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Fragments d’HOSTIA 

jeudi 9 mai 2013, par Yan Kouton

Fragment 1

L’écriture s’est alors imposée. Genre de refuge vissé au sol. De l’encre noire pour un flux tendu de réflexions et de souvenirs. Avant le trou noir ou le tenir à distance. Il y a en permanence dans cette chambre de la lumière. Plus ou moins forte selon les heures. La nuit elle est en veilleuse. Petite lueur blanche qui maintient un semblant de jour. Un semblant de raison paraît-il. Je la regarde. J’y vois ce que je ne devrais plus y voir avec les médicaments. Avec eux je ne devrais plus regarder les sources de lumière durant des heures. Parce qu’elles m’aveuglent…Le monde se réduit à une lueur, concentré parfait d’énergie. De l’incandescence qui coule dans mes veines et me projette dans un univers de chairs à vif.

Fragment 2

Une lamentation qui, je ne le sais pas encore, possède une dimension sacrificielle. Ses cheveux blonds couvrent mon front brûlant. Je sens dans mon dos sa poitrine. Elle s’est penchée en avant, et m’embrasse. Son parfum capiteux est comme une offrande.

Certaines nuits sont plus difficiles...Je me sens trop fragile pour écrire. L’angoisse me grignote lentement. Jusqu’à devenir un monde à part entière. Les ombres, les mouvements, les couleurs, les bruits les plus familiers deviennent des ennemis.

Je n’ai pas la force d’appeler au secours. Ni même de prendre un antidépresseur dans le pilulier posé sur la table de nuit. Le sentiment d’être transparent. A la merci d’une petite cuiller, d’une poussière ou de l’écho d’une voix qui transperce la porte, de la porte elle-même.

La simple idée d’une petite cuiller me déstabilise. Parce qu’avec on peut énucléer. Parce qu’avec on peut creuser. J’imagine ce que je pourrais ainsi déterrer. Céline, un cadavre en décomposition, un animal crevé, un pneu, un sac poubelle rempli d’ossements, ma propre tête...Que sais-je encore.

La poussière a le pouvoir de me désintégrer. Si elle me touche, elle me brûlera jusqu’à la dernière cellule.

Fragment 3

Une pluie fine et froide nous recouvre rapidement. Comme elle ensevelit la rue Victor Hugo. En quelques minutes les immeubles sont détrempés. La route est recouverte d’un tapis soyeux. Je demande à Céline, tandis que nous passons sous un panneau d’affichage électronique qui émet un bruit lancinant, si elle ne regrette pas de ne pas être rentrée en voiture. “Non”, répond-t-elle. Elle ajoute qu’elle ira la prendre demain matin de bonne heure.

Au-dessus de la bruine, une lune pleine mais floue nous éclaire malgré l’épaisseur de l’humidité. Nous marchons sur un large trottoir au revêtement rutilant et glissant, bordé de hauts réverbères. Chaque lampadaire est couronné d’un halo de lumière laiteuse. Des cercles vaporeux diffusent une clarté tantôt lugubre tantôt sublime. Une luminosité incertaine qui joue avec les rêves. Les peurs et les angoisses.

A un rond-point, nous tournons sur notre droite et empruntons une rue beaucoup plus étroite que la rue Victor Hugo. La lune est à présent cernée d’un blanc très pâle au milieu de son auréole. Elle finit par faire basculer l’ambiance dans le macabre. Trop blanche, trop floue, dans une nuit silencieuse en pleurs. De sobres sanglots qui nous guident et nous rapprochent et qui font résonner les rues comme des instruments à cordes. Il en sort une belle et sinistre musique. La ville est tour à tour frottée, pincée, frappée par les éléments.

Nous parvenons Place de la République. Les bâtiments monumentaux sont presque invisibles. Perdus dans la bruine. Ils ne se matérialisent que grâce à des bandeaux de lumière bleue qui courent le long des façades, en dévoilent les principales structures. Tout le reste est gommé.

Fragment 4

Je l’entends. Elle crie quelque chose. Je l’imagine tout au fond du parking, premier niveau. Sa voix baisse d’un ton, elle a dû descendre au deuxième niveau. Encore plus bas, troisième niveau. Ainsi de suite. Et plus rien. Je m’engage à mon tour dans la rampe. Murs lisses et ternes. Des indications qui clignotent un peu partout. Une barrière, une vilaine cage vitrée. Un plateau de béton avec des piliers courts mais très larges. Le plafond est si bas...Céline a disparu, l’odeur d’essence me monte à la tête. J’ouvre toutes les portes que je trouve. J’appuie sur tous les boutons que j’aperçois. Des escaliers, des ascenseurs et des pièces vides ou remplies de matériels. Les sources lumineuses s’éteignent les unes après les autres. Bientôt je suis dans le noir complet. Céline me reparle enfin.

Fragment 5

L’infirmier de nuit ne m’a pas demandé ce que j’écrivais. S’il l’avait fait, je n’aurais pas su quoi lui répondre. Ca me dépasse ce flux ordonné. Cette volonté de revivre ces jours et des années. Non que je ne sache pas ce que je fais. Ni pourquoi je l’ai entrepris. Ce qui m’étonne, en revanche, c’est la précision, l’incroyable régularité avec laquelle, à présent, les souvenirs se succèdent. Je pensais me battre avec les événements et les dates. Au lieu de ça, je ne suis qu’un spectateur. Je regarde ma main courir sur le papier. Elle me guide. Elle range toute seule cette vie qui m’a échappé.

