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Un vieux couple 

jeudi 7 février 2013, par Raymond Penblanc

Depuis quelques jours il rentre de plus en plus tard. Hier c’était sur le coup des sept heures. Et ce soir il était plus de huit heures. Inquiète de ne pas le voir arriver, je suis allée le chercher à l’arrêt du bus, et il n’a pas pu s’empêcher de se gausser de ma jalousie de lionne, ou de tigresse puisqu’il me laisse le choix. C’est peu dire que j’apprécie mal son ironie. Est-ce de l’ironie d’ailleurs ? Sous l’ironie couve le reproche, chaque fois le même. Je le traque, je l’étouffe, tels sont ses mots, qu’il a dû apprendre de quelqu’un d’autre, car il ne se comportait pas ainsi avant. Depuis un certain temps il se moque de mon âge, m’accuse d’être vieille. En aurait-il dégotté une plus jeune ? J’ai le sale rôle, je le savais depuis le début. Nous formons, il est vrai, un drôle de couple, un de ces couples qu’on dit bancals, mal assortis, et cependant, dans sa dissemblance, dans sa boiterie un peu comique, si attendrissant, si naturel. J’en connais de plus problématiques que le nôtre. S’il n’existe pas entre eux la même différence d’âge qu’entre nous, les Martel, les Vignal, les Deneux, ce couple d’homosexuels notoires, ne sont pas mieux appariés. Je me demande par exemple comment les Vignal peuvent continuer à coexister avec le nombre de partenaires que chacun s’autorise à inclure dans leur couple, et Dieu sait que ce mot leur convient aussi mal qu’un gant de boxe à une mouche, qu’ils feraient mieux de troquer contre celui de consortium, ou de communauté d’intérêts, à moins de se rebaptiser eux-mêmes « Au Bonheur des Amants, association de type 1901 pour le redéploiement de la famille. »

Au moins nous n’encourons pas un tel reproche, Alexandre et moi. Selon lui j’aurais passé l’âge (de m’intéresser aux hommes, de faire la crâneuse.) Ce qui est nouveau, c’est qu’il ne m’avait encore jamais adressé ce genre de compliment avant. Comment expliquer cette brutale évolution, sinon par un changement radical de son mode de vie ? A mon avis il en aura dégotté une plus jeune, et c’est elle qui l’accompagne sur le trajet de retour, d’où ces retards. Mais je suis bête. Pourquoi me déprécier ainsi ? Alexandre ne serait-il plus assez bon juge pour m’avoir préféré une autre, au seul bénéfice qu’elle aurait quinze ou vingt ans de moins, oubliant que sans moi il ne serait pas là ? C’est que je suis tout pour lui, qu’il ne l’oublie pas surtout. Je pourrais lui rappeler cela, mais à quoi bon ? Il lui suffit de se regarder dans une glace pour comprendre qu’il n’y a pas que l’âge qui compte, même si, à un moment donné, notre âge nous signale avec infiniment de cruauté à l’attention méprisante des plus jeunes. Je n’ai pas su évoluer, c’est cela ? Je n’ai pas su le comprendre, pas su lui lâcher la bride ? Je devrais lui laisser libre accès à notre petit magot, au lieu de lui délivrer deux ou trois billets chaque semaine avec parcimonie ? Ça n’est pas que je surveille ses dépenses. J’ai vite compris qu’il n’était pas du genre à jeter son argent par les fenêtres. D’ailleurs je peux m’en rendre compte par moi-même quand je le vois rentrer de l’atelier en arborant ce nouveau polo qui sent déjà la sueur, ou cette chemise neuve qu’il a tenue à garder sur lui pour me faire la surprise. Je suppose qu’il se trouve beau, ce que je n’hésite pas à lui confirmer. Il sait que j’ai bon goût puisque c’est aussi le sien. Il n’y a pas si longtemps il m’embrassait en rentrant. Je réagissais en lui passant la main dans les cheveux et dans le cou. Lequel de nous deux a renoncé le premier à ce rituel de bienvenue qui était aussi un des rares moments où je le sentais encore s’attendrir à mon contact ? S’estimant déjà viril à l’époque, il avait à cœur de me prouver qu’il était bien un homme, pas une mauviette, comme j’avais, selon lui, trop tendance à le croire. Un soir il avait ramené du champagne. Je voyais bien qu’il cachait quelque chose dans son sac à dos. Il m’avait demandé d’attendre quelques minutes et avait débouché lui-même la bouteille en faisant sauter le bouchon. Nous avions entrechoqué nos coupes en riant. Que fêtions-nous ce soir-là ? A la fois tout et rien, mais peut-être aussi nous deux. Il m’avait prise dans ses bras et nous avions dansé sur place, sans musique, en nous dandinant maladroitement, et j’avais senti son corps se presser contre le mien. Si je n’avais rien dit, je l’avais quand même écarté, avec douceur et fermeté, comme on le ferait avec un homme ivre qui outrepasserait les limites.

Nous mangeons le plus souvent face à face, parfois côte à côte. Il me parle de sa journée, je l’entretiens de la mienne, moins intéressante, qui ne mérite guère le détour. Il est vrai que je suis plus curieuse que lui, qualité éminemment féminine, on en conviendra. Est-ce que je l’intéresse encore ? De temps en temps je me pose la question. Ne parlons pas d’amour, ce mot nous écorche la langue, à lui comme à moi. Simple question de pudeur. Nos corps nous appartiennent, nous ne les dévoilons jamais, et jamais entièrement. Il me le reprocherait, et de mon côté j’aurais bien trop peur de le surprendre. Je préfère fermer les yeux. Je le fais sur beaucoup de choses. Pourtant je me crois courageuse. Je l’ai soigné, malade, je l’ai nourri de force, j’ai essayé de le faire rire et de lui changer les idées quand il déprimait, qu’il était sur le point de sombrer dans le grand trou noir. Il a toujours connu de brusques sautes d’humeur, et il passe encore par des phases d’agressivité que je ne sais régler qu’en installant une distance supplémentaire entre nous, que je regrette ensuite bien sûr. Ce qui ne l’empêche pas de me reprocher de me montrer étouffante. Quand il me serrait dans ses gros bras, qu’il m’infligeait (c’était il y a bien longtemps) son amour d’éléphant, j’étouffais un peu, moi aussi, et ça le faisait rire. Il ne connaissait pas sa force, elle lui était acquise, il n’avait jamais eu à se battre pour la conquérir, ni pour la démontrer. J’étais une faible femme au service de laquelle il se précipitait, autant pour lui porter ses sacs que pour la protéger de ses ennemis, réels ou imaginaires. Au moins il se rendait utile. A l’époque il restait avec moi toute la journée. Bien sûr il s’ennuyait un peu. Je n’avais pas toujours de quoi l’occuper, la maison était petite, et après avoir changé une ampoule, ce qui n’arrivait pas souvent, après m’avoir aidé à déboucher l’évier, ce qui n’arrivait pas non plus tous les jours, après s’être acharné à dégripper une serrure, il redevenait oisif. La lecture n’était pas son fort, mais la musique oui, dont il nous assourdissait en l’accompagnant avec ses pieds, ou en tapant du poing, sur les murs, sur les tables, contre les fenêtres. Désherber le jardin lui était un supplice, il ne supportait pas de devoir se mettre à quatre pattes, comme un animal. La tête lui chauffait, ses oreilles bourdonnaient. C’est depuis ce temps que j’ai pris l’habitude de ne pas le déranger. Je le ménage, et je crois qu’il s’en rend parfaitement compte. Je ne m’attendais donc pas à le voir manifester une telle susceptibilité. Un rien l’irrite, et je fais partie de ce rien. Je sais que je ne lui suis pas tout. De là à me traiter avec cette désinvolture, il y a des limites. S’il a quelqu’un d’autre dans sa vie (sans doute une des copines de l’atelier), je vais devoir le prendre avec des pincettes tout en évitant de me montrer jalouse. Chez nous il n’y a plus de place pour trois. On n’est pas chez les Vignal, encore moins chez les Martel, qui ne se contentent pas d’être six, les quatre enfants coexistent avec une ribambelle d’animaux, ni chez les Deneux, dont la différence d’âge, sans avoir l’importance de la nôtre, saute aux yeux presque autant que le reste.

Ne l’ayant pas croisé à l’arrêt du bus, j’ai patienté un peu, avant de faire le tour du square, m’attendant à le trouver en charmante compagnie, et le redoutant tout à la fois. J’espère qu’elle n’hésitera pas à mettre le holà, qu’elle lui barrera le chemin avec son bras s’il lui fait des avances. Je sais qu’il est capable de se montrer entreprenant. Il a eu sa période « chaud lapin », comme tous les hommes. Peu importe l’âge auquel interviennent ces coups de chaleur. Je le croyais assagi, il se pourrait que je me trompe. Je ne le traque pas, comme il me le reproche, je ne lui tiens pas la bride. Juste le minimum. Je le protège aussi, par la même occasion, et il le sait fort bien, même s’il n’en laisse rien paraître. Ses yeux, sa bouche, ses bras, ses gestes, sa démarche en disent assez pour qu’on soit fixé sur son compte. Sa voix grave, curieusement détimbrée pourrait le faire passer pour un débile. Ce qu’on se garderait bien de lui asséner. Il ne le permettrait pas. Son poing s’abattrait avec force sur la face de l’impudent, comme ça s’est déjà produit autrefois. Il l’a certainement oublié aujourd’hui, alors que moi non. On se trouvait dans le square, devant le bac à sable, où un plus grand, grand par la taille et grand par l’âge, après l’avoir dévisagé longuement et lui avoir fauché son ballon, sans doute pour tester sa réaction, avait émis l’hypothèse qu’il ne devait pas être tout à fait normal. Tous deux étaient restés à se regarder, Alexandre, qui à cette époque avait environ six ans, et ce garçon qui devait en compter trois ou quatre de plus. Sur le moment je n’avais pas réagi, et la mère du garçon non plus. Le mot « débile » n’avait fusé qu’après. Apparemment choquée, la mère avait interdit à son fils d’employer à nouveau ce vilain mot. Mais lui, loin de l’écouter, s’était enhardi jusqu’à le répéter encore une fois, puis encore une autre, de plus en en fort, de plus en plus méchamment, avec un air de triomphe, et c’est ce qui avait déplu à Alexandre, cette supériorité tellement facile, tellement insolente que ce grand garçon s’accordait. Sans se lever, sans même se déplacer, le soi-disant débile avait abattu son poing sur la bouche du garçon et lui avait fendu la lèvre. Jamais plus il ne s’est permis de réagir de la sorte. Il faut dire que la réaction de la mère avait été brutale. Traitant à son tour Alexandre de fou, et même de fou dangereux, elle avait été à deux doigts de le gifler, et c’est sur moi qu’elle avait déchargé toute sa hargne, me traitant d’irresponsable, et même de criminelle, me reprochant de ne pas avoir fait passer cet avorton, comme il eût été de mon devoir de le faire. Et ce coup-là m’avait anéantie. Jamais en effet, jamais en six ans cette idée ne m’était venue, sauf une fois, quand je m’étais retrouvée seule, plusieurs mois après la naissance, le jour où le père d’Alexandre nous avait quittés, sans claquer la porte, sans même élever la voix, sur un silence encore plus insultant que les paroles de ce garçon et de sa mère.

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