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Conversion à la violence / Sur Shining de Kubrick 

mercredi 22 septembre 2010, par Cédric Bouchoucha

Shining marque par ses mouvements de caméra inhumains, fluides, parfaits. Le spectateur retient des moments et trop peu souvent des instants. Pourtant, l’un de ces instants, très rigoureux, peut et doit être analysé sans véritable emphase, en s’appuyant sur sa simple construction.

Bien que Jean-Loup Bourget la relève comme une longueur[1], la rencontre entre Jack Torrance et son prédécesseur Delbert Grady devrait frapper tout spectateur : les murs sont rouges sang, comme une prémonition, comme une rupture aussi avec la blancheur omniprésente jusqu’alors, la rencontre étant essentielle pour la suite des événements. Elle arrive comme un fait du destin, après que Danny ait vu les sœurs jumelles, et Jack la femme de la chambre 237… Cette séquence n’a rien de spectaculaire dans la technique (elle ne comprend que cinq plans fixes différents) mais elle est sans doute la plus surprenante du long-métrage : son intérêt réside dans la rencontre entre un vivant (la question peut même se poser avec l’ultime plan du film) et un mort, le présent et le passé, la raison et la folie ou, pour citer Gilles Deleuze, entre despointes de présent et des nappes de passé[2]. Là où Jean-Loup Bourget parlait de pacte avec le Diable concernant la rencontre avec le barman Lloyd, il serait adéquat d’employer le terme de conversion à la violence avec le serveur Grady. Celle qui se développera pendant les quarante prochaines minutes du film avant d’être gelée, et finalement, figée dans le temps.

La séquence fait suite à une rencontre fortuite entre Delbert Grady et Jack Torrance, au cours d’une soirée se déroulant au Gold Room de l’Overlook Hotel, vraisemblablement au début du siècle, rythmée par la chanson Midnight, the stars and you et interprétée par Al Bowlly. Le serveur a malencontreusement fait tomber son plateau sur la veste de Jack. Ils partent donc aux toilettes pour tenter d’effacer les taches d’Advocaat. Sitôt le nom du serveur prononcé[3], un raccord transgresse la règle des 180°. C’est un choc visuel et narratif. D’une part parce que la caméra se rapproche brutalement des personnages, faisant abstraction de la ligne imaginaire créée par leur regard, d’autre part parce que Delbert Grady est le nom de l’ancien gardien de l’Overlook, lequel a massacré sa famille avant de se suicider. Une situation et deux personnages sont créés : la confrontation entre le rationnel et l’irrationnel, la raison et la folie, le présent et le passé. Considérons que le premier plan représente un demi-espace (celui de Grady) et le deuxième un autre demi-espace (celui de Jack), le tout formant le décor de la séquence. Chaque demi-espace répond à l’autre par des passerelles langagières : ainsi, lorsque Torrance affirme que Grady a tué sa famille avant de se tuer lui-même, nous passons au demi-espace de Grady, qui rétorque : « That’s strange, sir. I don’t have any recollection of that at all. »

Ce dernier parle d’ailleurs de sa famille au présent[4] alors que Jack en parle au passé[5]. Jack est en 1980, Grady en 1970. Les deux personnages sont dans le même espace mais pas dans le même temps, du moins, en apparence.

Jack accuse Grady de ses meurtres : le plan est rapproché à la taille des personnages, dans le demi-espace de Jack. Puis, Grady infirme les propos de Jack ; la caméra se trouve dans le demi-espace de Grady avant de revenir au demi-espace de Jack : la valeur de plan n’est plus la même, nous sommes passés d’un plan rapproché taille à un plan américain. La prise de recul n’est pas anodine : elle illustre le recul que prend Jack (et le spectateur) vis-à-vis de la tragique histoire racontée par le directeur de l’hôtel Stuart Ullman dans les premières minutes du film, puisque Grady annonce : « I’m sorry to differ with you, sir. But you are the caretaker. »

C’est alors qu’il y a un équilibre dans l’axe. Les deux personnages sont au même niveau : celui de l’irrationnel et de la folie. Un véritable dialogue peut alors s’engager.

Le champ/contre-champ existe car Grady sous-entend la réponse que Jack attendait[6]. C’est alors que Jack sourit, malicieux et satisfait, alors que la musique de source entendue depuis le début et symbolisant probablement 1921 se fait un peu plus audible. Le passé et l’irrationnel se sont complètement emparés de l’espace/temps présent.

