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NGOÏE-NGALLA : poétique de l’enracinement et philosophie de l’être. 

lundi 26 août 2019, par Yves Mbama-Ngankoua

Dominique Ngoïe Ngalla est connu comme le professeur d’histoire et de latin à la faculté des lettres de l’Université Marien Ngouabi. Il a publié de nombreux textes et articles dans des revues papier.

L’œuvre de Dominique Ngoïe-Ngalla s’articule autour deux mythes majeurs : le mythe du terroir et la quête de l’être souhaité. Dès les premiers textes, on voit revenir deux espaces jumeaux et complémentaires : Mandou et Kimvembé au point où ces deux villages jouent un rôle décisif dans l’épanchement de l’écriture. Ce sont deux personnages importants au coeur de la création de Ngoïe-Ngalla comme l’est l’Irlande chez Joyce et Beckett... Etudier l’œuvre du poète sans analyser le rôle que jouent ces deux espaces c’est oublier l’élément central qui déclenche l’écriture. Ces deux espaces sans cesse sollicités montrent le poète dans son univers familier. L’enracinement dont il est question dans ces lignes, c’est l’ancrage à l’univers rustique, à la culture traditionnelle que le poète revendique comme son patrimoine. Préparant la reédition de certains poèmes, Ngoïe-Ngalla intitule le recueil à venir « Chants d’ancrage ». Le même ancrage que l’on rencontre dans l’œuvre poétique de Senghor notamment Chants d’Ombre.. En effet, Chants d’Ombre sont dominés par l’espace familier du poète : le pays du Fouta Djallong, les bords du Siné et ceux du fleuve Gambie enfin le pays sérère sont les espaces qui font voyager le lecteur de l’Europe en Afrique. Chez Senghor comme chez Ngoïe Ngalla, l’écriture est enracinée dans le terroir familier afin de mieux supporter le dépaysement. Nous le montrerons tout le long de ce travail en ce qui concerne le poète congolais. La rencontre de l’Afrique avec l’Occident a provoqué chez l’Africain des troubles de la personnalité qui se traduisent notamment par un sentiment d’infériorité qui le conduit à chercher tel un enfant la protection du plus grand. Cet être frustré, hilare à l’excès, confronté à la gestion des hommes, reste démuni parce que pusillanime, sans ambition et sans projet. L’action qui, ailleurs, fait l’Homme est redoutée en Afrique. Ngoïe-Ngalla analyse cet homme-là dans des dialogues philosophiques un peu comme le fit en son temps Platon. Il opte pour la forme épistolaire avec pour interlocuteurs des étudiants africains qu’il interpelle afin qu’ils prennent leurs responsabilités face à un monde impitoyable pour les faibles. Il endosse la veste des pygmées résistant à l’appel des Bantus qui veulent les intégrer à leur société afin qu’ensemble ils entrent dans le monde nouveau dans lequel ils se débattent sans espoir de sortie.

Dans ce travail, nous passerons d’un poème à un texte de fiction d’autant que chez le poète poésie et fiction sont intimement liées grâce à une image recherchée qui met au cœur de ce texte une musique que seuls les poètes élégiaques ont su susciter.

Le terroir : Mandou, Kimvembé : le royaume de l’enfance et des ancêtres

Le terroir dans l’œuvre de Ngoïe-Ngalla doit être associé à la figure de Ngom Mbima, le Fondateur, ce Moïse païen qui quitte San Salvador avec les siens pour s’installer sur les terres méridionales de l’actuel pays du Niari précisément en pays beembé. Comme Moïse dans la Bible, Ngom Mbima, le Patriarche, conduit son peuple vers l’inconnu pour échapper aux razzias des Bayaka et des Portugais :

{}« Hommes, si je l’interprète bien, la voix du très-haut qui est inscrite dans les bouleversements qui sont sous vos yeux, nous ordonne de partir… Ainsi, dès demain, à l’aube, nous nous mettrons en marche » (1). Cette décision fait suite à celle de ceux qui avaient auparavant pris le chemin de l’exil, en quête d’un havre de paix : « Nous suivrons les traces des premièrs qui sortirent de Kongo, non par lâcheté (...) mais pour que, dans la paix et le repos retrouvés, nous honorions le souvenir et la mémoire de nos morts et ne soyons jamais par jures à la trinité Sainte. Que chacun se prépare pour demain  » (2).

