articulée, recouvre tout le majeur. Un anneau dans la narine, une voix qui dérape comme un chat qu’on écrase. Bottes de guérilla urbaine, jeans, blouson de cuir noir, clouté sur les épaules. Matthieu, punk jusqu’au bout des ongles, travaille dans un cabinet d’assurance à Châteaubriant. Surprise.
Où ?
Châteaubriant, Loire-Atlantique.
D’accord. Très étonnant.
Il est huit heures du soir. Il le rencontre pour la deuxième fois. Leurs chemins se sont déjà croisés à l’auberge de jeunesse de Turku. Comme ils n’ont rien de mieux à faire ils décident d’aller prendre un verre, peut-être aussi manger un bout quelque part. On change l’ordre : d’abord manger puis prendre un verre.
Ils y vont en marchant. Marcher, marcher, marcher. Manger au passage un sandwich dans un kiosque. Ils y vont au hasard sur ce sandwich, la vendeuse ne parlant pas un mot d’anglais, chose rare, et eux sans un mot de finnois pour les servir. Résultat : ça dégouline de partout sur les doigts, ça descend dans l’estomac sans qu’ils éprouvent l’envie de retenir la chose dans la bouche pour en sentir trop longuement le goût.
Matthieu est arrivé à Tampere voici deux jours. Il a eu le temps de remarquer ce bar dans une petite rue en travaux, parallèle à la rue principale, dans le quartier de la gare. Un bar où les prix ne devraient pas être assassins, a-t-il pensé en passant. Des cheminots s’y retrouvent dans une régularité alcoolique avec quelques autres personnages au statut indéfinissable. On dira l’endroit populaire, dépourvu de toute prétention d’esthétique commerciale. Ce bistrot ne cherche pas à séduire en jouant sur les apparences car il ne compte que sur une clientèle d’habitués. Avec de bonnes raisons semble-t-il. Certains le fréquentent avec assiduité jusqu’à vomir dans les rigoles aussitôt sortis de ses entrailles enfumées. Ici l’on ne conduira pas d’enfants en bas âge et les adolescents y prendront de mauvaises habitudes, à moins d’être encadrés par une solide pédagogie sur les effets pernicieux de l’alcoolisme. Ils en rencontreront au comptoir de tragiques illustrations.
L’alcool coule à flots, c’est indiscutable, la tabagie vaut tous les brouillards du monde. Dans ce bar tout le monde est très gai jusqu’au moment où les rires se changent en rictus. A cet instant le temps change, tout devient finalement très triste.
Posés depuis trois secondes au comptoir, le patron les surprend :
Français ?
Oui
Bienvenue, moi je suis marocain...
Aussitôt une main, un bras même, vêtu d’une couleur vive, passe devant eux et tend un index vers l’anneau que Matthieu porte au nez : « I like it. » Il se tourne : une chevelure très blonde ondulée jusqu’aux fesses, des yeux bleus aux éclats de blanc à force d’être clairs, un sourire avenant avec un brin d’assurance provocante :
Je m’appelle Seija. Que faites-vous à Tampere ?
Nous voyageons, c’est tout.
Vous êtes partis ensemble ?
Non, nous nous sommes rencontrés en route...
Elle les dévisage. Matthieu et lui ne se ressemblent pas, ils forment un duo hétéroclite et improbable (lui : veste légère de montagne, jeans et chaussures de sport).
Et aujourd’hui, poursuit-elle, c’est moi que vous rencontrez.
Elle a le regard un peu fixe et tire mécaniquement sur sa cigarette. Elle parle haut, comme tout le monde car la musique tape fort. « J’aime ça ! » conclut-elle. Oui, Seija aime les rencontres incertaines.
Ils s’installent à une table, entre deux autres, toutes peuplées. Seija vient les rejoindre. Elle ne demande pas l’autorisation de s’asseoir ; elle a envie, elle agit. Depuis plusieurs heures dans ce bistrot elle n’est plus à son premier verre et ne s’en cache absolument pas. Seija aime l’aventure de la fête, les rencontres, l’indépendance et les hommes. Le rock, le rêve et l’alcool ; ce qui lui paraît fortifier la vie en la plaçant un ton plus haut que de coutume. Ce soir elle ne retombera pas de sitôt sur le plancher, elle possède l’endurance d’une solide habitude et la fougue de ses vingt-sept ans. Seija flambe, Seija brûle et veut chauffer ce qu’elle touche. Elle doit y parvenir. Ses cigarettes se consument les unes après les autres à un rythme rapide.
Tout à l’heure, elle montrera comment elle joue en l’entraînant avec elle dans les toilettes des femmes, son bras autour de sa taille à lui, lui le bras autour de son cou à elle - ou le contraire. Il commencera par se faire des idées, ce genre d’idées plutôt plaisantes, alors il ne discutera pas. Elle fermera la porte derrière eux, passera ses bras autour de son cou, plantera ses yeux presque blancs dans les siens plutôt gris, ensuite elle dégrafera son pantalon, le baissera sur ses cuisses, laissera flotter sa longue chemise mauve autour d’elle - « comme ça tu ne vois rien ». Elle se frottera contre lui jusqu’à ce qu’elle sente sa queue durcir, alors elle se frottera encore, glissera la main dans son pantalon à lui, glissera sa main contre son sexe à elle, elle se caressera en le caressant, ils se caresseront, jamais ils ne mélangeront leurs langues, jusqu’au craquement intime de leurs deux corps.
Elle s’essuiera la main dans le papier contre le mur, puis prendra place sur la cuvette histoire d’éliminer par le bas les quantités ingurgitées par le haut. Il restera debout, un brin hébété, encore en souffle de plaisir, lorsqu’un ivrogne ouvrira grand la porte qu’elle n’aura pas verrouillée. Seija hurlera qu’il n’a pas le droit d’être ici dans les toilettes des femmes. Le type sortira, déboussolé, et il lui rappellera que lui non plus n’a rien à faire dans les toilettes des femmes. Elle rira bien entendu, en disant, ironique : « tu ne te souviens déjà plus ? » A cet instant, pile à cet instant, il entendra des bruits de vêtements qu’on rajuste dans le compartiment d’à côté. Leur voisine, qui ne les aura pas vus mais dont l’oreille n’aura rien raté, se dira que de drôles de choses se passent dans les toilettes. Il y manque des caméras. Elle filera sans jamais croiser leurs visages, il entendra la porte se fermer, ses talons claquer dans l’escalier. Alors Seija se relèvera dans d’autres éclats de rire. Ils remonteront à la surface en ayant perdu un peu la notion du temps. Matthieu aimerait que ce soit son tour ; il devine mais il ne sait rien. Il n’y avait pas de caméras. Le Cadastre ne s’est pas encore aventuré jusque là.