Nous sommes dans notre appartement. Nous n’avions pas fermé les volets en partant. Le salon me donne ainsi l’impression d’être étrangement abandonné. Plus que ça : il m’est inconnu. Les meubles sont recouverts d’une poussière nocturne qui se déplace avec le défilement des nuages. La lune est face à l’immeuble, au-dessus de la mer. Pas d’étoiles. Juste un disque blême, et cette couleur de métal qui se fond dans le ciel indistinct. Céline a tout de suite retiré son manteau trempé. Elle a allumé la lumière dans le couloir, qui s’étire sur tout l’appartement. Elle a pris un porte-manteau dans le placard de l’entrée et pendu son vêtement dans la salle de bains. Puis elle m’a rejoint dans le salon.

Fragment 6

Le tableau accroché au-dessus de notre canapé est plus saisissant que jamais. C’est une très grande toile que nous avions achetée tous les deux dans une galerie. Elle est divisée en deux parties. L’une est envahie par des rouges. Du plus vif, un rouge aniline, au plus pâle, un rouge presque rose. L’autre est dévorée par le noir et les bleus. Un bleu ardoise, minéral et plombé.

Une plaie traverse toute la toile, une veine noire et blanche. Une déchirure qui divise autant qu’elle équilibre les couleurs et les espaces.

Avec Céline nous passions de très longs moments à nous regarder. Sous toutes les coutures. Nus, habillés, dans notre lit, la salle de bains. Cette habitude nous la devions à notre amour pour la peinture. Aux silences, ces vibrations inattendues que procurent les tableaux. Des perceptions libérées du sens. Parfois, souvent, il n’y en a pas.

On se ressourçait dans ces visions et les couleurs. Nous pouvions aussi nous y perdre et pleurer devant la noirceur ou la détresse. Nous nous comprenions ainsi. L’harmonie dans les tourments. La plénitude dans la crainte. Notre vie était faite de lignes, de volumes et de formes.

La nuit est tombée sur un goût de terreur. Mon état mental se stabilise. Pourtant il m’arrive encore d’être confronté à de puissantes montées d’angoisse. Ne t’inquiète pas, c’est une belle histoire blanche et rouge.

Elle s’écoule doucement puis elle s’enfuit très vite. La tension entre le manque et ce qui me reste, tout le reste, est parfois si vive que je pourrais me fracasser la tête contre un mur. C’est pour ça qu’on m’attache.

Fragment 7

Perdre la vue, c’était perdre ce lien avec Céline. Ce rapport aux couleurs. Cette errance visuelle. Le quotidien nous le rendions supportable ainsi. Dans les toiles et les photographies. Avant de se découvrir. J’étais ce soir-là rattrapé par un dérèglement...Céline finit par aller se coucher. Demain elle a cours très tôt.

La distance devient palpable. Je veux dire qu’elle devient douloureuse, pas uniquement consentie, négociée. Elle s’est arrêtée à l’entrée du salon. Je vois son reflet dans la vitre. Du dépit et de la fatigue, voilà ce que je lis sur son visage. Nous n’avons pas reparlé du bébé. Nous n’avons reparlé de rien.

Une chose me rassure un peu : elle a eu le même réflexe que moi devant la toile de Dilasser. Accrochée sur la gauche à l’entrée de la pièce. Avant de s’éclipser, elle l’a observée, une main sur le front l’autre sur le ventre.

Un arbre massif. Une feuille séchée, nuances automnales. Des branches comme des panneaux indicateurs empilés autour d’un tronc comme une épée. De ses cheveux blonds Céline fait une queue de cheval. Elle gagne la chambre, en silence. Je m’installe dans un fauteuil et je prends la mesure de mon comportement. De la cassure qui vient de s’opérer. Une cassure nette. Sans un éclat de voix, ni une insulte. La folie et la maladie se sont juste insinuées entre nous.

Fragment 8

Je n’ai pas envie d’actionner la télécommande qui pilote les volets électriques. La vue d’un horizon réfractaire qui se défait dans son propre néant est fascinante. Avec un effort, on distingue des nuances grisées sur le fond noir. Des rideaux délicats de pluie qui se déplacent dans la rade. Et ce rond de lumière blafarde qui peine maintenant à se maintenir en vie.

Toute la journée une lourde écume est venue s’échouer à la lisière de ma chambre. Des embruns, une neige qui poudroie, les ossements de son corps en poussière de glace.

J’ai l’impression d’avoir un bras criblé de grenaille. Je repense à cette pluie sur la mer. Un naufrage toujours recommencé...Il n’y a que le soir que je peux atteindre un état de neutralité suffisant pour le supporter...

Je n’ai pas rejoint Céline dans la chambre, tout au fond de l’appartement. Une grande chambre aux murs jaune et pêche. Des toiles de MacKendree, les quais de Brest et de New York. Céline au milieu de ces traces portuaires et urbaines, dans le vide.

