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Là-bas - chapitre 1 

samedi 19 octobre 2013, par Joris-Karl Huysmans (Date de rédaction antérieure : 4 février 2012).

{} {} {} À l’occasion de la rediffusion de l’adaptation radiophonique de 2008 du roman de Joris-Karl Huysmans, Là-bas, en trois épisodes du 21 au janvier au 4 février 2012, dans le cadre de l’émission Drôles de drames, sur France Culture, là on donnait le lien pour se procurer l’ebook du livre original téléchargeable en plusieurs formats, et ici le premier chapitre dans le corps de l’article, pour présenter l’ensemble.

{} {} {} [ Mise à jour en 2013 ] L’émission radiophonique (réalisation de Jean Couturier [1] d’après une adaptation de Simon Guibert) demeure accessible : 
N°1/3, N°2/3, N°3/3.

 {} {} {} « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. C’est fait. » dit Huysmans de lui-même, présentant un bilan de sa littérature et de sa vie dans une préface tardive d’À rebours, pour une reédition en 1904, vingt ans après sa parution. Huysmans meurt en 1907. On retrouve le détail de la citation originale dans la version des éditions Fasquelle, en 1970. Huysmans a choisi de plagier la remarque que Barbey d’Aurevilly avait faite à Baudelaire, lui parlant de son recueil Les fleurs du mal, puis Barbey s’auto-citant pour supputer À Rebours dans une étude. Comme Zola, Barbey d’Aurevilly pensait que le radicalisme décadent de l’essai romanesque de Huysmans, notamment sa critique du naturalisme associée à sa critique sociale (la haine de la société), le menaient dans une impasse. Au moment de la nouvelle préface, ce qui s’était décidé dans la vie de l’auteur, depuis la première édition de son livre culte, c’était sa conversion au catholicisme — après un voyage du côté du satanisme tel qu’en Là-bas (1891), où tout commence par son intérêt pour Gilles de Rais... [2]. (S.G.)


Là-bas
Joris-Karl Huysmans
Ed. Tresse & Stock, Paris, 1891


Joris-Karl Huysmans

LÀ-BAS

Tresse & Stock, 1895 (pp. 1-21).


Chapitre I


 {} {} {} {} Tu y crois si bien à ces idées-là, mon cher, que tu as abandonné l’adultère, l’amour, l’ambition, tous les sujets apprivoisés du roman moderne, pour écrire l’histoire de Gilles de Rais — et, après un silence, il ajouta :

— Je ne reproche au naturalisme ni ses termes de pontons, ni son vocabulaire de latrines et d’hospices, car ce serait injuste et ce serait absurde ; d’abord, certains sujets les hèlent, puis avec des gravats d’expressions et du brai de mots, l’on peut exhausser d’énormes et de puissantes œuvres, l’Assommoir, de Zola, le prouve ; non, la question est autre ; ce que je reproche au naturalisme, ce n’est pas le lourd badigeon de son gros style, c’est l’immondice de ses idées ; ce que je lui reproche, c’est d’avoir incarné le matérialisme dans la littérature, d’avoir glorifié la démocratie de l’art !

Oui, tu diras ce que tu voudras, mon bon, mais, tout de même, quelle théorie de cerveau mal famé, quel miteux et étroit système ! Vouloir se confiner dans les buanderies de la chair, rejeter le suprasensible, dénier le rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l’art commence là où les sens cessent de servir !

Tu lèves les épaules, mais voyons, qu’a-t-il donc vu, ton naturalisme dans tous ces décourageants mystères qui nous entourent ? Rien. — Quand il s’est agi d’expliquer une passion quelconque, quand il a fallu sonder une plaie, déterger même le plus bénin des bobos de l’âme, il a tout mis sur le compte des appétits et des instincts. Rut et coup de folie, ce sont là ses seules diathèses. En somme, il n’a fouillé que des dessous de nombril et banalement divagué dès qu’il s’approchait des aines ; c’est un herniaire de sentiments, un bandagiste d’âme et voilà tout !

Puis, vois-tu, Durtal, il n’est pas qu’inexpert et obtus, il est fétide, car il a prôné cette vie moderne atroce, vanté l’américanisme nouveau des mœurs, abouti à l’éloge de la force brutale, à l’apothéose du coffre-fort. Par un prodige d’humilité, il a révéré le goût nauséeux des foules, et, par cela même, il a répudié le style, rejeté toute pensée altière, tout élan vers le surnaturel et l’au-delà. Il a si bien représenté les idées bourgeoises qu’il semble, ma parole, issu de l’accouplement de Lisa, la charcutière du Ventre de Paris, et de Homais !