*

Deux boutons sont ouverts et sa chemise découvre son cou où vivent côte à côte le A majuscule de l’anarchie et le scorpion de l’énergie ambigüe. Ils sortent et s’emplissent les poumons de l’air frais de la rue. En les conduisant vers un Rock Bar au doux nom de Sputnik, Seija marche en reine, une reine à peine chaloupée par l’excès d’alcool qu’elle contient en portant haut la tête, en secouant ses cheveux plus souvent que nécessaire, les mains au fond des poches de sa longue veste de cuir noir. Reine noire de la nuit aux cheveux pâles dans les lumières artificielles de Tampere. Lorsqu’elle est comme ça, emportée dans le torrent nocturne de la vie vibratoire, Seija peut tenir tête au monde entier, les yeux droits dans les yeux, la parole fière de jaillir d’une existence devenue euphorique, légère et heurtée comme une danse urbaine.
Beaucoup de jeunesse court les rues cette nuit. Il doit être aux alentours de onze heures. Les pavés du centre sont surplombés de jolies cheminées d’usines, tours étroites et fuselées de briques rouges, éclairées de manière à faire valoir l’esthétique industrielle de la ville, froide mais belle, extravertie malgré la fraîcheur acérée qui traîne. Il y a du mouvement sous les bouquets de fumée blanche, rapidement soufflés dans l’obscurité d’une nuit aux angles fins et délicats. Tampere rappelle qu’elle est industrielle, mais avec une certaine discrétion écologique, espérant mettre en valeur l’élégance de ses usines. A Tampere la fumée est noctambule. Les usines ne la crachent que la nuit. Donc la ville ne pue que la nuit.
Il essaie de percer les secrets dans le regard transparent de Seija, avec cette approximation des guetteurs de signes qui, peut-être, n’aperçoivent que ce qu’ils projettent hors d’eux-mêmes. Rebelle en lutte au destin fragile, elle connaît bien le vague à l’âme de la solitude, ce vide désarçonnant à l’intérieur lorsque tout se défile et que vous vous retrouvez dans l’isolement absolu de votre caractère. Le prix à payer pour cette indépendance qui vous laisse face à votre trouble et votre courage, en face de pas grand chose en réalité. Car dans ces moments la profondeur véritable de l’existence revient au néant le plus total. Alors qui êtes-vous de consistant à part l’enveloppe provisoire de votre peau, les quelques simagrées de la coiffure et du style ? Ces supercheries ne rapportent qu’un semblant d’épaisseur dans le miroir, celui du regard des autres et celui de votre salle de bain. Ses yeux pâles, puits de lumière translucides d’une fabuleuse présence, rayonnent d’une conscience de la vie comme condamnation. Alors, lorsqu’elle se sent submergée par les ondulations envahissantes du vide, Seija se dit qu’il faut liquider ça vite fait, faire trembler tout ça, tout disperser en amours et en beuveries, en jours endormis et en nuits réveillées d’alcool et de rock. Voici ce qu’il faut pour jouer sans faillir le grand jeu de l’existence, mettre le feu au temps pour qu’il roule plus vite et si possible en dansant. Plus vite, en faisant glisser la vie dans la lutte farouche contre la tentation qui dessina jadis trois cicatrices au poignet de Seija.