Je m’étais endormi dans le salon et c’est la lumière de l’aube qui me réveille. La rade est invisible. Elle est sous le crachin. J’entends un TGV qui s’apprête à quitter la ville. Les premiers bruits montant du port retentissent. Une sirène de navire, des caisses et des conteneurs qu’on empile. Des camions qui descendent jusqu’aux terminaux. Une odeur fraîche et agréable d’humidité se déverse dans le salon.

Fragment 9

Dans cette chambre, de plus en plus anxiogène au fur et à mesure que je revis ce début de journée - banal et terrifiant – je saisis l’ampleur de mon décrochage...Et de la faute.

J’ai dû enchaîner les consultations. Le mécanisme qui s’était déclenché au cours des dernières semaines m’éloignait des patients sans gravité. De leurs troubles bénins. Il reste imprimé dans mon esprit l’idée qu’à présent je suis passé du côté du vrai mal. Avec les soldats envoyés sur la ligne de front. Au contact du feu. Je partage avec certains patients un savoir secret. Je suis un des leurs. Nous entretenons une flamme vacillante. La matinée est imprégnée de la sueur qui trempe mon corps, comme celui des malades. Des humeurs mélangées. Les heures défilent. De plus en plus insensible aux cris, aux plaintes superficielles. Je n’ai plus d’aptitudes. Je n’accueille plus que les douleurs extrêmes.

Les plus silencieuses la plupart du temps. Evidemment c’est une erreur. Je frôle la faute professionnelle. A chaque nouveau visage qui se présente, j’identifie aussitôt le problème. Un simple renouvellement d’ordonnance, un emmerdeur, une emmerdeuse. A la surprise de Laure, la secrétaire, je les envoie balader. Cinq minutes, parfois moins, dans mon bureau et dehors. En revanche, dès qu’une personne dont je pressens la détresse authentique se manifeste, je lui consacre un temps que le chronomètre comptable juge indécent. Il y a en effet de l’indécence, davantage encore, à ne plus soigner, mais à mélanger les perditions, à pactiser avec l’ennemi. Alors que pendant ce temps, Céline court à sa perte.

L’essentiel est de rester au-dessus des flots. De capter un peu d’air entre deux consultations. Je dicte quelques lettres pour des confrères. Pas de pause repas, ni de coup de téléphone à Céline. Pas de courriel non plus. L’après-midi se déroule comme une bande magnétique vierge. Parce que l’horreur approche, froide et nue.

Fragment 10

Je vis désormais avec ce destin. Ces questions, et cette double absence. Celle de Céline et celle de cette ombre. Céline a mis deux heures pour mourir. J’étais dans la voiture quand elle m’a quitté. A l’autre bout de la ville. Sur une autre rive. Un autre univers.

A l’aube je me réveille à cause du froid. Le cuir de la banquette est gelé. Les vitres de la voiture sont recouvertes d’une épaisse condensation. J’ai des courbatures dans tout le corps. Je me redresse un peu. Le sang se remet à circuler trop brutalement dans mon crâne. Des coups qui retentissent au niveau des tempes, massifs et violents. Ces douleurs neutralisent pour l’instant les pensées. L’air automnal qui court dans les rues à demi closes, balaie mollement la place de la Porte. Comme s’il venait s’y reposer ou y mourir après un long périple nocturne. Il transporte quelque chose de meurtrier. Un souffle prédateur qui frôle la carrosserie. Doucement la condensation sur les vitres disparaît. Elle est remplacée par des gouttes d’eau. J’ouvre enfin la portière pour chasser l’humidité malsaine qui est en train d’envahir l’habitacle.

Sans quitter la voiture, je pose mes pieds sur le bitume. Je suis garé en épi juste en face d’une maison de la presse. L’air ne m’est d’abord d’aucun secours, il amplifie même les coups lancinants. Puis les interrogations commencent à affluer. Je pense à Céline, aux reproches justifiés qu’elle va me faire. Son inquiétude toute la nuit. L’attente interminable, les messages sur le portable, les cent pas dans l’appartement...La journée au cabinet qui s’annonce difficile...Je suis encore loin, très loin de la réalité.

Fragment 11

Le corps presque nu de Céline attend qu’on le découvre. Il attend qu’un enfant, qu’un chien ou qu’un jogger soit attiré par cette masse impudique. Cette vision obscène, blanche et rouge, partiellement ensevelie sous un massif. Les vêtements déchirés, éparpillés dans la terre ou accrochés aux plantes alentours. Comme des guirlandes macabres, une décoration grotesque.

Je jette un œil sur les horaires d’ouverture du café. Il est trop tôt, encore une heure à patienter. Je décide de rentrer tout simplement.

Ma fatigue au volant est terrible. Je ne croise sur la route que des autobus...Les premiers services matinaux. Ils sillonnent le centre-ville encore trempés et brillants. Ils sortent des dépôts, propres et vides, et défilent dans l’aube par intervalles. La plupart des chauffeurs conduisent toujours vêtus de leur blouson, le col relevé. J’espère le sommeil. Mais je dois être attentif.

Fragment 11

Dans le couloir, des sonneries de téléphone, les voix qui s’élèvent. Tout ça accentue une affreuse migraine.