— Mâtin, tu y vas, toi, répondit Durtal, d’un ton piqué. Il ralluma sa cigarette, puis : le matérialisme me répugne tout autant qu’à toi, mais ce n’est pas une raison pour nier les inoubliables services que les naturalistes ont rendus à l’art ; car enfin, ce sont eux qui nous ont débarrassés des inhumains fantoches du romantisme et qui ont extrait la littérature d’un idéalisme de ganache et d’une inanition de vieille fille exaltée par le célibat ! — En somme après Balzac, ils ont créé des êtres visibles et palpables et ils les ont mis en accord avec leurs alentours ; ils ont aidé au développement de la langue commencé par les romantiques ; ils ont connu le véritable rire et ont eu parfois même le don des larmes, enfin, ils n’ont pas toujours été soulevés par ce fanatisme de bassesse dont tu parles !

— Si, car ils aiment leur siècle et cela les juge !

— Mais que diable ! Ni Flaubert ni les de Goncourt ne l’aimaient, leur siècle !

— Je te l’accorde ; ils sont, ceux-là, de probes, et de séditieux et de hautains artistes, aussi je les place tout à fait à part. J’avoue même, et sans me faire prier, que Zola est un grand paysagiste et un prodigieux manieur de masses et truchement de peuple. Puis il n’a, Dieu merci, pas suivi jusqu’au bout dans ses romans les théories de ses articles qui adulent l’intrusion du positivisme en l’art. Mais chez son meilleur élève, chez Rosny, le seul romancier de talent qui se soit en somme imprégné des idées du maître, c’est devenu, dans un jargon de chimie malade, un laborieux étalage d’érudition laïque, de la science de contremaître ! Non, il n’y a pas à dire, toute l’école naturaliste, telle qu’elle vivote encore, reflète les appétences d’un affreux temps. Avec elle, nous en sommes venus à un art si rampant et si plat que je l’appellerais volontiers le cloportisme. Puis quoi ? Relis donc ses derniers livres, qu’y trouves-tu ? Dans un style en mauvais verres de couleur, de simples anecdotes, des faits divers découpés dans un journal, rien que des contes fatigués et des histoires véreuses, sans même l’étai d’une idée sur la vie, sur l’âme, qui les soutienne. J’en arrive, après avoir terminé ces volumes, à ne même plus me rappeler les incontinentes descriptions, les insipides harangues qu’ils renferment ; il ne me reste que la surprise de penser qu’un homme a pu écrire trois ou quatre cents pages, alors qu’il n’avait absolument rien à nous révéler, rien à nous dire.

— Tiens, des Hermies, si ça t’est égal, parlons d’autre chose, car nous ne nous entendrons jamais bien sur ce naturalisme dont le nom seul t’affole. Voyons, et cette médecine Matteï, que devient-elle ? Tes fioles d’électricité et tes globules soulagent-ils au moins quelques malades ?

— Peuh ! ils guérissent un peu mieux que les panacées du Codex, ce qui ne veut pas dire que leurs effets soient continus et sûrs ; du reste, ça ou autre chose… sur ce, je file, mon bon, car dix heures sonnent et ton concierge va, dans l’escalier, éteindre le gaz ; bonsoir, à bientôt, n’est-ce pas ?

Quand la porte fut refermée, Durtal jeta quelques pelletées de coke dans sa grille et se prit à songer.

Cette discussion avec son ami l’irritait d’autant plus qu’il se battait depuis des mois avec lui-même et que des théories, qu’il avait crues inébranlables, s’entamaient maintenant, s’effritaient peu à peu, lui emplissaient l’esprit comme de décombres.

En dépit de leurs violences, les jugements de Des Hermies le troublaient.

Certes, le naturalisme confiné dans les monotones études d’êtres médiocres, évoluant parmi d’interminables inventaires de salons et de champs, conduisait tout droit à la stérilité la plus complète, si l’on était honnête ou clairvoyant et, dans le cas contraire, aux plus fastidieux des rabâchages, aux plus fatigantes des redites ; mais Durtal ne voyait pas, en dehors du naturalisme, un roman qui fût possible, à moins d’en revenir aux explosibles fariboles des romantiques, aux œuvres lanugineuses des Cherbuliez et des Feuillet, ou bien encore aux lacrymales historiettes des Theuriet et des Sand !

