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Apothéose 

samedi 23 novembre 2002, par Hervé Chesnais

C’est à croire que, descendant de la berline, vous êtes seul debout sur la plaine. Le soleil rase les étendues givrées et c’est en longues membranes violacées que la nuit se déchire. La matinée transparente exacerbe votre raideur tandis que vous scintillez du plastron qui rappelle la cuirasse des anciens centurions. C’est l’aide de camp qui suggère ce parallèle, en escompte un sourire. Vous ne souriez pas. Ebloui du monocle, il tente de s’orienter, un peu girouette, un peu dérisoire tant les repères sont évidents : à l’orient, l’aurore, et vous, debout comme un amer. Sur son ordre, trois soldats sortent votre fauteuil en cuir du camion bâché, pendant que d’autres s’affairent autour des pieds de la caméra, jurent contre le froid qui fragilise la pellicule et paralyse les mécanismes. Il faut un sommet, qu’on le trouve, pour voir loin il faut un sommet. On le trouve, on vous y conduit, on y installe votre fauteuil. C’est assis que vous braquez la lunette à l’entour, sur cette étendue de lumière où glace et acier rivalisent, s’accordent par éclats. Les herbes sont lourdes d’un gel épais qui brise les plus hautes, blanchit la crinière des chevaux effondrés, ennuage les cheveux ras des fantassins criblés, maquillant leurs visages gris d’ombres bleutées. L’aide de camp attend de vous des mots qui ne viennent pas, cris de choucas, alors il dit "ce fut une belle victoire", vous approuvez, tout à votre bonheur. Cris de choucas. Ce matin, tout est béni, splendeurs l’alezan bai qui gît, le flanc traversé d’une lance rompue, la toque du hussard martelée de sabots, la pièce d’artillerie versée dans une ornière, l’essieu désaxé. Tout stable harmonieux suspendu. La bise peut bien soulever çà et là quelques capes, faire claquer la bâche sur le fût d’un canon, n’importe, la voilà pacifiée, la horde, contenue la marée. L’ordre règne. Un ordre de cristal. L’historiographe s’approche et vous indique où est mort le colonel de cavalerie lors de la charge qui enfonça les batteries ennemies, tous les témoignages concordent, il fut superbe de bravoure, un vrai centaure, sabre au clair, à l’ancienne, la voix haute au commandement, galvanisant ses dragons, c’est un escadron de faucheurs apocalyptiques qui a percé les lignes d’en face, malgré le hachis de la mitraille, les champignons terreux qui naissaient des obus. Barbare bleu sale, à lui seul il fut un tableau qu’une dernière décharge traversa, mais rien n’aurait pu le désarçonner alors, il pleuvait du sang dans sa cavalcade. Il n’est tombé qu’au-delà des tranchées. On a récupéré son sabre, est-ce que vous voulez le voir ? L’historiographe s’emballe, invente des détails de poème épique, voudrait chanter les armes et les hommes et profane, inconscient de son indécence, votre quiétude, le repos des morts. Vous l’interrompez lorsqu’il propose la Croix de Guerre pour son héros, il outrepasse ses prérogatives, ce genre de décision vous revient. Agacé sans doute, c’est point par point que vous relevez ensuite les inexactitudes de son rapport : le colonel commandait des hussards et non des dragons ; c’est un capitaine qui mène un escadron ; un colonel dirige un régiment. "Des licences", s’explique-t-il. C’est en poésie qu’on parle de licence. La voit-il, la poésie, ici ? Certes, au regard de l’Histoire, ces détails importent peu. Mais l’armée est ainsi faite. Sans armée, pas d’historiographe. Vous le toisez. Un plumitif.

La paix vous revient avec le silence, la paix mais aussi la fatigue qui vous surprend depuis des années chaque lendemain de bataille. Apaisement, épuisement se confondent, et plus vous scrutez la plaine, plus vous vous absentez de la petite cohorte qui s’agite autour de vous. Le cadavre d’un cavalier retient votre attention. Son casque chromé scintille, lui dissimulant le regard. Vous auriez voulu savoir de quelle couleur étaient ses yeux, deviner l’éblouissement de la jeunesse. il était beau, l’est encore, comme sculpté. Le geste qui vous échappe ressemble à une bénédiction, silence dans le silence radical qui vous est offert, sans plus de râles de mourants ni d’appels au secours : le froid de la nuit a abrégé les agonies. Pour le colonel, on n’en a retrouvé qu’un bras, apparemment les hussards à sa suite n’ont pu éviter de piétiner la dépouille. Il était déjà mort assure l’historiographe. Et le sabre est intact. "Pour le musée", vous murmurez, "pour le musée !" il répète, s’exclame, se répand en instructions pour l’ordonnance chargée de convoyer la relique, alors que rien ne sourd de la bouche ouverte du cavalier, que rien ne fera fondre le givre de sa moustache. Le sang de la blessure au bas-ventre - celle de la mort lente, de la longue souffrance - à déjà pris cette teinte de rouille, presque de camouflage. Il devait être aimé des femmes.