J’ai rendez-vous avec Céline. C’est ce que je me dis, en boucle. J’ai rendez-vous avec Céline. Tandis que nous abordons l’escalier inondé de lumière, je pense au cabinet. Ils doivent m’attendre là-bas. La mort de ma femme est toujours nébuleuse, et je pense au travail. A ce quotidien étrange. Je m’accroche aux minutes les plus brûlantes. Les plus dangereuses. Celles qui m’effraient, me fascinent et me donnent envie de vomir.

- “Qu’est-ce qu’on a fait exactement à ma femme ?

Darc me pousse en avant depuis que nous avons quitté son affreux bureau. Il continue dans l’escalier. Un réflexe de flic sans doute. Il s’arrête entre deux marches.

- “Dans la voiture...Nous en parlerons dans la voiture...

Son visage est défiguré par une étrange grimace. Cet homme, sûrement habitué à toutes sortes de violences, semble touché par le sort de Céline.

Et moi, je commence à ressentir la création d’interstices dans ma raison. Ces petits espaces entre les éléments d’un tout, selon la définition du dictionnaire que l’infirmier, qui m’appelle l’écrivain, m’a fourni. Des espaces entre les éléments du réel...Au rez-de-chaussée du commissariat, je suis persuadé qu’un liquide acide a rongé mes nerfs optiques. Comme si les années me séparant de la cécité venaient de se dissoudre sous l’effet de la haine...

Fragment 12

Ce corps, son existence, réduits en bouillie. Le monde réel, peu à peu cet univers se délite. Sous les lumières crues de la salle d’autopsie. Des lumières si vives qu’elles sont dotées d’un pouvoir. Celui d’irradier votre vie. Quelques secondes, je me balade presque heureux dans un espace parallèle qui semble si reposant. Un mécanisme de défense qui s’emballe et se retourne contre moi.

Darc est conscient de ce que je vis. Il sait que je viens de rentrer en enfer. Je me souviens parfaitement qu’il a pris à partie le médecin légiste. Je suis immobile devant le drap blanc. Dans mon cerveau, le processus de dévastation s’accélère.

La réticulée, ce réseau de fibres du système nerveux central qui gouverne la vigilance, est envahie, détournée puis reformatée par l’horreur. Reprogrammée pour me détruire. Dans cet espace délocalisé où les convictions, la tolérance, les jugements moraux ou sociaux, n’ont plus de sens. Je jouis soudain d’un sentiment de disponibilité absolu. Ce que je vois appartient à l’indéfini.

Mon système immunitaire devient fou et se retourne contre moi. Tout comme se retourne contre lui-même un univers gorgé de sang, de fractures et de coups. Darc tente de m’entraîner à l’extérieur de la salle. Il n’y parvient pas.

- “Monsieur Cabon, nous devons partir...J’ai des questions à vous poser...”.

Je dois peser une tonne devant la table. Il n’arrive pas à me faire bouger d’un centimètre. Ma vie est dans ce gouffre sanguinolent. Sans la moindre expression, le moindre reflet. Pour obéir enfin au lieutenant, je dois me réfugier dans un coin de ma raison. Le dernier qui ne soit pas encore irradié.

Fragment 13

La tentation d’agripper Darc par un bras. De lui hurler que l’assassin est ici...Ma panique à l’idée de vivre avec un tel monstre...Cette machine à tuer est dans mon cerveau. Je dois m’accrocher au monde sensible. Même s’il n’en sort que des atrocités. Les personnes qui entourent le lieutenant semblent effarées. Une vague invisible mais puissante me fait tanguer. Je voudrais que l’on me sorte de ce territoire glacial. Darc m’informe alors que ma présence n’est plus nécessaire. Pour l’instant.

« Survivre »...Je me demande si le terme n’est pas indécent. La souffrance appartient à Céline. Son calvaire Place Dusquesne. Si j’ai souffert c’est d’une autre façon. J’ai dû partager ma vie, mes pensées, mon quotidien avec son bourreau. Ce fut une expérience terrible. Ce ne fut qu’une expérience. J’aurais pu me détruire. Il m’en a souvent donné l’ordre. A chaque fois, je m’en suis tiré. Je devrais être mort.

Darc me rattrape, alors que je marche vers le portail électrique pour rejoindre ma voiture. Il souhaite me rendre visite chez moi, dans la semaine. L’enquête risque d’être difficile. Mais elle mobilisera toutes les énergies. C’est une promesse qu’il me fait en me regardant d’une étrange manière.

Les yeux marron clair, derrière des lunettes argent, sont presque fermés. Comme s’il réfléchissait intensément. Des rides se creusent au niveau de ses pommettes. Un visage raviné qui transpire la concentration et la fatigue. Le dépit aussi.

« On ne m’aura jamais. A cette heure je suis peut-être encore en ville, peut-être ailleurs, à l’étranger, dans une autre région...Ta femme est la mienne désormais”.

Fragment 14

Mon état de santé se dégradait bien avant ce choc suprême. Mes patients en savaient quelque chose, eux que je triais et rangeais en fonction de leur chance de survie. Mon attitude dépendait de ce classement. Ma compétence aussi. Un édifice s’écroulait. Le Docteur Cabon s’est longtemps vautré dans la complaisance d’un statut social acquis de haute lutte. Un bon soldat, adaptant les diktats aux corps, aux états d’âme de ses patients. De leurs blessures, de mes réflexions usantes, de mes colères muettes. Tout cela a éclaté.