Alors quoi ? Et Durtal se butait, mis au pied du mur, contre des théories confuses, des postulations incertaines, difficiles à se figurer, malaisées à délimiter, impossibles à clore. Il ne parvenait pas à se définir ce qu’il sentait, ou bien il aboutissait à une impasse dans laquelle il craignait d’entrer.

Il faudrait, se disait-il, garder la véracité du document, la précision du détail, la langue étoffée et nerveuse du réalisme, mais il faudrait aussi se faire puisatier d’âme, et ne pas vouloir expliquer le mystère par les maladies des sens ; le roman, si cela se pouvait, devrait se diviser de lui-même en deux parts, néanmoins soudées ou plutôt confondues, comme elles le sont dans la vie, celle de l’âme, celle du corps, et s’occuper de leurs réactifs, de leurs conflits, de leur entente. Il faudrait, en un mot, suivre la grande voie si profondément creusée par Zola, mais il serait nécessaire aussi de tracer en l’air un chemin parallèle, une autre route, d’atteindre les en deçà et les après, de faire, en un mot, un naturalisme spiritualiste ; ce serait autrement fier, autrement complet, autrement fort !

Et personne ne le fait pour l’instant, en somme. Tout au plus pourrait-on citer, comme se rapprochant de ce concept, Dostoïevsky. Et encore est-il bien moins un réaliste surélevé qu’un socialiste évangélique, cet exorable Russe ! — en France, à l’heure présente, dans le discrédit où sombre la recette corporelle seule, il reste deux clans, le clan libéral qui met le naturalisme à la portée des salons, en l’émondant de tout sujet hardi, de toute langue neuve, et le clan décadent qui, plus absolu, rejette les cadres, les alentours, les corps mêmes, et divague, sous prétexte de causette d’âme, dans l’inintelligible charabia des télégrammes. En réalité celui-là se borne à cacher l’incomparable disette de ses idées sous un ahurissement voulu du style. Quant aux orléanistes de la vérité, Durtal ne pouvait songer, sans rire, au coriace et gaminant fatras de ces soi-disant psychologues qui n’avaient jamais exploré un district inconnu de l’esprit, qui n’avaient jamais révélé le moindre coin oublié d’une passion quelconque. Ils se bornaient à jeter dans les juleps de Feuillet les sels secs de Stendhal ; c’étaient des pastilles mi-sel, mi-sucre, de la littérature de Vichy !

En somme, ils recommençaient les devoirs de philosophie, les dissertations du collège dans leurs romans, comme si une simple réplique de Balzac, celle, par exemple, qu’il prête au vieil Hulot dans la Cousine Bette : pourrai-je emmener la petite ? n’éclairait pas autrement un fond d’âme que toutes ces leçons de grand concours ! — Puis, il n’y avait à attendre d’eux aucune envolée, aucun élan vers les ailleurs. Le véritable psychologue du siècle, se disait Durtal, ce n’est pas leur Stendhal, mais bien cet étonnant Hello dont l’inexpugnable insuccès tient du prodige !

Et il arrivait à croire que des Hermies avait raison. C’était vrai, il n’y avait plus rien debout dans les lettres en désarroi ; rien, sinon un besoin de surnaturel qui, à défaut d’idées plus élevées, trébuchait de toutes parts, comme il pouvait, dans le spiritisme et dans l’occulte.

En s’acculant ainsi à ces pensées, il finissait, pour se rapprocher de cet idéal qu’il voulait quand même joindre, par louvoyer, par bifurquer et s’arrêter à un autre art, à la peinture. Là, il le trouvait pleinement réalisé par les Primitifs, cet idéal !

Ceux-là avaient, dans l’Italie, dans l’Allemagne, dans les Flandres surtout, clamé les blanches ampleurs des âmes saintes ; dans leurs décors authentiques, patiemment certains, des êtres surgissaient en des postures prises sur le vif, d’une réalité subjuguante et sûre ; et de ces gens à têtes souvent communes, de ces physionomies parfois laides mais puissamment évoquées dans leurs ensembles, émanaient des joies célestes, des détresses aiguës, des bonaces d’esprit, des cyclones d’âme. Il y avait, en quelque sorte, une transformation de la matière détendue ou comprimée, une échappée hors des sens, sur d’infinis lointains.

La révélation de ce naturalisme, Durtal l’avait eue, l’an passé, alors qu’il était moins qu’aujourd’hui pourtant excédé par l’ignominieux spectacle de cette fin de siècle. C’était en Allemagne, devant une crucifixion de Mathaeus Grünewald.

