La Revue des Ressources
Accueil > Création > Nouvelles > Easter island

Easter island 

mercredi 2 novembre 2011, par Le Golvan

Ils se sont retrouvés à Tahiti, sans raison d’y être. Ils se sont réveillés dans une chambre rose acarien tenue par une Chinoise, se sont acquittés de leur taxe de séjour en liquide et ont cherché un endroit où manger avant de pousser le voyage plus loin. Elle avait lu dans son guide que des roulottes s’installaient le soir sur la place face au port ; on pouvait manger typique, chinois. Ils avaient trois heures à tuer avant de reprendre l’avion pour l’île de Pâques. Ils avaient dépassé et la faim et la fatigue et le voyage lui-même. Elle aurait aimé s’allonger sur le banc du square, la tête calée contre la cuisse de Simon, mais une sorte de vigile municipal tournait sans relâche et interdisait aux plus fatigués de trouver le repos. Il fallait observer la lente dégradation du soleil dans une raideur de carte postale. Sur le banc d’en face, un clochard s’était recroquevillé en chien autour de son couteau clinquant.


— Je te donnerai un fils. Tu seras heureux… Tu pourras tout reconstruire. Pour ton père. Toi, un père... Avec un fils, il n’y a rien à craindre…

Avoir à se parler aussi droitement interdisait un peu Simon. Le soleil croulait, plus paresseux encore, des roulottes s’installaient mollement. On ouvrait les auvents, on posait trois tables contre la friteuse, on cherchait à brancher les néons pour éviter de faire tourner le moteur pendant le service. Il était bien trop tôt.

— C’est spécial Papeete… Surtout le soir…

Simon lui avait souri en se rapprochant d’elle, moins pour la tendresse que pour se tenir mutuellement. Les heures d’avion, les mini sandwichs, les films en boucle, tout cela pesait et les raisons d’être là n’avaient pas encore débarqué pour rejoindre les esprits.

— Cette grossesse me fait peur, Simon. De toi…

Trois autres couples désorientés par le désoeuvrement traversaient inlassablement la place. Solen réalisa que les deux seuls bancs praticables étaient occupés par la cloche et eux-mêmes. Et les regards désespérés d’envie que ces gens lui lançaient depuis maintenant une heure ne rendaient finalement pas hommage à sa maternité en pousse ; ils suppliaient l’assise, un coin de béton décent, quoique aussi pisseux que les autres, mais sans doute moins frais. Le dogue municipal avait disparu. Les pâtes chinoises cuisaient maintenant et le soleil avait cédé la place aux éclairages brumeux des roulottes. Ils ne rentreraient pas à l’hôtel. Il faudrait attraper le taxi qu’ils avaient retenu au niveau de l’office du tourisme. Il faudrait attendre dans la pénombre, à distance des troncs de cocotiers, tranchants comme des lames, l’argent de la course dans la poche, non loin des saoulards à arme blanche, et se convaincre qu’ici, c’est Tahiti.

Dès l’aéroport de Faaa, ils s’étaient fait entreprendre par un homme très décolleté. L’atterrissage sur l’Ile de Pâques avait été un calvaire de secousses à tous vents ; on sentait bien l’isolement, le point ridicule sur l’immensité du globe. L’homme souffrait à leur droite, cramponné aux accoudoirs. Dans leur bain de sueur, ils s’étaient lancés quelques sourires de stress, complices d’infortune. Loin de dédramatiser ou de prendre une distance civilisée dans la mimique, ils avaient bêtement scellé une fraternité de naufrage dont ils auraient grand peine à se débarrasser. Il s’appelait Jean-Claude et était du genre à fermer sur un coup de tête sa boutique de perles de culture à l’aéroport, pour attraper le vol de 23 h 50 direction l’île de Pâques, louer un quad et partir sur les sentiers terreux, droit contre les flancs du volcan Rano Raraku. Jean-Claude avait une allure typiquement « expat’ » et portait sans rougir un unique jean de toile blanche, assez serré, avec un soin tout particulier apporté au placement latéral de sa verge, que le coton fin enveloppait comme un bulbe d’iris sous la gaze. Au bureau des douanes, il leur parlait en contractant sa cuisse gauche, faisant par la même rouler sur son sexe la caresse du tissu et de leurs regards captifs. Cela lui plaisait, assurément. Il faisait 16 ° et Solen pouvait voir, tout en lui parlant de crashs, la peau tannée de sa poitrine défaite. Ils en ont ri le premier soir à la pension Manutara, dans leur chambre humide. Ils ont ri de n’avoir emporté que des chemisettes folkloriques ; c’était drôle de grelotter du soir au matin, de ne croiser que des autochtones blasés sous leur bonnet et des colons obscènes. Ils ont ri de ce nouveau copain bien à l’aise sans son slip, sans doute attiré par le symbole des trous béants des volcans qu’il montait en frénésie sur son engin ruant. Ca aura été la seule nuit.