Plus de Docteur Cabon. Plus de Francis, le compagnon de Céline. Plus aucune protection.

Aucune zone de repli. Je suis nu. Et dévoré par une ombre. Avec la peur incessante, le vice des incurables.

J’aborde la rue Emile Zola, pourchassé par la joie odieuse du tueur. Je passe devant le restaurant “Les yeux de la nuit”...Une sueur froide me tétanise. L’entrée du cabinet médical. Porte épaisse en verre, montants en granit, bois clair avec des incrustations d’aluminium. Pour ça, nous nous étions offerts les services d’un architecte.

Je pousse la porte, avec dans le ventre la sensation que doivent ressentir les malades. Un mélange de stress et de réconfort. J’y suis parvenu. La ville, ses rumeurs et ses flux, sont dans mon dos. Ce que je dois maintenant annoncer à tous, je me dis que c’est comme une amputation. L’ambiance est électrique, ils sont sur la défensive, prêts à me sauter dessus. Laure, la secrétaire, me fusille du regard. Xavier sort de son bureau, l’allure sombre et agressive.

Fragment 15

Une journée interminable m’attend. Je n’ai plus personne à voir...Sauf en pensées. Des présences...

Celle de mon père, qui m’a élevé seul. D’une mère morte quelques années après ma naissance. D’un cancer. Et là, allongé dans un lit d’hôpital, je réalise que je n’ai jamais vécu son absence comme un traumatisme. A sept ans, je suis orphelin de mère, avec un père qui travaille comme un fou. Pour oublier la disparition de sa femme, pour être un exemple, pour maintenir un semblant de normalité...J’ai grandi dans ce vide. Même si autour de moi, je sens comme une armature très solide. Elle me tient debout, alors que je suis la plupart du temps seul dans l’appartement de la rue Amiral Linois.

Je dois récupérer ma voiture, pour me rendre sur les lieux de l’agression. Je remonte la rue Victor Hugo...En chemin, une coïncidence m’envahit l’esprit : Céline disparaît alors que j’ai l’âge que mon père avait lorsque ma mère est morte. Exactement le même âge.

La lumière change à une allure vertigineuse. La faute à ce vent énergique qui pousse des paquets de nuages blancs et bleutés. Sur le mur, en face de mon lit, je peux revoir défiler les ombres qui couraient sur les façades. Ca finit par me flanquer un mal de tête atroce. Je me dis que ça passera si je rends visite à mon père...Le prévenir.

Il vit toujours dans le même appartement. Devenu au fil des années une sorte de musée, à la gloire de la médecine et d’Elisabeth Cabon. Il a vu sa femme maigrir. Jour après jour perdre tout ce qui faisait d’elle un être humain. Je viens de voir Céline réduite à un cadavre sans visage...

Rue Amiral Linois...Je suis en bas de l’immeuble. L’appartement est au sixième, et dernier, étage. Je n’ai pas pris l’ascenseur. Peut-être pour retarder l’échéance...

Fragment 16

Dans sa prostration, je devine aussi le regain d’une souffrance ancienne. Si profonde, qu’elle a littéralement creusé son front. Voilà encore un point commun...Nous avons tous les deux échoué. Lui, à guérir Elisabeth de son cancer. Moi, à protéger Céline.

Pour mon père, ce drame sonne le renouveau de son propre naufrage. Et soudain je ne le supporte plus. Je ne supporte plus cet appartement, cet homme perdu dans sa détresse. Mais je ne veux pas le quitter comme ça, sur un coup de tête. Pourquoi tout gâcher maintenant, alors que nous avons fait ensemble un si long chemin ? Le cancer était incurable. Il ne pouvait absolument rien faire. Un savoir impuissant. Or moi, je pouvais agir autrement. Ce n’est pas mon père que je fuis, c’est moi bien sûr. Lorsque je me relève, il ne bouge pas. Les mains posées sur les genoux, l’esprit en pleine confusion sans doute.

A l’instant où je l’embrasse sur la joue, une certitude me déstabilise...Je ne le reverrai jamais. La très nette conviction, alors que je retire mes lèvres de sa peau blafarde, que je pars pour un trop long voyage. Ecartelé entre le réel et un imaginaire furieux.

Fragment 17

Les motos et les scooters qui filent entre les voitures comme des fauves à la chasse. Moi aussi, je chasse. Si je tiens à me rendre place Dusquesne c’est pour m’imprégner du crime. Le toucher comme s’il s’agissait d’un objet. La place est un écrin. Elle est recouverte d’un carré de soie noire qui brille dans la lumière blessante de la mi-journée.

Au milieu de l’étoffe, le corps de Céline blanc et intact. Très vite remplacé par son seul visage. Sur l’un des bords du carré, un chien de combat. Un Pitbull, un rottweiler...Ce que vous voulez. Je n’arrive pas à identifier la race. Tout ce qui compte c’est que ce soit un chien affreusement puissant. D’une laideur et d’une force inhumaine. Dans sa gueule, un morceau de peau. Ce n’est pas le visage. C’est seulement un grand morceau de peau prélevé sur le corps. Peut-être dans le dos. Dans les yeux noirs de l’animal, pas la moindre étincelle de vie. Sauf, en cherchant bien, un grain de satisfaction féroce.