Comme toute geste, le texte de Ngoïe-Ngalla, La geste de Ngom Mbima, est traversé par des échos divers : bibliques, chevaleresques et magiques avec sa dose importante de merveilleux . Ainsi, la traversée du fleuve de Kongo renvoie aux exploits chevaleresques mais plus explicitement à la traversée de la Mer Rouge par Moïse avec son peuple à la recherche de la Terre Promise (Exode 15, 16)(3). Dans les textes de chevalerie, tout exode suppose des batailles. Ngom Mbima et les siens affrontent sur leur chemin les Anziques, décidés à protéger leur bien. La bataille se termine par la victoire des Koongo conduits par Ngom Mbima. La version à venir montre les deux bélligérants se réconcilier à l’initiative des femmes anziques. Tout au long de son parcours, le peuple de Ngom Mbima fonde des villes, extension du royaume de Koongo dont Mandou et Kimvembé.

Mandou et Kimvembé sont les lieux de la première éducation, celle de Mpassi, le petit broussard qui, à bien des égards, rappelle celle du poète avec lequel il partage la vie au village, l’enfance faite de jeux et les premiers contacts avec le monde des Blancs à travers l’école. Ces lieux qui l’ont vu naître et grandir restent « pour l’homme ferment de vie »(4).

Mais pourquoi donc Mandou et Kimvembé sont-ils tant chantés par le poète jusqu’à en faire les plus parfaits et les principaux personnages de l’œuvre ? Qu’est-ce qui fait que ces espaces prennent sous la plume de Ngoïe-Ngalla la forme d’un mythe ? D’abord, à cause du souvenir des parents tant paternels que maternels qui y ont habité et qui y sont enterrés. Ensuite, à cause de leur beauté sauvage qui fait rêver « Un interminable tapis mauve soulevé de bosses sommées de futaies fixées par la main ingénieuse de l’homme, et qui sont pour cela même sacrées. Des lignes aux rythmes fous traversent cette vieille terre qui se brisent, au loin, contre le granit planté en surplomb au-dessus du grondement du fleuve le plus beau et le plus mystérieux de la terre. » (5), le Mbulkoko dont le chant royal annonce la tombée de la nuit, les martinets qui peuplent les cimes des arbres des bords du Niari, les grappes de chauves-souris au vol velouté. Cette nature exubérante et généreuse a donné lieu dans Poèmes rustiques à l’un des plus beaux poèmes dédiés à ces deux « villes jumelles »  : Romance à la patrie. Tout est calme et harmonie,cette nature apparaît sous la plume du poète magnifique, paradisiaque. Enfin, à cause de multiples « souvenirs pétrifiés » « de bouts de rêves déchiquetés » (6) faits de joie et de malheur.

Bien que complémentaires, Mandou et Kimvembé renvoient à la conception de la famille dans un espace matrilinéaire. Le premier est associé à la famille maternelle,Mandou : « Sur ce territoire sanctifié par les sépultures de tant d’hommes et de femmes de mon lignage maternel »(7) ; le second à la famille paternelle, Kimvembé, celui qui l’a vu naître. Dans les espaces à lignage matrilinéaire comme celui des Koongo de la vallée du Niari, l’enfant appartient aux deux espaces mais il est plus lié à la famille maternelle avec laquelle il partage mânes et totem :

« …. Te revoir Kim la longue !

……………………….

Je marcherais, contrit, sur ton sol

Si semblable à la mère :

Et grand’maman sur sa pauvre poitrine

Me serrant

………………………………………………….

Et elle m’emmènerait à l’habitacle des mânes.