*

Sensible, elle sent qu’il parcourt son esprit, remonte dans le flux de sa vie. L’alcool n’a pas encore émoussé toutes ses facultés. Alors elle s’avance vers lui et l’embrasse dans le cou. Il la sent alors. Il sent son odeur de cuir tandis qu’elle lui demande de la suivre. Elle s’écarte, elle regarde Matthieu, elle avait failli l’oublier. Ils sont debout devant l’entrée du Sputnik, une entrée sous la lumière du projecteur avec trois filles en rires devant, et un grand gars derrière la porte, un costaud qu’on ne voit pas mais qu’on devine, posté dans la musique qui sourd de derrière les murs et à travers. Il y a toujours un costaud dans ce genre d’endroit.
Elle change d’avis, elle se voudrait ailleurs, elle les voudrait à ses côtés sans qu’elle leur en dise davantage. Matthieu devient nerveux, il ne sait pas pourquoi mais il sent que quelque chose d’anormal se trame, il ne sait pas quoi, il ne sait pas pourquoi.
Lui, l’autre, se souvient de cette odeur de cuir et Seija comprend qu’il cherche, qu’il hésite, qu’il essaie de reconnaître quelque chose mais quoi ? Il trace dans sa mémoire, cherche les odeurs embusquées, les prend une à une en songeant au cuir, au cuir de quoi, au cuir de qui ?
Seija tourne autour de lui, elle se fait insistante, ses pas accrochent le bitume, elle a des bottes, des bottes hautes qui gainent ses jambes fuselées, ses longues jambes fuselées. Il se dit qu’ils devraient la suivre. Après tout, peut-être qu’un bon coup les attend, peut-être a-t-elle des copines qui ne veulent que s’éjouir un peu, rien qu’un peu, dans cette nuit qui devient glaciale, dans ce monde clos où tout est bon pour tracer des brèches, ouvrir des portes, des fenêtres, des bouts de ciel, d’un ciel qui ne soit pas sombre mais qui soit bleu, plein de soleil, de joie, de plaisir. Voici ce qu’il se dit alors : il cède, il cède toujours devant le plaisir qui l’attend, il sait pourtant sa faiblesse, sa terrible faiblesse devant des jambes longues et fuselées.
Matthieu lui recule, il veut rentrer, il se sent tout d’un coup fatigué, il a trop bu sûrement. Matthieu fait demi-tour et rien ni personne ne le retient, tout semble tourner autour de l’autre, autour de l’autre qui sent quelque chose mais qui ne sait pas quoi, et qui devant l’inconnu devient comme à chaque fois la proie du désir. A chaque fois.

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