Le clébard se déplace sur les bords du carré. Il ne pénètre jamais à l’intérieur. La truffe mouillée et soyeuse laisse des traces de morve par terre. Le pelage est d’une perfection admirable. Ses muscles saillants bougent au moindre mouvement.

Je conduis sans rien voir. Le chien prend toute la place dans ma tête. Parfois il secoue le lambeau qu’il tient fermement. Avec une délicatesse sadique. Tel un trophée. Le témoignage de sa supériorité. Il en prend soin, c’est évident. De temps en temps, il cligne des yeux. Ouvre un peu sa mâchoire en acier. Histoire de remettre bien en place le morceau de chair. Puis il recommence à faire des allers et retours le long de l’étoffe.

Fragment 18

Par une porte ouverte, j’aperçois une vieille femme qui se tient d’une curieuse façon. Le corps tordu un pied à l’extérieur sur le trottoir. Tordu par la curiosité. Dévorée par l’envie de voir quelque chose. Au diable si la vue convoitée doit la traumatiser pour le restant de ses jours.

Je me dis alors que l’horreur est comme la publicité. Un truc imbattable. Totalement insurmontable. Qu’il est inutile de lutter. Je suis rattrapé par le sentiment négatif qui me rongeait depuis la trahison de mes yeux...Et par toutes ces images de Céline détruite. D’abord dans un désordre imaginaire. Celui dans lequel j’étais au début. Superposition toxique d’images imprimées dans l’esprit, et de la réalité. De son corps à elle, tel qu’il m’a été rendu...Et d’autres corps inventés. Pour survivre j’imagine. Tenir le plus loin possible de moi ce réel insensé.

Je me sens si faible et impuissant devant ce que je vois. Vide un instant de toute émotion. Je pourrais même parler avec la vieille. Lui demander des renseignements. Comme si je n’étais pas concerné au plus profond de mon être par ce déballage funeste. Alors dans ma tête défilent en accéléré des psaumes, remontant des profondeurs de l’enfance. Toi qui m’as tant fait voir de détresses et de malheurs...Tu vas à nouveau me laisser vivre...Me laisser vivre. Dans cet abîme.

Fragment 19

Dont l’écho devient terrible au fur et à mesure que la journée sombre. J’ignore comment je vais survivre à cette soirée. La première sans elle. J’ignore comment je vais m’arracher à la rue. L’heure n’a plus la moindre importance. Gravée dans ma mémoire, la cicatrice de ces moments, elle court toujours à vif. Rentrer dans notre appartement me semble impensable.

Alors je me souviens avoir divagué. Rejoins les artères commerçantes, m’être noyé dans cette frénésie. Mais n’y avoir trouvé aucun réconfort. Face au mur des démarches à accomplir, des larmes à affronter, érigé depuis des heures...Et ce froid, bon dieu. Ce froid qui m’envahit, à mesure que je m’enfonce dans un quartier que je connais à peine. Délaissant l’agitation pour ce calme qui déborde d’immeubles gris. Ils commencent à s’éclairer lentement. Fenêtre après fenêtre. Quelques bruits familiers finissent par m’atteindre. Je finis même par entendre des voix, et comble de la cruauté, quelques rires, qui s’échappent d’un étage.

Ma voiture...J’ai quitté la place sans même y penser. Du mal aussi à me souvenir comment j’y étais seulement parvenu. Une sorte de trou noir. Je l’ai garée quelque part, une image obsédante en tête. Des crocs, une gueule affreuse. Il est trop tard pour revenir sur mes pas. La récupérer, monter à bord, démarrer...Tout ça n’a plus beaucoup de sens.

Alors je poursuis sans but...Où les vivants, sans doute, rencontrent les morts. Comme le veut la légende. Ou la religion. Ou ma peine. Ce vide que je vois se faire autour de moi. Au sens propre, les rues sont désertes par ici. Au sens figuré, il me reste mon père. Plus une ombre qu’une présence. Et c’est tout. Je me souviens très bien, alors que la chaussée devient chaotique, à cause de travaux abandonnés, avoir senti dans mon dos un air glacé. Une main froide en fait, à même la peau. J’ai su qu’elle serait toujours là désormais. Le même sentiment qu’à l’annonce de ma maladie. Tout aussi violent. Cette chose me pousse. Elle ne me guide pas. Elle me précipite dans un trou. Celui, sans doute, où les vivants rencontrent les morts.

Fragment 20

Entre deux portes, il y a bien traces de quelque chose d’humain. Un genre d’appartement qui semble s’être renversé sur le trottoir. Fenêtre ouverte. Lumière trop forte d’une lampe sans abat-jour. Cartons humides empilés entre la fenêtre et la route. Je dois les contourner, ou passer en plein milieu. La scène est gravée dans ma mémoire. Je vois une ombre par-dessus une balustrade miteuse. Puis un torse nu, en cette saison. D’une blancheur affolante. Une gueule qui m’aurait effrayé une autre nuit. Mais pas ce soir.

Ce soir elle m’attire. L’influence du tueur, je ne sais pas...Ce visage abîmé, ce torse puissant, mais des chairs effondrées. Le tout penché dans le vide, fumant une cigarette, me regardant avec intérêt. A la façon d’un vieux fauve, impavide et méfiant. Un regard éclairé par le lampadaire installé au-dessus de sa fenêtre.