Sans doute frissonnez-vous puisque l’aide de camp s’en inquiète, qui va chercher votre pelisse malgré vos protestations, et revient accompagné du photographe qui vous portraiture, trônant dans le fauteuil en cuir, peau morte au milieu des peaux mortes. Vous brillez alors de tous vos galons, oui, solaire vous êtes de votre plein règne sur la plaine des corps épars, brisés ou transpercés, la lunette à la main, splendide ! il vous cadre en contre-plongée, l’aide de camp à votre gauche, l’historiographe à droite, arborant sa plume et son écritoire. A plat ventre en contrebas, il recommande :"ne bougeons plus". Vous souriez en vous accordant à l’immobilité de l’ensemble. Ce sera beau. Ne plus bouger, surtout ne plus bouger. Voilà qui ne vous demande guère d’efforts, vous qui n’aspirez par cette matinée d’hiver qu’à la pétrification générale. A quelques mètres du photographe, le corps du cavalier dont l’inertie vous fascine. L’objectif vous vise, vous braque, c’est un sourire contraint que vous lui livrez, résigné à cette mort relative pour que vive l’Histoire. l’aide de camp pose la fourrure sur vos épaules. Vous protestez doucement, mais vous y blottissez. Chacun soudain s’accorde à dire que le froid mord.
"Il faudrait maintenant que vous marchiez, mon Général, au milieu de la plaine, non, non, seul, une verticalité sur ces brisures, ces reptations de métal, de bois, d’étoffes. Votre silhouette, mon Général, sur fond d’aurore, de boue, de gel, avec des ombres crues et des lustres glacés. L’hommage du vainqueur aux morts, la voilà mon idée pour l’affiche de l’exposition."

Vous vous devez d’obtempérer aux ordres de l’artiste à qui désormais cette guerre appartient. Qu’importe votre lassitude, pourvu que tout soit beau, que ce matin resplendisse dans les mémoires d’images dignes de cette victoire. Achille, pour rester Achille, obéit aux visions d’Homère. Que tout soit beau, très beau, définitivement. Au-delà de votre fatigue, vous ressentez l’appel de ce désert où gisent des milliers d’hommes jeunes dont la grâce déchirée étreint l’oeil et le coeur. Pourtant il vous faut un effort pour vous lever et commencer à parcourir l’étendue jonchée de ces corps troués parfois très proprement, comme décorés par la Légion d’Honneur. Vous dépassez le photographe, longez le cadavre du cavalier dont vous ôtez le casque, et c’est un regard bleu qui vous traverse, vous puis l’univers, cette béance intense couleur de pervenche qui va se perdre dieu sait où, vous glace d’un froid nouveau, vous épuise de transparence. Le photographe indique l’horizon, il faut aller plus loin, la profondeur de champ, tenter un contre-jour, que tout soit beau, si beau qu’on en défaille, pékins comme officiers, que l’ivresse du triomphe se prolonge grâce au prodige de l’art, que soit consacrée l’éternité de cet instant. C’est oublier le pas qui brise le verglas des flaques, et la boue jaune qui éclabousse votre uniforme. Les bottes souillées, vous avancez jusqu’à un canon renversé au milieu des cratères d’obus. "Arrêtez-vous ! vous dit-il, oui, la main sur la culasse, ne bougez plus. Parfait. Magnifique !" Les corneilles fuient à votre approchent, les cris du photographe ne vous parviennent plus que par bribes : "Le soleil !" Le soleil. Tout scintille, gel, chrome, givre, acier, glace, ferrures, éclats. Les manteaux de laine, lourd, tremblent à peine dans les coulées de vent, scellés par le gel. La main bleue d’un cadavre, comme prisonnière d’une inclusion de résine, les cheveux d’un autre, cotonneux de givre. L’hiver a cimenté le champ de bataille, et vos pas sur la plaine vous prouvent que jusqu’à l’horizon, il n’est aucun corps à n’être suivi d’un autre. Du sourire de la mort douce qui délivra l’aumônier au rictus d’angoisse d’un marie-louise défiguré par la douleur, c’est une palette presque infinie d’humanités fragmentaires. Ces corps éteints se fuient ou s’étreignent, ramassés sur eux-mêmes ou offerts à d’improbables regards amoureux, statues marbrées ou viandes projetées par lambeaux, toutes les nuances, toutes les formes pour votre il qui cherche un au-delà. Mais l’ensemble est colossal, et l’horreur adoucie par la même stupeur rassurante. Tableau vivant, nature morte, les suaves enfants de la guerre vous réconfortent, vous le vieillard aux jambes incertaines qui s’attendrit au spectacle de leur jeunesse pétrifiée. Le photographe est désormais trop éloigné pour vous saisir dans l’immensité. Vous ne distinguez plus que des points négligeables sur un monticule. Possédé par l’enivrante succession mortuaire de votre victoire, vous poursuivez, les mains crispées sur la fourrure de votre pelisse qui pèse des tonnes et ne vous protège plus du froid. L’épuisement vous gagne, de ceux des lendemains d’amour, le pied tremble, vous chancelez, mais chaque corps enjambé en appelle un autre et son franchissement nécessaire. Lorsque vous tombez enfin, vous savez que nul n’a pu vous voir, qu’il vous chercheront en vain, sans vraiment désirer vous trouver, au milieu des vôtres que la victoire rend désormais inutiles. Vous ne souffrez pas, votre chute est sereine. Vous n’avez pas franchi la moitié du charnier, et cela vous comble de mourir sans avoir atteint les limites de votre domaine. Les autres vous accueillent et vous réchauffent, les doux gisants, ils vous invitent à reposer avec eux, vous sombrez dans l’amour de milliers de soldats que le soleil caresse pendant que l’historiographe échafaude un prodige pour expliquer votre disparition.

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