La Revue des Ressources

Grenade 

mercredi 7 janvier 2009, par Yamilé Haraoui-Ghebalou

Elle n’en finissait pas de parcourir ce boyau d’histoire, délabré, sombre et si mal entretenu. Elle passait quotidiennement par ce détour de temps pour gagner la rue basse où circulaient les voitures, les passants, les chalands, les femmes et les enfants dont elle craignait les cris perçants et les gestes brusques. L’instant de la cohue et de l’embouteillage, traditionnel à ces heures matinales, puis elle apercevait dans le lointain les tuiles vernissées, puis les boiseries qui soutenaient l’une des petites tours qui surplombaient le jardin.
Derrière les odeurs nauséabondes des ordures jonchant et tapissant quelquefois le trottoir, elle s’autorisait à relâcher la vigilance de son nez pour saisir de lointaines effluves de fleurs d’oranger. Son pas s’accélérait, tandis que la hélait un jeune vendeur, semblable à tous ceux qui encombraient la rue : « Femme, ne rate pas l’occasion de t’habiller à petits prix, avec ces merveilles rapportées de Syrie. Tu brilleras, tu n’auras pas froid et tes amies t’envieront ! Occasion unique à saisir, viens donc. » Regard rapide sur les étoffes et sur la coupe des robes… « Tu te moques donc de moi ! Quel intérêt aurais-je à acheter ces horreurs manifestement déjà portées par d’autres ?!... » Là-dessus, le jeune vendeur, déçu, se lance dans une diatribe où l’amertume tente de prendre le pas sur le désir de charmer la belle et de lui faire acheter quelque babiole. Elle s’éloigne rapidement, en souriant, requise par une lumière particulière, une tranche de temps, pendant laquelle se répand la lumière des roses, celle de ses buissons préférés, tous de couleur différente et tous prêts à lui conter les heures passées sans elle en ces jardins, en compagnie de tous ces hommes et ces femmes qui peuplent la cour, tandis que les lions de pierre la gardent farouchement.
Son préféré, alors qu’elle traverse le hall, de faïences bleu intense, de blanc et de vert, l’appelle déjà pour la saluer et pareil à un frémissement de dentelles, entame le premier récit de la journée :
« Paix gazelle nocturne, le Cheikh Abdallah est passé me complimenter quant à la nuance incomparable des blancs qui font mes fleurs comme neiges et colombes. Il n’en finissait pas de voir des rivages moutonnants, des neiges embaumées, et moi, si attentif à l’éclat de l’admiration dans les yeux des autres, j’ai compris qu’il était inquiet et je lui ai posé la question directement ;
J’ai vu l’éclat bref d’une larme et je l’ai entendu me murmurer :
« Comme Samarra, Alexandrie, Venise et Hadramaout, Grenade, Grenade, comprends-tu, est en danger. Après la paix, la luxuriance des jours heureux, les vacations salutaires et dignes dans les jardins, les ambassades ouvertes, toutes les langues s’échangeant sur les parvis fleuris, les couleurs de peaux rutilant de leurs différences assumées, après ce chatoiement de vie et d’espoirs, un souffle de panique et d’ignorance traverse la ville et les provinces.
J’ai peur de ne plus jamais pouvoir respirer l’intensité de ta couleur dans ton parfum que je reconnaîtrais entre mille, rosier nacré de mes amours et de ma vie.
Oui roses dispendieuses, jamais avares de vos parfums, heureuses de prodiguer la tache blanche de votre beauté, ils viennent ceux qui n’acceptent pas les jardins et leur luxuriance, qui renient la fraternité au-delà des couleurs, des nuances et des appartenances ; ils viennent noirs et infâmants pour nous. Car comment accepter qu’ils soient nos frères, issus de la même terre et qu’ils ne sachent jamais que l’empreinte du beau ne peut s’effacer et qu’elle renaisse toujours à chaque printemps, comme toi, rosier, aussi fugace et aussi persistante ;