D’un geste il m’indique par où passer. Un geste accompagné d’un grognement. Je parviens à me frayer un passage entre les cartons trempés. Alors que je m’éloigne, il m’agrippe par un bras. Pour ça, il a dû sauter par la fenêtre. L’odeur que ce type dégage...Même cette nuit, je m’en souviens encore. Pas une mauvaise odeur. Seulement une chose que je n’avais jamais sentie auparavant. Les odeurs des corps, de la mort...Je les connais toutes. Jusqu’à la nausée. Mais pas ce mélange-là...Emanant d’un corps athlétique et usé.

Une odeur d’abandon et d’insalubrité, noyée dans une incroyable fragrance. D’un raffinement insensé sur la peau d’un type pareil. La fatigue, le choc en retour...Je suis comme aspiré. Incapable de l’envoyer au diable. Il grogne, en me pressant le bras. J’ignore ce qu’il veut. Mais son odeur de rose et de jasmin, pour les composants que je reconnais, me tétanise. Elle est trop féminine, trop proche de celle de Céline. Je comprends à cet instant mon absence de résistance.

Fragment 21

En fait, après les cartons il y avait encore des objets hétéroclites. Je ne les avais pas vus, et risquais de tomber. Cet épisode me rappelle que mes yeux sont condamnés. Je suis dans un lit, vaguement éclairé par une lampe led. J’écris comme on le faisait au siècle dernier, un siècle vaurien. Je vois mal, et ça ne va pas s’arranger...Je n’ai aucun traitement pour ça. Chaque souvenir déposé me rapproche un peu plus de l’écran noir. De ma libération. L’homme au visage marqué me regarde, et doit se dire quelque chose du genre « tu attends quoi ? Barre-toi ! ». Mais il ne formule toujours aucune phrase. Tout passe par les yeux.

Des yeux dont le pauvre éclat aurait pu me faire pitié. S’ils n’étaient traversés, par intermittence, d’une sorte de sauvagerie. Mais c’est toute sa personne qui semblait se débattre dans les ruines. Les débris de son propre corps.

Illuminés par des lumières artificielles. Jamais par le jour. C’est l’impression que j’ai...Celle d’un type délavé par la nuit. Par son silence. J’imagine d’abord qu’il n’a plus de larynx. Puis je réalise qu’il n’a pas de cicatrice au niveau du cou. Il finit par grogner. Il faut que je parte et vite...Il m’a aidé, m’a offert cette odeur, une présence miraculeuse. Puis, comme un retour à la réalité, je repense à l’intrusion dans ma vie d’un flic, dont le nom m’arrache un sourire, là devant ce type muet. Il pense que je me fous de lui. Il porte une main à sa bouche. Il l’ouvre. Et me tire un misérable lambeau de peau. Ce qui doit être sa langue. Ce qui devait être sa langue.

Fragment 22

Le désordre est évidence...Je ne m’attendais à rien d’autre. Je suis juste à nouveau saisi par le parfum qui embaume l’espace. Etrange césure, entre la volupté de cette odeur, et la pauvreté du lieu. Quelques meubles dépareillés, en mauvais état. Certains sont même à deux doigts de s’effondrer. L’homme me sert un verre d’eau, puis me propose une bière, en me montrant simplement un pack éventré sur le sol. Près d’un minuscule réfrigérateur. J’accepte la bière.

Il me la tend, après l’avoir ouverte d’un geste sec. Capsule projetée adroitement dans un cendrier posé sur une table formica. Installée contre un mur jaune bouffé par des moisissures. Dessus il y a toute sa vaisselle, quelques conserves, une cafetière électrique.

Le tout saupoudré d’une sorte de poussière blanche. Je bois...Je le regarde qui tourne en rond dans son logement-pièce-unique. Il est toujours le torse nu. S’allume une cigarette puis s’immobilise enfin. Il bredouille quelque chose. Je devine qu’il me demande si je vais bien. Ou si je récupère. Je fais un geste de la tête, et lève ma bière. Il n’a pas l’air si mécontent de m’avoir fait rentrer chez lui.

Ce temps suspendu arraché à la dérive...Assis, buvant, silencieux par la force des choses...Il me propose une autre bière. J’accepte à nouveau. Je m’aventure à lui dire que je suis médecin, que son infirmité m’intrigue...Il passe sa main devant sa bouche. Je vois une lueur de honte dans ses yeux. De la révolte ensuite. Mais seulement un reste. Vite effacé. Il ne dit rien pendant de longues minutes.

Ce que j’ai devant moi ressemble aux fragments d’un corps en détresse. Deux longues cicatrices courent dans son dos. Une autre sur le ventre. Des brûlures sur les avant-bras, que je remarque seulement à la lumière d’une ampoule incandescente. D’où vient ce type ? Qu’a-t-il traversé pour être dans un état pareil ? Ces questions m’occupent l’esprit. J’oserais dire, maintenant, qu’elles me divertissent. Elles m’éloignent d’un autre corps, celui de Céline. Elles me tiennent à l’écart de mon enfer. Je bois...J’attends qu’il trouve le moyen de me répondre. Il réfléchit. Et retrouve alors un peu de sa force bestiale. Son corps abîmé s’anime, de cette grâce étrange, qui m’avait déjà frappé. Cette puissance un peu surnaturelle, qui semble l’habiter par intermittence.

