La Revue des Ressources

Alain 

mercredi 27 avril 2011, par Emmanuel Steiner

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il descend l’avenue S comme presque tous les jours, et quelle n’est pas sa surprise lorsqu’il passe devant cet avis scotché sur la vitre du bar-tabac :

C’est avec une grande tristesse que nous avons appris le décès d’Alain.
Il venait d’avoir 55 ans.
Beaucoup d’entre nous le connaissaient depuis plusieurs années, certains depuis quelques mois. Tantôt chez les uns, tantôt chez les autres, pour prendre un café, se réchauffer.
Nous étions sa famille, il était notre ami.
Il aimait notre avenue, les habitants du quartier, il se tenait au courant des animations commerciales et n’hésitait pas à nous rendre service.
Nous étions nombreux à lui témoigner notre attachement.
C’était un homme sensible, nous ne l’oublierons jamais.

ce texte est précédé d’une petite photographie d’Alain, et sa surprise vient surtout du fait qu’il le croisait régulièrement sur l’un des trottoirs, quelles que soient les conditions météorologiques

son premier réflexe consiste à regarder autour de lui, afin de vérifier l’absence du dénommé Alain qui ne peut donc pas, comme à l’accoutumée, se trouver sur l’avenue

il sait bien qu’il ne l’apercevra pas, cet éloge funèbre qu’il vient de lire lui en apporte la preuve, désormais Alain ne sera plus là, et il reçoit un choc assez violent face à la disparition soudaine de cet individu

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il s’était souvent demandé pourquoi Alain arpentait en permanence ce trottoir, il n’avait pas l’air particulièrement riche ni bien habillé, mais il n’avait pas non plus l’air de vivre dans la rue

il avait un moment imaginé qu’il pouvait être un vigile chargé de la sécurité de cette parfumerie devant laquelle il se trouvait le plus souvent, tenant de grandes conversations dans son oreillette, jusqu’au jour où il avait compris qu’il se parlait en fait à lui-même et n’était aucunement employé de ce magasin

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il poursuit sa lecture et découvre que l’inhumation a eu lieu il y a une semaine au cimetière de p, mais il n’était pas en ville à ce moment-là et n’avait pas pu remarquer l’absence d’Alain

les auteurs proposaient également de souscrire à une collecte visant à faire poser une plaque et acheter une couronne de fleurs à sa mémoire, mais tout cela est probablement réglé à l’heure actuelle, Alain enterré, et cet avis désormais inutile

il en aperçoit d’identiques sur les vitrines avoisinantes, celui de la parfumerie bien sûr, mais aussi d’autres annonçant la tristesse des commerçants du quartier à voir disparaître l’une de ses figures emblématiques

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il s’interroge un instant sur le réel degré de sincérité des rédacteurs de ce texte, en ce sens que le Alain en question faisait constamment les cent pas devant leurs boutiques, et si cette présence pouvait être sympathique par moments, elle ne l’était pas nécessairement tout le temps

d’ailleurs il s’en souvient maintenant, le peu de fois où il a eu l’occasion de l’entendre s’exprimer, que les sons sortant de sa bouche étaient plus éructés que parlés, sorte de profération mêlée d’onomatopées adressée aux commerçants de l’autre côté de l’avenue, qui se moquaient ouvertement de lui

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il se demande pourquoi la disparition de cet individu l’atteint autant, car il ne lui a jamais ne serait-ce qu’adressé la parole, tout au plus esquissait-il un pas de côté pour le laisser passer dans la rue, mais il y avait quelque chose dans son regard, une souffrance peut-être, qui le touchait profondément, et cet inconnu lui était devenu beaucoup plus proche que la plupart des passants avec qui il avait pu échanger quelques mots

il avait même pensé à lui parler, afin de savoir quelle avait été sa vie, et puis il avait toujours fini par repousser cette idée, peut-être par timidité, ou bien pour ne pas importuner cet homme qui après tout ne lui avait rien demandé

il se souvient également avoir été étonné, un matin, de l’apercevoir par sa fenêtre à la sortie du métro SB, deux grands sacs en plastique à la main, ce qui signifiait donc qu’Alain n’habitait pas le quartier, contrairement à ce qu’il avait toujours pensé

et il lui était apparu incompréhensible que quelqu’un puisse se rendre chaque jour sur un lieu précis, alors qu’il n’a rien de spécial à y faire, sinon arpenter le même trottoir

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désormais, il ressent un réel manque chaque fois qu’il descend l’avenue S, du fait qu’Alain ne soit plus là, comme si celui-ci devait nécessairement faire partie du paysage

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et puis fatalement, un jour, il constate que l’avis a été retiré des commerces environnants, à l’exception du bar-tabac où l’on peut encore le lire, dernier vestige de sa présence sur cette avenue, mais pour combien de temps ? de cet endroit aussi on l’enlèvera tôt ou tard, et il ne restera de lui aucun signe adressé à la mémoire collective

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une après-midi, il aperçoit une femme noire d’une quarantaine d’années arrêtée avec son caddie devant la vitrine, apparemment stupéfaite d’apprendre de façon si brutale le décès d’Alain, et restant un long moment à lire cet avis

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il songe à aller demander des renseignements au bar-tabac, afin de savoir ce qui s’est passé pour qu’il disparaisse aussi brusquement, il pourrait par exemple dire qu’il avait souvent discuté avec lui sur l’avenue, les gérants lui répondraient certainement avec émotion, touchés de voir qu’Alain éveillait encore la curiosité des habitants du quartier, également heureux de pouvoir évoquer son souvenir

mais il n’arrive pas à franchir le pas, comme si Alain devait n’avoir été dans sa vie qu’une simple présence dont il n’aura finalement jamais rien su, alors qu’il s’est senti si proche de lui lors de leurs échanges de regards, et que le mystère devait demeurer entier autour de cet individu croisé parmi tant d’autres, mais qui l’aura pourtant marqué plus qu’aucun autre, de sorte qu’il restera ancré dans sa mémoire pour longtemps, probablement jusqu’à sa propre mort

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