Cher rosier, je tremble car peut-être ne te verrai-je plus jamais : mes yeux ne se rafraîchiront plus à la simple vue de ton ampleur immaculée, entourée de toutes tes effluves tendrement virginales. »
Ainsi, Abdallah était inquiet se dit-elle. Elle entra dans le deuxième jardin intérieur, bordé de larges buissons de menthe et de romarin. Doucement violentes, les odeurs redoublèrent leur fragrance, sous ce soleil matinal. Elle aperçut le rosier nommé flamboiement par le maître des lieux : il éclatait de splendeur dans la cour des rois. Chacune de ces fleurs orange était un astre de délicatesse et de splendeur ourlée de feux. Chacune accourait vers elle et faisait de ses yeux un instrument de mesure de la perfection végétale. Mais ce matin, il lui murmura autre chose que le récit des ébats amoureux qu’il recueillait :
« Abdallah est inquiet ma belle, il est venu s’abriter sous mes fleurs et je l’ai entendu gémir : « Parure de ma vie, rosiers témoins des soins que j’ai apportés à ma ville et à mes sujets, fleurs divines qui attestaient des précautions que j’ai portées à l’adorer en ses manifestations de puissance et de charme, j’ai peur de devoir vous abandonner car ils me guettent et leurs yeux noirs, ourlés de khôl, n’auront de cesse qu’ils m’auront lacéré de milliers de coups de couteaux, car ils ne tuent pas seulement, ils mutilent pour dissuader les autres de recommencer.
Déjà, ils ont gagné la ville basse et certains croient faussement qu’ils apportent la vérité ; certains croient qu’ils vont enfin faire naître un évangile de la facilité à vivre et à se conformer aux ordres du seigneur…Ils croient seulement, car le Seigneur est un roi et sa parole est une, peut-être, mais ses messages sont si complexes, si subtils, si difficilement saisissables quelquefois : la foi est une épreuve, le savent-ils assez…
Cher rosier, ta flamboyance, le déploiement aérien de tes pétales, la sinuosité indescriptible de leur élan me rapprochaient chaque jour de ce mystère et quelquefois, cela me faisait mal, quand je songeais à tous ceux auxquels, par décence, je ne pouvais prodiguer des roses, car accablés par le malheur, ils ne pouvaient les voir.
Tous ceux-là étaient dans mes pensées chaque jour, avec leurs yeux ravagés par l’injustice et la morgue de ceux qui s’étaient enrichis et les humiliaient alors davantage, tous ceux qu’ils admirent aujourd’hui pour leur puissance destructrice et les mots de mépris qu’ils prodiguent généreusement. ;
Cher rosier, encore un peu de ta lumière et de tes fulgurances dans ce jardin vidé de ses invités : tous ces hommes, courageux, austères, intelligents qui partent aujourd’hui et ces femmes belles, fières et indépendantes qui savaient les écouter et les aimer, tu ne peux les remplacer mais tu en es une survivance et ils reviendront un jour de leurs pays pour te célébrer, s’aimer et se rencontrer sous tes tonnelles pour épeler le désir de vivre et de renouveler. » Ainsi disait Abdallah pour me rassurer.
Elle s’enfonça un peu plus dans le vieux palais : partout des ombres déambulaient et elle entendait des idiomes multiples s’entrechoquer et des rires lui parvenaient, tous les mêmes ; quelquefois encore des larmes, pareilles les unes aux autres, et les gémissements se fondaient tandis que surgissait le carmin intense et velouté des roses de la cour des reines. Les zélidj étaient ici d’un bleu intense et duveté, on y saisissait des moires presque violettes à la faveur de certains mouvements de lumière : la cour était plus étroite mais chargée de toutes sortes de fleurs odoriférantes : jasmins capiteux et intenses mêlés à des églantines légères et vaporeuses, lys et glycines blanches ou mauves déversant leur force parfumée, et les roses carmin habitaient de toute leur intensité le centre de cette cour. Elles lui soufflèrent :
« Ravissante jeune fille, Abdallah, seigneur, maître fidèle et admiratif, est malheureux ; il a pleuré ce matin près de nos arbustes, tellement que nous en avons baissé la tête et qu’il nous a alors repris :