Fragment 23

Il s’assoit dans un coin de la pièce, près d’un buffet brinquebalant. Sort d’un tiroir une photo. Me la jette à la figure. Je la ramasse par terre. Sur un vieux sol en gerflex. Sur le cliché il y a un homme en uniforme. Derrière lui on devine des montagnes rases et désertiques. Ca ressemble à un paysage afghan. J’ai, comme tout le monde, vu des dizaines d’images de ce genre. Même désorienté, en état de choc probablement, je comprends tout de suite qu’il s’agit de lui sur la photo. L’homme y est impressionnant. Une masse de muscle, tenant dans les bras une arme puissante. Ce qu’il est devenu devient soudain plus compréhensible. De cet homme armé, incarnation de la force, à celui qui est en face de moi...Il ne reste que les traits reconnaissables d’un visage endurci, puis fané.

De sa chaise, il scrute le moindre de mes gestes. Avant de se lever, de m’arracher brutalement des mains la photo. Et de pousser un cri abominable. La bouche grande ouverte. Son cri me tétanise, me revient en mémoire comme un coup de poing. Et cristallise toute l’horreur de cette journée. Une sorte d’acmé. Tout est contenu dans ce hurlement...L’errance la mort la sauvagerie ma solitude. Son errance sa mort la sauvagerie la solitude. Il tente de m’expliquer sa blessure, par écrit cette fois. Sur un morceau de papier qu’il sort du même tiroir. Langue mutilée dans un combat. Une course, une chute, une balle, il avale sa langue, puis se l’arrache en se mordant.

Rendu muet. Silence forcé. J’ai ma réponse...Ces bruits étranges qu’il émet pour toute parole. Il reste ce parfum...Ce parfum terrible qui me tient là comme anesthésié. Pendu aux lèvres d’une sorte de vétéran. Pendu à ses grognements. A cette pauvre vie qui s’étale sur le trottoir. A ce corps pathétique secoué par d’anciennes forces. Dans lequel j’entrevois pourtant ma vie passée. Je reste là sur ma chaise, sans rien dire, à boire de la bière. Sans vouloir briser ce charme étrange, et demander l’origine de cette odeur incroyable. Je savais bien qu’à la seconde où j’en aurais le cœur net...Céline disparaîtrait. Son absence reprendrait toute sa place dans mon esprit.

Et les muets parlent, les morts ressuscitent...Son infirmité, à cette heure, était une source infinie d’apaisement. La voix intérieure, qui depuis le matin me terrorisait, ce double intime du tueur, avait disparu. Je croyais même avoir retrouvé la mesure de ce qui était arrivé. Juste une autre illusion. Bienveillante celle-là. Disposée à me rendre Céline pour un temps. Un temps seulement. Alors pourquoi lutter...Me convaincre que je suivais toujours un chemin chaotique ? Je ne sais pas son nom...Je connais un fragment de son histoire. Je ne sais rien d’autre. Cet intérieur miteux, minuscule. Dans lequel pourtant je me sentais à l’aise.

Mon appartement sur rade, les tableaux, les photos. Cette chaleur esthétique dans laquelle je baignais...La maladie l’avait déjà amplement altérée. Mais il en restait quelque chose. Le sentiment qu’elle me survivrait. Elle me quitterait, me laissant dans le noir. Céline en profiterait encore. Elle s’y consolerait peut-être.

Ce noir vers lequel je me dirige me rappelle trop le vide que mon père avait organisé autour de moi. Les années du cancer. De la porte fermée. De l’amaigrissement effrayant. Ce calme insensé qui régnait alors dans l’appartement de la rue Amiral Linois.

Fragment 24

Pas un mot durant une heure. Pas un grognement. Il boit, et me sert généreusement à chaque fois que les verres sont vides. Je n’ose toujours pas lui demander l’origine de son parfum...Mais son passé afghan commence à m’éclairer...L’effet du whisky probablement, je pense plus vite. Et mieux. Sûrement un parfum qu’il a dû ramener de ce pays, quelque chose dans le genre.

Une vie ne suffirait pas à tenter de comprendre cette ligne de fracture. Sur laquelle se fracassent la violence, la douceur perdue, le mépris de l’existence et sa persistance contre tout. De ce pays l’ayant privé de la parole, il aurait pourtant rapporté ce parfum. Pourquoi l’aurait-il fait ? Par défi ? Par dépit ? Manière de conjurer, de garder pour soi, sur soi, une part de beauté. Aussi insaisissable fût-elle...

Il se lève soudain, et se rassoit sur le rebord de la fenêtre. Le dos nu à la rue. Depuis un moment, l’ivresse sans doute, je le vois qui s’humanise. Il semble plus détendu, à la recherche d’un mode de communication. Je le sais parce qu’il a gardé un crayon à la main. Que ses doigts sont en mouvement, qu’ils disent la frustration. Dans ses yeux, dont la couleur est encore un mystère, je vois défiler les mots qu’ils voudraient prononcer. Mais c’est impossible.

P.-S.

Crédits photos : Yan Kouton

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