Le lendemain, Solen avait été prise de crampes violentes qu’elle se refusait de voir comme des contractions. Elles devaient être le fait du voyage, du froid, cette purée de fèves ou alors…

— C’est moche de traverser la terre pour se foutre au lit devant un téléachat chilien ! Je me sens simplement conne.

— C’est vrai que ça charge un peu en ridicule.

— C’est bon ! Va voir ton nouveau copain, je vais aller mieux, dans quelques jours.

— Et tu n’auras rien vu…

— Et quoi ! Parce que je ne joue pas à la touriste, je devrais me sentir coupable ? Je ne peux pas rester au lit où je veux sur cette planète ? Parce que tu crois qu’il y a tant que ça à voir ici !

— Ben. Sinon, pourquoi venir de si loin ?

— C’est ce que je me suis demandée tout le temps de l’atterrissage. J’en ai marre de te faire plaisir. Marre…

Simon l’avait embrassée prudemment. Mito, la gérante de l’hôtel, baragouinait suffisamment de français pour l’assurer qu’en cas de gros souci, l’avion repassait mercredi, dans trois jours donc. Et Simon venait de poser une explication valable sur l’allure lente et mesurée de tous les habitants de l’île, où rien ne provoque rien, rien qui ne soit réparable avec un rien, puisque, de toute manière, ici, ils n’ont rien. Il avait souri, comme dans l’avion. Il était retourné voir Solen, pour rien, un baiser sur sa nuque tournée, et il avait pris son VTT de location.

— Tu me raconteras tout, d’accord ? Et prends un maximum de photos ! Au prix du billet…

Il avait promis avec une conviction de scout, s’était une nouvelle fois assis sur le coin du lit, le vélo à bout de bras. « Au chevet », dit-on pour les malades, sans doute aussi pour les morts. Lui pensait : « au piquet ». Longtemps après le départ cliquetant de Simon, Solen avait fini par s’assoupir pour de vrai, dans un petit rire las. L’œil s’était fermé en face de son propre reflet dans l’objectif du reflex, sur la tablette de nuit.

Simon avait arpenté ce qu’on peut arpenter d’Hanga Roa, une traînée de quatre chiens au cul, indéfectibles, 100% polynésiens. Il avait même assisté à un match de foot, sur un terrain fort digne et gras, à flanc de mer, sous le regard hautain d’un moai très érodé. Il avait constaté son oubli mais il ne se sentait plus de photographier en touriste ; du pittoresque, du cocasse à l’affiche d’un match Ile de Pâques contre Ile de Pâques. Pardi ! Il avait peut-être fait en sorte... De toutes façons, il ne maîtrisait plus certaines de ses actions. Ce voyage au plus profond de ses passions despotiques lui ressortait du crâne à présent. Il avait pointé son désir sur le globe avec une telle énergie qu’il avait tout crevé…
L’hôtel n’était certes pas si loin, comme à peu près tout dans ce monde perdu, lequel pourtant s’adonnait à toutes les paresses. Vers midi, il s’était acheté des chips en pensant à la purée de haricots à laquelle Solen ne pourrait échapper. Il les dégustait par pincées, le nez au vent antarctique, devant la plate forme des moais coiffés de rouge. Leurs regards ahuris lui passaient au-dessus de la tête ; les ancêtres regardaient plus loin dans l’île, avec comme une horreur fixe. Le vent battait plus fort que les vagues. Simon émiettait autant qu’il mangeait, pour le bonheur des quatre chiens de son escorte. Il serait bientôt de la meute, collant, clébard, plus ou moins pacifique.
Rien ne tient plus d’un quart d’heure debout sur l’île de Pâques, hormis les colosses. D’où les colosses, sans doute. Simon a viré vers Anakena, la seule plage de île, formatée pour les photos : cocotiers et sable clair. C’est là que la poignée de couples exogènes s’attend mutuellement pour se faire pixelliser par un tiers sur ce bout de mensonge. Jean-Claude l’attendait, assis sur son engin, en bonne posture ; même jean.