C’est ainsi que Grady connaît soudainement le nom de Jack, en l’appelant « Mister Torrance », l’existence de Harrogan le cuisinier et du pouvoir du fils de Jack, Danny, le fameux shining. Grady regarde fixement Jack dans les yeux, alors que ce dernier semble fuir le regard de Grady.

Le champ/contre-champ fait disparaître du champ les verres d’Advocaat de Grady et le verre de bourbon de Jack. La fonction du serveur de Grady n’est plus matérialisée à l’écran : il va ainsi pouvoir s’émanciper de cette dialectique du maître et de l’esclave, en retournant la situation à son avantage.
En effet, le rapport de force est inversé, à l’image du dispositif de montage (on passe de transgressions des 180° inhabituelles à un champ/contre-champ plus classique, dans le sens où il se fait oublier en tant que tel). C’est désormais Grady qui pose des questions à Jack[7], alors soumis à Grady car il est dans l’attente de réponses le concernant lui et sa famille, alors qu’auparavant, les questions concernaient le passé de Grady. Cette soumission s’illustre rythmiquement par le montage. Le champ/contre-champ était jusqu’alors extrêmement logique et naturel : Jack parle, champ sur Jack. Grady parle, contre-champ sur Grady. Mais dès lors que celui-ci évoque ses filles et la « correction » qu’il leur a infligée, il est hors-champ : seule sa voix est perçue et Jack, dans le champ, ne peut qu’écouter celui auquel il se soumet. C’est d’ailleurs la première fois qu’il regarde fixement Grady dans les yeux, tant il semble conquis par son discours. L’équilibre est alors parfait : les deux hommes sont sur la « même longueur d’ondes ». Jack vient d’être converti à la violence démentielle.

La séquence se termine alors sur un gros plan de Grady, attendant sans doute que Jack mette à exécutions ses conseils…

Dans son article consacré à Shining, Bourget souligne la rigueur du découpage. En effet, le film se découpe en trois parties majeures : l’une d’entre elles, celle analysée ci-dessus, ne dure que six minutes. La conversion à la violence de Jack est une charnière dramatique dans la construction narrative du long-métrage. Tout est rupture : l’architecture « pop-art » des toilettes selon les dires de John Baxter[8], l’allégorie de toutes les craintes de la direction quant à l’horreur que renferme ce lieu (Grady apparaît comme un personnage inattendu mais paradoxalement redouté), l’apparition marquée et décisive d’un revenant (contrairement aux sœurs jumelles qui n’apparaissent que quelques secondes dans le film, ou au barman Lloyd, qui n’a pas de réelle influence sur les agissements de Jack). Ce qui semble être de l’ordre du familial et du professionnel (un homme cherche l’inspiration pour écrire et cherche donc le silence de sa famille) peut aussi revêtir une dimension plus spirituelle et surnaturelle : l’Overlook est situé près d’un cimetière amérindien, ce qui expliquerait que Danny ne soit pas le seul à avoir des visions. Ce qui étonne dans Shining, c’est la dérangeante sérénité dont fait preuve le metteur en scène pour normaliser ces visions. Un homme au crâne fendu affirme que la soirée qu’il passe est charmante, ce même homme, mort il y a dix ans refait surface dans un cadre temporel irréel et indépendant des années quatre-vingt (Torrance ne remarque pas qu’il assiste à une soirée se déroulant en 1921, les convives ne remarquent pas non plus le style vestimentaire de celui qui pourrait être un intrus). Tout ce qui pourrait être dramatisé dans un film d’épouvante médiocre est ici conformiste afin de produire un effet de malaise rarement ressenti dans un film (on pourrait rapprocher le malaise propre à Shining à l’amoralité de Goodfellas de Scorsese). C’est ce qui fait sans doute la grandeur de cette œuvre, au delà de ses performances techniques ou théâtrales ; Kubrick fait avancer le spectateur en altérant sa vision des choses. Le cinéma du relatif, voilà ce qu’est le cinéma de Kubrick.

P.-S.

[1] Dans son article Le Territoire du Colorado, paru dans le numéro 234 de Positif, en Septembre 1980.

[2] Titre du cinquième chapitre de L’Image-Temps, 1985, page 129, aux Editions de Minuit.

[3] « Grady, sir. Delbert Grady »

[4] « I have a wife and two daugthers, sir. »

[5] « You chopped your wife and daughter up into little bits »

[6] « I’ve always been here »

[7] « Did you know, Mister Torrance, that your son is attempting to bring an outside party into this situation ? »

[8] Spécialiste du cinéaste dont les propos sont tenus sur le commentaire audio du DVD édité par la Warner dans sa collection « Stanley Kubrick ».

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