Ses mânes et les miens

Et nous leur verserions à boire » (8)

lit-on dans Revoir Kimvembé. Après avoir fait toutes ces libations, la grand-mère demande aux mânes de protéger le petit-fils qui, à son tour, requiert la paix intérieure. La grand-mère sert de pont entre le monde des morts et celui des vivants.

Quant à Mandou, il remplit plusieurs fonctions. Le village a envoûté le jeune Ngoïe-Ngalla au point où, adulte, il lui voue un culte. C’est là qu’il allait jouer parmi les enfants de son âge qui plus est sont « de ma famille… Nous créions ensemble une ambiance qui donnait à Mandou un air de kermesse permanente »(9) . C’est là où le poète souhaite être enterré : 

«  Lorsque la nuit sera descendue

Sur mes paupières closes à jamais

Et que ma carcasse humiliée

Demandera à retourner à ses origines,

Permets ô Dieu

Que je prenne mon repos parmi les ruines

De Mandou désertée par ses fils oublieux. » (10)

dit-il dans Prière pour être enterré à Mandou. Entre le poète et ce village, il y a une sorte de fusion mystique difficile à expliquer. Lui-même évoque : la « paix profonde enveloppait ce bourg qui descendait au plus intime de mon être » (11). Est-ce parce que dans ce village abrite une nécropole où reposent parents maternels et amis d’enfance qui lui sont chers et dont le souvenir l’obsède tant ?

Sur « ce modeste mausolée »

« il n’y aura rien

Que de pauvres fleurs des champs et l’humble croix latine »

Et le passant « lira avec un pleur au coin de son œil rougi

Ici respose Dominique NGOYE-NGALLA

Un rien de Mandouan… » (12).

Le thème de la mort est associé à l’espace mandouan : le village lui-même est déserté par ses fils, la « grande ruche est maintenant sans

Rumeur

Et pour consoler ma douleur

Toutes voix se sont tues » (13). Dans un texte éponyme, parlant de Mandou, le poète écrit d’une écriture poignante annoncée par une atmosphère triste et un ton élégiaque :

« De toi, il ne reste que le nom

Hélas !

Aujourd’hui, sur ta gloire enfouie

L’herbe folle… » (14)

Dans ce village abandonné, la mort c’est la nécropole envahie par la broussaille :

« Et les morts sous un firmament sans étoile

Dorment leur redoutable sommeil

Dans leur tombe désolée et froide

Que ne réchauffe plus l’annuelle libation » (15).

Le terroir est, avons-nous dit, hanté par la mort, les morts. Le poète évoque les morts dont il cite les noms dans Novembre, Prière pour être enterré à Mandou, Regard sur la nécropole (in Nouveaux poèmes rustiques). Certains textes de « Elégie d’Arrière-Pays comme L’Ombre de Mandu, Les Enfants du Kilomètre 4, Les Enfants de Dolisie parlent tous de la mort des enfants. Les deux derniers textes sortent du terroir tel que nous l’avons délimité. Le premier a pour théâtre un quartier de Pointe-Noire où la mort a élu domicile. La mort a fauché des êtres aimés comme cette amie morte si jeune :

« Elle est morte la bonne petite fille du bout de mes pensées

Oh toi telle un baume la note ursuline dans

La demeure sans mémoire de ta mère pauvre et seule

Silence désormais sur ton nom que plus ne dira sans sanglot

Aucun familier » (16).

Le poète se souvient des anecdotes échangées avec cette amie défunte. Il y a un dialogue entre le vivant et la morte à travers le souvenir au point où on semble entendre la voix de l’outre-tombe.

La fleur sauvage Muyilbwisi ( Miyilbwisi au pluriel) est associée au deuil. C’est elle qu’« on plaçait dans le cercueil de nattes ou de bois »(17). Elle est présente dans l’arrière-cour des villages beembé.

Le terroir ce sont aussi les scènes de la vie rustique : les travaux champêtres, le soir au village et les jours de fête… Dès Poèmes rustiques publiés en 1973, le lecteur se familiarise à la vie du terroir. Ici, (Romance à la patrie), on voit les femmes et les jeunes filles en train de travailler au mois de septembre :

« Et voici, mystique derrière la fumée

De l’écobuage brûlé que le vent du soir

Tort en noueuses volutes

Chantant à pleine voix leur amour

D’autres jeunes filles émerveillées tandis que la

Profondeur du val leur renvoie multiplié et augmenté de sens

Le cri de leur cœur brûlant » (18). 