— Ah ! Simon ! Je savais que tu viendrais ! On se tutoie toujours ?

— Tout le monde se réfugie ici, non ?

— « Tout le monde » ! Tu t’emballes, mon vieux, on doit être douze touristes sur l’île en cette saison, tout au plus ! Tu as vu ce froid ! Et Solen ?

— C’est sa grossesse… Elle doit se reposer.

— Ca, pour le coup…

— Oui, je sais, et elle sait aussi…

— Allez, ne te bile pas ! Maintenant que nous sommes entre hommes, je vais te faire découvrir tout ce qui peut se faire ici ! En gros, presque rien !

Et curieusement, Simon s’était perdu dans leur rire commun, entier, content, facile. Une vocalise presque étrangère. Que la blague soit lourde, la glissade forcée, la branche lâchée trop tôt, le coup dans le gras du ventre, la cascade douteuse, la bouteille d’eau renversée dans les cheveux, tout serait léger. Il la sentait sourdre, du fond de son propre ventre ; l’enfance ! Qu’ils aient finalement sali leur pantalon, qu’ils aient roté onze bières d’affilée à la buvette de Luis, le tailleur aux yeux aussi hypertrophiés que ses kavakava, qu’ils aient suivi une grosse américaine dans sa parka rouge comme deux chiens en rut, qu’ils aient meuglé une heure durant, cachés derrière les statues pour effrayer les poules, un indigène ou un cheval errant, qu’ils aient roulé leurs rires dans les herbes hautes à s’en pisser dessus, qu’ils aient défaits leurs pantalons pour pisser pour de bon et rire, qu’ils aient pissé longtemps, bien parallèles, des litres à bout de force, qu’ils soient restés un peu à couvert dans les herbes, allongés comme des glyphes rongo-rongo, qu’ils aient remis leurs pantalons, plus tard, quoi qu’il ait pu advenir, tout cela s’était déjà perdu dans les bourrasques et ne rejoindrait les terres et les hommes que trois mille miles plus loin, plus tard. Sur les pentes du Rano Kao, un feu distrayait le vent et les chiens avaient cessé leur filature…

Sur le retour, il allait pleuvoir. Simon retrouva sa meute, excitée après la carcasse d’un cheval en contrebas. Ils se la disputaient en sauvagerie. L’odeur de décomposition s’imposa à lui avec une familiarité stupéfiante, un acquis du fond des âges. Du coup, la conscience refluait malgré la bière. Il se bricola tous les improbables pascuans : des enterrements de chevaux grande classe avec corbillard attelé (très ému) et plumes d’autruche, des inhumations de chevaux interminables à coups de pioche dans la lave pétrifiée, des largages de carcasses depuis le haut du volcan : des dizaines de carcasses dévalant les pentes en concurrence, déchiquetées tout le long aux lames des caillasses, explosant sur les rocs, souillant la mer…A deux mètres à peine, Simon vomit, puis il se tordit de douleur. Il baissa son pantalon sale et déféqua sous le regard perplexe des chiens. Tout reste sur place ici, tout attend de dessécher puis de disparaître au vent.
En se relevant de lui-même, il inhala la vérité de la bête éventrée, sa cage thoracique béante, accueillante comme un abri au mauvais vent. Il y aurait quelque chose à en faire. Elle avait l’arrière-train légèrement décalé du reste de l’ossature, levant au ciel ses cuisses béantes, dans une figure de fin de ballet ridicule, dans l’attente des applaudissements, de la note du jury ou simplement d’une validation qui revenait, ici encore, à l’art morbide de Simon. Il inspecta les lèvres grasses, leur sillon nécrosé ; un précipice pour son imagination. Il se fit assaillir de flashs : des figues, des bières, des poings et du sang. Pour s’empêcher de basculer encore, il devait se convaincre que les côtes nettes de la jument évoquaient la structure renversée d’une hutte traditionnelle pascuane. S’il se reprenait suffisamment, il aurait le courage de s’approcher, de pousser la charogne du plat de la semelle ; il s’y reprendrait à plusieurs fois, amorcerait un mouvement de massage cardiaque, comme un bercement tendre. Une fois couchée sur le ventre, il n’y aurait alors plus grand-chose à en voir. Personne n’irait y tremper le museau. Elle roulerait sur sa propre horreur, plus celle que Simon s’acharnait à chasser comme une nuée de mouches. Il suffirait d’instaurer ici un tabou polynésien, radical, régalien, et d’attendre infiniment mercredi.
A la réflexion ; ce n’était pas son pantalon.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter