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Entomorevia : autour de Jean-Henri Fabre 

mercredi 6 juin 2012, par Chloé Hunzinger (Date de rédaction antérieure : 11 décembre 2002).

C’est une délicieuse matinée : solitude, rosée et fesses mouillées.

Couchée dans l’herbe, une graminée entre les dents, je rêve.

Je rêve au chant de l’Oecanthus pellucens - le petit grillon aux pattes ciselées, longues, fragiles qui a une tête arrondie d’un si beau noir et des ailes marrons-dorées si sagement pliées : un vrai bijou. Je le sais, je l’ai lu quelque part, ses stridulations atteignent la pression acoustique d’un orchestre symphonique pianissimo. Pour bien entendre le concert, pour être vraiment aux premières loges, il faut : circonscrire un lieu, délimiter une parcelle de pré, localiser l’insecte, s’en approcher le plus possible, passer de la position verticale à la position horizontale...

Alors ? A ras de terre, je revois le temps des candides chasses enfantines, lorsqu’on introduisait la graminée dans le terrier, qu’on l’agitait délicatement jusqu’à ce que l’insecte chatouillé remonte à la lumière : facile capture d’une cage en bois chinoise. Mais là, non, je ne m’active pas. Au contraire. Je me couche, je me tasse, je m’aplatis, je ferme les yeux, je deviens moi-même grillon. Tout à coup, un crépitement retentit. Quelle récompense ! La stridulationest bientôt suivie d’autres. Le grilllon déchiffre la note, travaille le timbre... Je n’ai plus qu’à être présente, transparente, à l’écoute de ce qui m’arrive là, maintenant, à l’instant. Dans le frémissement de la vie...

Jean-Henri Fabre était un adepte de ces états-là : de béatitude, d’engourdissement, de contemplation. Ah, quel génial entomologiste, tout à la fois scientifique, humaniste, philosophe et poète ! L’homme, "le grand feutre noir posé à la diable, l’éternelle bouffarde aux lèvres : l’aspect d’un patriarche armoricain", a su - plus qu’aucun autre - vivre au contact de la nature et se fondre avec elle, se fondre en elle. Se transformer en insecte, lui, il s’y plaisait : "Ce n’est point là une opération magique mais une sublimation de l’esprit qui atteint au sommet de la connaissance et confine à un mysticisme de la raison".

Dans les friches et les talus, il passe des journées entières à regarder, observer, interpréter. Lui ? Mais c’est un précurseur du voyage immobile ! Il rêve d’aventures, ce grand amateur des Robinsonnades ? Eh bien, il décide de les réaliser à sa manière... Où ça ? Dans son carré de cailloux, car "Cette façon de voir est dans mes moyens". Il découvre, ainsi, de bien étranges peuplades : "Certes, j’en ai bien assez, j’en ai trop avec mes proches voisins, sans aller pérégriner en des régions lointaines". Cela lui suffit. C’est même déjà trop : "Nous allons chercher bien loin spectacle nouveau pour nos méditations ; nous l’avons sous les yeux, inépuisable, entre les murs de notre enclos ". La bête le mène depuis l’enfance. Oui, depuis l’enfance sur le plateau de Lévezou où il grandit, il va à l’insecte "Comme la Piéride va au chou et la Vanesse au chardon".

Que sait-on du célèbre entomologiste ? Il est né en 1823 d’une longue lignée de terriens, d’une suite "indéfinie de toucheurs de boeufs et de rumeurs de glèbe" comme il aimait dire : des laboureurs à l’araire, des défricheurs à la main - les bousigaires, des tisserands de laine de brebis - les cadissiers. L’exode rural du père qui tente d’exercer la profession de cafetier de ville en ville, harcelé par la malchance, transforme vite la vie en géhenne. Mais l’amour du petit Jean-Henri pour les insectes ne sombre pas, et sans doute qu’il "aurait résisté sur le Radeau de la Méduse !". Au cours des plus noires journées de famine, c’est lui qui illumine encore le chemin à poursuivre : "Sans maîtres, sans guides, souvent sans livres, en dépit de la misère, le terrible étouffoir, je vais de l’avant, je persiste, je tiens tête aux épreuves, si bien que l’indomptable bosse finit par épancher son maigre contenu... J’étais né animalier. Pourquoi et comment ? Pas de réponse."