Cet épisode est repris tel quel dans « Nostalgie rustique »

« Des femmes du peuple vénérables à porter le poids

Du lourd corps social

De leurs mains bénies devant les oisillons

Qui leur font une suite courtoise

Dessinent l’écobuage nourricier

Les pluies d’octobre le fécondant

Y germera le maïs dont la palme vive

Est belle comme un chant d’amour

……………………………………

La laiteuse citrouille roulera sa panse généreuse » (19).

Le maïs et la citrouille sont les cultures du terroir par excellence. Ils font partie des aliments de base en pays beembé. Ces scènes sont celles qui ponctuent la vie rustique des Koongo de la vallée du Niari de septembre à mars, période de durs travaux champêtres. Une fois la tâche journalière accomplie, on suit ces napées et oréades à la rivière où le poète nous les montre en naïades :

« Voici, telles de nymphes antiques

De longues jeunes filles composant

De leurs longs doigts nerveux

Sur l’onde brassée de majestueuses mélopées

Pour l’élu de leur cœur

Encore informulé » (20).

Ces « longues jeunes filles » nous rappellent les femmes sénégalaises à la beauté envoûtante vantées par Senghor. L’emploi de l’adjectif « longues » traduit bien leur corps gracieux présent dans le mot « nymphes ».

Fins de journée rustiques décrit le coucher du soleil, à l’heure où le crépuscule avance, et que tous regagnent le bercail. C’est le calme qui précède le réveil brutal qui va se traduire par l’animation nocturne à laquelle le poète participe. On reprend les forces avant les réjouissances : « il y a une note de mélancolie

qu’on dirait de repentance » (21)

Le fumet des plats de toutes sortes embaume l’air frais. Même les moutons observent ce grave moment de recueillement « On croirait qu’ils vont réciter leur confiteor » (22). Seuls les cabris et les chèvres transgressent ce rituel. Ils provoquent le chien et comme le chœur de la tragédie ancienne annoncent la nuit festive.

En pays beembé d’où vient Dominique Ngoïe-Ngalla, le chant et la danse occupent une place particulière dans la société. Pas une seule cérémonie, fut-elle douloureuse, qui ne les appelle (pas). On psalmodie des rengaines dans les camions, à velo ou à pieds en l’honneur de l’être aimé mort ou absent, à la mémoire de l’élu(e) de son cœur. Au travail, seul ou en groupe, on chante pour se donner de l’ardeur :

« Palpite un rien d’espoir

Quand par les trouées de la nuit

Chantant les travaux et les jours

Des hommes du peuple des villages

S’épandent les roucoulements

Du luth à six cordes » (23)

Dans Nostalgie villageoise, le poète se souvient une fois de plus de ces nuits animées de son enfance où jeunes et vieux, hommes et femmes rivalisent de brio :

« Au souvenir du tam-tam

Qui dira la chaleur du tam-tam ?

Ah ! Et sa flamme généreuse !

Le soir, au clair de lune,

De longs corps d’ébène

Se découpent sur la nuit voisine

Comme des fresques immenses » (24)

Le chanteur puise généralement son inspiration dans l’environnement social familier. Le répertoire de ces chants est varié avec une dominante amoureuse. Le ton est parfois grave, moqueur ou persifleur. Comme les contes, le chant a une fonction pédagogique d’autant que, souvent, le luthier se moque d’un défaut : l’infidélité, la paresse, le vol…Le luthier comme le conteur en « tissant la parole et la mémoire » (25) grave à jamais l’histoire collective. Il est la mémoire du terroir. Deux de ces chanteurs célèbres sont cités : Makolère et Mutot’Bilong, ces aèdes et rhapsodes, grimés de kaolin, subjugent le public qui ne résiste pas à ce rythme endiablé, cet appel des sens accompagnés par des danseurs parmi lesquels Mabial’ évoqué dans Aux Enfants de bord de l’eau :