« Ah ! Non, si vous vous flétrissez, je ne pourrais plus vivre et accepter ma fin, je vous en prie, flamboyez, ornez, embellissez ; sans vous le monde n’aurait plus de consistance, plus de profondeur ; sans votre présence, qui, à elle seule est un secret, que faire de nos jours, alors, et de nos nuits plus encore, sans votre secret et celui des femmes ?
Comment ne pas se souvenir de toutes celles qui me furent fidèles ou infidèles, celles qui me suivirent et celles qui m’accompagnèrent à regret, puis s’écrièrent d’amour devant la beauté d’El Hamra et de ses cours où je soupire aujourd’hui dans le silence ou la cohue. Celles qui vinrent à moi pleines de noblesse et de beauté, dans l’offrande de leurs seins altiers, dans ce lent chavirement d’elles-mêmes où se préparent toutes les rencontres ; celles, roses après roses, qui passèrent toutes leurs saisons avec moi, aimant ma ville et mes jardins, me conseillant, me jalousant, m’aidant de leurs soins toujours égaux ; attentionnées et cruelles quelquefois, pareilles à des colombes ou des lys. Elles sont toutes parties aujourd’hui, obéissant à mes ordres, même à contrecœur, se pliant, en cela, au souverain plus qu’au mari ou à l’amant.
À regret, pareilles à des gazelles captives auxquelles on restitue leur liberté et qui titubent du désir de rester avant de s’enfuir éperdument…
Elles sont en route comme un rêve éventé… Chères roses, il n’y a que vous qui êtes restées et cette maghrébine, si chère à mon cœur, cette sanhadjite, qui aime tant se languir de son désert dans mes jardins, si proche de moi et si lointaine… Elle ose prétendre, qu’en son désert, il y a, pour qui sait regarder, de plus beaux palais que celui-ci, et qu’elle leur a transmis l’art des jardins et des jets d’eaux, celui des nappes secrètes par lesquelles les eaux se transmettent… »
Ainsi parla Abdallah, dans le coin le plus secret de son jardin, dans cette cour des femmes où il aimait à s’entretenir avec ses belles et ses fleurs…
Puis en cette douce matinée d’avril, un poignard a lui et Abdallah, en tombant, a souri, comme s’il retrouvait un visage familier, peut-être celui de cette princesse qui est vite accourue et l’a tellement pleuré…
Longtemps ses désirs et ses rêves ont erré dans ce jardin, à sa recherche… Et puis tu es venue et ils t’ont reconnue, revêtue, habitée, à l’instant même où tu franchissais la porte des lions, beauté de cette terre, et les eaux souterraines nous ont abreuvé plus intensément et plus fraîchement qu’elles ne l’avaient fait… Nous avons senti une connivence, une renaissance…
Roses, nous sommes et nous serons, assumant la transhumance des beautés en toutes terres…
Salut à toi, belle étrangère, tu connais le secret de la transmission des eaux… ».

Elle sortit du palais : les tuiles vernissées semblaient avoir usé d’une eau pure pour briller un peu plus… Rue, puanteurs, commerces divers de pacotille… Continent asiatique et faux électroménager, maquillages de stars des rues, faux brocarts et cris des chalands, par-dessus tout….
« Eh, princesse, tu la prends ma robe que tu dédaignais ce matin ! Ce bleu te va bien, tu sais. Ne te prends quand même pas au sérieux : notre pays n’est pas prodigue en rois … Alors, j’attends ?... Ah c’est oui, tu as raison, à ce prix-là, c’est une affaire »
Le jeune marchand à la sauvette du matin était présent et il semblait l’attendre : elle avait accepté de prendre la robe venue du Cham pour une raison qu’elle ignorait… Elle se tourna : murmure de roses vers la vieille citadelle… Pourquoi pas, on peut se prendre pour une princesse, de temps en temps, à condition de savoir revenir sur terre auprès des commerçants…

P.-S.

Calligraphie de Hamid Tebouchi.

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