 

Un volontaire, Jean-Henri Fabre. Un autodidacte, aussi. Pour survivre, il est d’abord manoeuvre de chemin de fer, vendeur de citrons. Cela ne l’empêche pas de préparer les concours et d’être nommé à dix-neuf ans instituteur à Carpentras - une fonction qu’il occupera jusqu’à l’âge de cinquante-six ans. Bien sûr, dès qu’il peut il s’échappe et parcourt la campagne, muni d’un croûton de pain et d’un morceau de fromage. Là, il entend une voix lui susurrer : "Toi aussi, tu seras l’historien des bêtes"... Ca le réconforte. Il travaille dur, soutient même une thèse et donne le soir des cours à des jeunes filles. Là, soudain, sa vie bifurque : pour avoir expliqué la fécondation des fleurs devant un auditoire féminin, le voilà sur la sellette, accusé d’un enseignement trop libéral, désigné comme un homme subversif ! Un huissier lui ordonne de quitter les lieux. Voilà l’instituteur jeté à la rue avec femme et enfants. Tant mieux : ça l’oblige à prendre des dispositions. Il a cinquante-six ans. Libéré des charges de l’enseignement, il peut enfin accomplir sa vocation. Il commence à rédiger la première série de ses Souvenirs entomologiques à la campagne. Bientôt, il découvre "l’Harmas de Sérignan", un beau bâtiment entouré de terres en friches : son bout du monde ! Le lieu devient son cabinet de travail, le laboratoire vivant de ses recherches naturalistes : "C’est là ce que je désirais, hoc erat in votis : un coin de terre, oh ! pas bien grand mais enclos... Un coin de terre abandonnée, stérile, brûlé par le soleil, favorable aux chardons et aux hyménoptères".

Là, il réalise son rêve, : il observe in situ les objets de ses études. Né fureteur, observateur, Jean-Henri Fabre peut débusquer jour après jour la scolie, la locuste, le minotaure typhée : "La biologie de l’insecte m’est échue, je ne sais trop comment. J’y suis et j’y reste, n’ayant pas le temps de choisir mieux. J’aurai là mon grain de sable, mon atome dans la fourmilière humaine... C’est plus fort que moi ; la bête me mène. Tout cet hiver, j’ai fait causer la Chenille processionnaire du pin qui m’a raconté de bien curieuses choses ; et maintenant je vais être en tête-à-tête avec la Courtilière, le Grillon, le Dectique et tant d’autres. Ce n’est jamais fini..." La condition sine qua non de cette intense activité ? Que règne le silence ! Toute interruption sonore provoque chez lui de très violentes colères. Aussi, tous, absolument tous (enfants, amis et animaux) sont soumis à cette règle. C’est ainsi, dans la plus extrême concentration, que l’homme expose, parmi d’autres moeurs, les amours de la mante religieuse, les rixes du grillon champêtre, l’instinct prédateur des hyménoptères paralysants, les épopées nuptiales du carabe doré... Et c’est comme ça que l’éthologie devient littérature : les Souvenirs entomologiques constituent un vrai petit régal, une extraordinaire gourmandise pour ceux qui aiment les écrits buissonniers.

Jamais on n’avait encore évoqué les insectes et leur vie avec tant de charme, de façon aussi attrayante et avec une aussi belle fraîcheur. Conscient de la valeur stylistique des mots, familier du rythme de la langue orale, Jean-Henri Fabre joue sans cesse avec ses lecteurs, s’amuse à les kidnapper avec lui, à sa suite - utilisant l’image pour rapprocher l’inconnu du connu et l’étranger du familier. Comment s’étonner de cet art littéraire lorsqu’on sait que l’homme lisait dans le texte le latin et le grec ; qu’il fréquentait assidûment Aristote, Pline, Virgile ; qu’il appréciait Pascal, Montaigne, La Fontaine, Dante et surtout, surtout Rabelais qui le faisait beaucoup rire ; sans oublier les contemporains qu’il admirait... Certains le lui rendirent, d’ailleurs. Hugo lui décerna le titre de "Homère des insectes". Rostand le nomma le "Virgile des insectes".

Fabre se sait à tout instant au théâtre, au spectacle. Il a conscience d’assister à de merveilleuses petites représentations et il note tout : les personnages et leurs beaux habits : "Voici le terrassier boueux soudain revêtu d’un élégant costume, doué d’ailes rivalisant avec celles de l’oiseau, grisé de chaleur, inondé de lumière, suprême joie de ce monde" ; leurs mouvements et leurs prises de corps : "Voleur et volé se prennent corps à corps, poitrine contre poitrine. Des pattes s’emmêlent et se démêlent, les articulations s’enlacent, les armures de corne se choquent ou grincent avec le bruit aigu d’un métal limé... Le premier, hardi flibustier sans doute et coureur d’aventures, fréquemment a le dessus" ; leurs entrées et leurs sorties... Et voilà qu’un metteur en scène a choisi de butiner ces pages pleine de merveilles et de trouvailles ! Ah, quelle merveille ! Porter ce texte-là sur une scène, en voilà une belle idée ! Désirer faire vivre sur un plateau ces histoires-là, quel joli culot ! Mais je sais bien pourquoi il s’est mis à rêver là-dessus : lui aussi a perçu qu’entre chacune de ces lignes, à travers ces innombrables descriptions de toutes petites choses et de tout petits insectes, il y a la plénitude du monde, l’infini du monde, sa vibrante poésie...

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