« Par la parole de l’aïeule,

Par le songe de l’aveugle

Permettez, gens de par ici que marqué

Au kaolin du devin

Je prenne innocent, part à votre fête

Et l’haleine chaude de Mutot’Bilong,

Et Makolère dans nos flancs » (26)

Enfin, le terroir ce sont les feux de brousse dont les flammes rougeoyantes illuminent à des milliers de kilomètres à la ronde dès la saison sèche venue (Romance perdue). Spectacle qui force l’admiration des petits garçons.

Ngom Mbima, le patriarche fondateur du royaume, « Maître du verbe, maître de justice, gouverneur du jour » doit protéger le terroir, il « préside à notre sommeil

Et ne nous hante la chouette de Minuit » (27)

Le terroir de- Mandou et Kimvembé- Mabombo et sa circonscription, le fleuve Niari sont des baumes qui apaisent le chagrin, la tristesse, la nostalgie et les affres de l’éloignement.

« …Routes de Mandu, soyez présentes à ma mémoire

Puisque pour bercer mon sommeil et ma longue peine

Il n’est harpe plus pleine que vos palmes hautes »(28)

Son évocation fait resurgir toute l’enfance du poète comme la madeleine de Proust qui fait défiler toutes les réminiscences liées à Combray. Ngoïe-Ngalla et Marcel ont recours à un signe pour revivre leur passé qu’ils commentent l’un et l’autre. Si le chant est l’autre face du terroir, il renvoie aussi au luthier, le dépositaire de la mémoire collective. Il nous rappelle le griot de l’Afrique de l’Ouest. C’est sans doute le souvenir du luthier qui traverse l’Illiade d’Homère.

La philosophie de l’être

La lecture des textes écrits par des poètes africains mettent souvent l’accent sur la corruption politique. Ceux des créateurs qui ont eu à dénoncer l’infantilisation de l’Africain ont noué leurs observations dans une fiction aux accents lyriques parce que dénonçant l’hydre qui retarde le décollage de l’Afrique : la mal gouvernance qui a engendré la dictature. Ngoïe-Ngalla se distingue de ses pairs en traitant à part cette question capitale qu’il associe à celui de l’éducation de l’homme.

Humaniste, il met d’abord l’accent sur l’éducation. Le petit Africain avant d’aller à l’école occidentale doit forger sa personnalité en jouant, en tendant les pièges, en chassant les rats et oiseaux, en écoutant tous les soirs, au Mbongui, les histoires qui édifient l’être et, enfin, en prenant part aux travaux champêtres avec les parents. « La première enfance de MPassi se passa entre le bois et les champs ; et à tant les fréquenter, son âme en devint agreste et terrienne et son esprit rural. »(29) Et pourtant, après cela, il faut que le petit broussard aille à l’école occidentale. Commence pour lui une dure et patiente initiation Il fallait passer de la civilisation matérialiste à l’abstraction pure pour un petit broussard. Cette éducation est complétée par l’éducation religieuse qui l’amène à l’étude des humanités. Pour autant, Mpassi peut-il faire face aux problèmes de la vie quotidienne ? Ayant avalé des textes étrangers à sa civilisation Mpassi, comme tous ses frères africains, est-il prêt à assumer des responsabilités dans la gestion de la cité ? La réponse est non car ce type d’éducation reste incomplète et abstraite. La première vertu que Ngoïe-Ngalla place au cœur de toute éducation est l’amour de l’autre qui suppose la tolérance :

« Le salut de l’Afrique est lié au dépassement de soi soutenu par l’ardent amour des hommes, nos frères ; car c’est ici affaire d’amour, d’élan du cœur, de mouvement de sang plus que de contemplation de je ne sais quels hauts principes glacés. La connaissance froide n’est d’aucune suite heureuse pour les hommes sans la pulsion du sang et sans son appel généreux.() L’homme est un univers qu’on ne déchiffre qu‘avec les yeux du cœur » écrit-il à son correspondant, L’Etudiant africain (30). Cette soif d’humanisme, cette soif effrénée de la fraternité habite Ngoïe-Ngalla depuis sa prime jeunesse. Il rapporte dans L’Enfance de Mpassi (p.4) d’abord, dans Lettre à ma grand-mère publiée plus de vingt ans après ensuite, cette scène désolante d’une « rixe de ce matin-là me chagrina. Mais ce n’était pas seulement pour la raison qu’elle mettait aux prises un blanc et un noir qui ne fit pas le poids et déshonora ma race. Cette rixe m’affecta profondément et me marqua définitivement parce que, en rouant de coups un adversaire en-dessous de se défendre, le blanc que le prestige de sa civilisation et de sa culture plaçait, à mes yeux, au-dessus des humains, se comporta en brute indigne de porter le nom d’homme. Au fond, à supposer même que le noir l’eût emporté sur le blanc, cette scène m’eût peiné de la même manière. Car mon problème n’était pas tant un problème de race que de dignité de l’homme qu’on ne doit pas humilier. Mon Dieu que c’était laid ! »(31). Ce jeune Blanc qui humilie ce vieux Noir s’est rabaissé en réglant le différend par la force brute. Il n’est pas humain parce qu’il lui manque d’éducation laquelle doit participer à l’élévation de l’homme. (p.55) De même, l’éducation européenne reçue par le Bantu ne travaille pas à cultiver chez le récipiendaire la fraternité, bien au contraire elle l’infantilise et le déshumanise. En effet, au contact avec la culture européenne, l’Africain (le Bantu) se trouve écartelé parce que n’ayant pas su tourner l’Histoire à son avantage. A l’opposé du pygmée qui vit en symbiose avec la nature grâce à l’initiation.

Répondant aux Bantus qui les invitent à se joindre à eux pour que, ensemble, ils forment un unique et seul peuple, et après avoir constaté que l’élite bantu est travaillée « d’angoisses de toutes sortes », il constate avec perspicacité : « Vous souffrez de graves blocages psychologiques. Résolvez d’abord les problèmes de votre relation à la société industrielle dont les contraintes matérielles, psychologiques et morales plus encore, font de vous des névrosés ». (32). Il décline la proposition la soupçonnant imposée de « l’extérieur, dicté par vos amis blancs » (33) La situation du Bantu est dramatique parce qu’il veut que les civilisations industrielles l’acceptent, l’adoptent. De cette situation, naissent des comportements névrotiques. Pour échapper à cette situation D. Ngoïe-Ngalla propose entre autres l’éducation traditionnelle à travers l’initiation « Seul sera sauvé le monde des initiés » (34). L’initiation ce n’est pas le mysticisme mais une sorte d’ascèse qui permet à l’être de vivre en harmonie et en symbiose avec son environnement immédiat comme le font les pygmées. Avant que la culture européenne ne déspiritualise les sociétés africaines, les Bantus avaient toujours relevé « le défi de l’événement, et assuré la continuité de l’Histoire des Hommes, par la négation de l’Histoire » (35). Pour ce faire, les Bantus, précisément les Koongo, avaient le choix entre trois écoles : Le Ntsemo, Le Lembe, Le Mboko. L’initiation purifie l’être, le prépare à affronter les dures épreuves de la vie en lui inculquant les valeurs de courage, la patience, la prudence… bref elle incitait l’être à marcher « les yeux ouverts. Nul orage à redouter. » (36). Ces écoles sont « un peu l’orphisme des Hellènes ». Grâce à l’initiation, l’être réalisait son unité psychologique. L’enseignement initiatique mettait l’accent sur les choses de la vie, sur le vivre-ensemble qui est le plus souvent difficile. L’homme initié et réconcilié avec lui-même ne constituait plus une menace pour la société, au contraire. Tous étaient initiés, « ceux qui étaient reconnus depuis l’enfance nés pour le commandement, l’art de gouverner les hommes » suivaient un enseignement des sciences normatives. « Par l’initiation, l’individu recevait ainsi la formation qui lui permettait de travailler à grandir et à aider la communauté à grandir…. Destinée à faire de l’individu une personne épanouie dans l’unité harmonieuse de ses composantes, biologiques, sociales raisonnables et spirituelles, l’initiation était la garantie de la solidité organique de la communauté. De sorte qu’elle n’était jamais frappée d’aucune crise qu’elle ne réussît à juguler » . (37). En dépit des crises de toutes sortes, le terroir a échappé aux turbulences au contraire de l’Afrique actuelle gangrenée par la spirale de la violence gratuite résultant du mal vivre né de la mal-gouvernance, la misère et de l’intolérance.

L’Afrique moderne gouvernée par des hommes sans projet est une sorte de bateau démâté et ivre. « Pour sauver l’Afrique c’est à des héros, à ces désireux d’amour lointain qu’il faudrait confier son gouvernement, à des saints, même sans Dieu. Les futurs dirigeants de l’Afrique doivent être des hommes mangés. Des hommes qui engagent résolument le combat contre eux-mêmes, contre les égoïsmes. Des hommes qui ne tombent pas dans les rets de la routine politique ; des hommes qui ne succombent pas à l’appel des sirènes du pouvoir » (38). Mais où dénicher ces hommes étant donné la situation dans laquelle se débat l’Afrique noire ? Cette situation est analogue à celle des Pygmées. Comme l’Afrique, ils sont l’une et l’autre victimes de la violence, de l’égoïsme et de la barbarie. Le salut de l’Afrique passe surtout par la revalorisation de sa culture, « l’âme d’un peuple, ce qu’un groupe humain a de spécifique et d’irréductible »(39). Ngoïe-Ngalla invite l’Africain à un véritable travail de Titan. Il demande de se livrer à une « certaine ascèse  » pour atteindre la dimension de surhomme dont parle Nietzsche. Sans cela, l’Afrique restera le continent de la défaite et de la honte :

« Nous avons failli sur l’arête dure du versant de l’Histoire

Et nous buvons aux écuelles de pierre la parlotte

De nos marchands de lyres »(40)

CONCLUSION

Dominique Ngoïe-Ngalla est un écrivain singulier. Par le choix de la thématique du terroir, nous l’avons montré, il ancre son écriture dans un univers familier en cela Ngoïe-Ngalla est le poète du « retour au pays natal » pour reprendre les mots de Césaire. Le terroir dominé par Mandou, Kimvembé, Mabombo, pays des meilleurs luthiers. Ses écrits sont dominés par des souvenirs poignants : la mort des parents et amis, l’enfance insouciante faite de jeux mais surtout des danses. Le lecteur le voit au milieu des siens en train de danser ou, adulte, il assiste à la fête animée par Makolère et Mutot’Bilong, ces envoûteurs dont le chant et le luth ne laissent personne indifférent. Le terroir est le lieu de la sécurité et du réconfort moral. La vie rustique qu’il revendique est celle où les femmes jouent un rôle important. L’œuvre de Ngoïe-Ngalla est féministe dans la mesure où la femme est peinte avec finesse. Tout en elle est générosité, douceur et ardeur au travail. Elle a le sens de la mesure et des responsabilités. Le poète tord le cou à un certain nombre de points de vue sur la femme africaine, soumise, sans voix, montrée par les ethnologues et les anthropologues.

Contrairement à ses pairs, le poète ne focalise pas ses attaques sur le seul parti unique, il observe la société africaine et diagnostique les maux qui sont à l’origine du mal de vivre. L’Afrique souffre terriblement parce qu’elle a mal assimilé la civilisation occidentale qu’elle a adoptée sans discernement. Observant le déchaînement des violences identitaires dans son pays, le Congo Brazzaville, il a écrit des textes dans lesquels il fustige la démission des intellectuels et des hommes d’église. Le retour des ethnies : La violence identitaire au Congo Brazzaville est un travail important dans la compréhension du drame qui se joue dans ce pays. Sa contribution pour la Renaissance africaine est un travail utile (Combats pour une renaissance d’une Afrique nègre). Il recense les maux dont souffre l’Afrique et propose des solutions. C’est un véritable appel à la responsabilité de l’Africain dont il est question dans ce texte dense à la lecture entraînante en raison d’une écriture au ton parfois polémique et accusateur.


NOTES

1- NGOÏE-NGALLA (Dominique), La Geste de N’GOM-MBIMA suivi de Elegie d’Arrière-Pays, Les Editions CELMA Brazzaville Congo 1983 ; 46 pages. P.16

2- idem

3- La Bible, Traduction Œcuménique, Alliance Biblique Universelle – Le CERF Toronto – Montréal Canada

4- NGOÏE-NGALLA, Lettre à ma grand-mère, ATIMCO, Combourg (France) , 61 pages ; p.38 Toute référence à cette œuvre sera « Ma Grand-mère »

5- Op.cit. pp.8-9

6- NGOÏE-NGALLA, Novembre in Nouveaux poèmes rustiques chez l’auteur, Brazzaville, 38 pages ; p.37

7- Ma grand-mère, p.34

8- Revoir Kimvembé in Nouveaux poèmes… pp.29-30

9- Ma grand-mère, p.31

10- Prière pour être enterré à Mandou in Nouveaux poèmes… p.34. Ce poème a été d’abord publié dans Poèmes rustiques (sans numérotation des pages) Chez l’auteur

11- Ma grand-mère, p.34.

12-Prière pour être enterré à Mandou idem

13- L’Ombre de Mandu in Elégie d’Arrière-Pays précédé de La Geste de NGOM-MBIMA, p.34.

14- Mandu in Poèmes rustiques

15- idem

16- A l’Amie morte in Nocturnes Chez l’auteur p.9.

17- NGOÏE-NGALLA, (Dominique), Du Village à la Ville ou l’enfance de MPASSI le petit broussard, chez l’auteur, 34 pages ; p.9. Lire aussi dans Novembre, p.37 :

« Massala et Nkaya et Adèle tournés vers

l’Orient

Couchés sous Mandou l’ombreuse

Et sous Mandou le neuf à l’ombre

{}Du Miyilbwisi témoin et gardien… »

18- Romance à la patrie in Poèmes rustiques

19- Nostalgie rustique in Poèmes rustiques

20- Romance à la patrie 

21- Fins de journée rustiques in Poèmes rustiques

22- idem

23- Tristesse de moi in Nouveaux poèmes rustiques, p.33.

24- Nostalgie villageoise in Poèmes rustiques

25- Paroles aux Africains in Nocturnes, p.3.

26- Gens de Bouansa in Elégie d’Arrière-Pays, p.36.

27- NGOM- MBIMA in Nocturnes, p.6.

28- L’Ombre de Mandu in Elégie d’Arrière-Pays, p.36.

29- Du village à la ville ou l’enfance de Mpassi… p.7

30- NGOÏE-NGALLA (Dominique), Lettre à un Etudiant africain suivi de La sonate des derniers veilleurs, Edition MBONDA, KISANTU, 1981 ; 34 pages. P.7.

31- Ma Grand-mère, p.55.

32- NGOÏE-NGALLA (Dominique), Lettre d’un Pygmée à un Bantou, C.R.P., 1988, 40 pages ; p.34.

33- op.cit. p.12.

34- op.cit. p.21.

35- NGOÏE-NGALLA (Dominique), L’Ombre de la nuit, ATIMCO, Combourg, 1994, 47 pages, pp.32-33.

36- Un Etudiant africain, p.25. Lire aussi dans L’Ombre de la nuit, p.34.

37- NGOÏE-NGALLA, (Dominique), Combats pour une Renaissance de l’Afrique nègre, Editions Espaces Culturels, J.A. MFOUTOU, Editeur 2002, 117 pages ; pp.17-18.

38- Un Etudiant africain, p.8.

39- Un Pygmée à un Bantou, p.25.

40- Paroles aux Africains in Nocturnes, p.3.

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