Et il frissonna dans son fauteuil et ferma presque douloureusement les yeux. Avec une extraordinaire lucidité, il revoyait ce tableau, là, devant lui, maintenant qu’il l’évoquait ; et ce cri d’admiration qu’il avait poussé, en entrant dans la petite salle du Musée de Cassel, il le hurlait mentalement encore, alors que, dans sa chambre, le Christ se dressait, formidable, sur sa croix, dont le tronc était traversé, en guise de bras, par une branche d’arbre mal écorcée qui se courbait, ainsi qu’un arc sous le poids du corps.

Cette branche semblait prête à se redresser et à lancer par pitié, loin de ce terroir d’outrages et de crimes, cette pauvre chair que maintenaient, vers le sol, les énormes clous qui trouaient les pieds.

Démanchés, presque arrachés des épaules, les bras du Christ paraissaient garrottés dans toute leur longueur par les courroies enroulées des muscles. L’aisselle éclamée craquait ; les mains grandes ouvertes brandissaient des doigts hagards qui bénissaient quand même, dans un geste confus de prières et de reproches ; les pectoraux tremblaient, beurrés par les sueurs ; le torse était rayé de cercles de douves par la cage divulguée des côtes ; les chairs gonflaient, salpêtrées et bleuies, persillées de morsures de puces, mouchetées comme de coups d’aiguilles par les pointes des verges qui, brisées sous la peau, la dardaient encore, çà et là, d’échardes.

L’heure des sanies était venue ; la plaie fluviale du flanc ruisselait plus épaisse, inondait la hanche d’un sang pareil au jus foncé des mûres ; des sérosités rosâtres, des petits laits, des eaux semblables à des vins de Moselle gris, suintaient de la poitrine, trempaient le ventre au-dessous duquel ondulait le panneau bouillonné d’un linge ; puis, les genoux rapprochés de force heurtaient leurs rotules, et les jambes tordues s’évidaient jusqu’aux pieds qui, ramenés l’un sur l’autre, s’allongeaient, poussaient en pleine putréfaction, verdissaient dans des flots de sang. Ces pieds spongieux et caillés étaient horribles ; la chair bourgeonnait, remontait sur la tête du clou et leurs doigts crispés contredisaient le geste implorant des mains, maudissaient, griffaient presque, avec la corne bleue de leurs ongles, l’ocre du sol, chargé de fer, pareil aux terres empourprées de la Thuringe.

Au-dessus de ce cadavre en éruption, la tête apparaissait, tumultueuse et énorme ; cerclée d’une couronne désordonnée d’épines, elle pendait, exténuée, entr’ouvrait à peine un œil hâve où frissonnait encore un regard de douleur et d’effroi ; la face était montueuse, le front démantelé, les joues taries ; tous les traits renversés pleuraient, tandis que la bouche descellée riait avec sa mâchoire contractée par des secousses tétaniques, atroces.

Le supplice avait été épouvantable, l’agonie avait terrifié l’allégresse des bourreaux en fuite.

Maintenant, dans le ciel d’un bleu de nuit, la croix paraissait se tasser, très basse, presque au ras du sol, veillée par deux figures qui se tenaient de chaque côté du Christ : — l’une, la Vierge, coiffée d’un capuce d’un rose de sang séreux, tombant en des ondes pressées sur une robe d’azur las à longs plis, la Vierge rigide et pâle, bouffie de larmes qui, les yeux fixes, sanglote, en s’enfonçant les ongles dans les doigts des mains ; -l’autre, saint Jean, une sorte de vagabond, de rustre basané de la Souabe, à la haute stature, à la barbe frisottée en de petits copeaux, vêtu d’étoffes à larges pans, comme taillées dans de l’écorce d’arbre, d’une robe écarlate, d’un manteau jaune chamoisé, dont la doublure, retroussée près des manches, tournait au vert fiévreux des citrons pas mûrs. Epuisé de pleurs, mais plus résistant que Marie brisée et rejetée quand même debout, il joint les mains en un élan, s’exhausse vers ce cadavre qu’il contemple de ses yeux rouges et fumeux et il suffoque et crie, en silence, dans le tumulte de sa gorge sourde.

Ah ! devant ce Calvaire barbouillé de sang et brouillé de larmes, l’on était loin de ces débonnaires Golgotha que, depuis la Renaissance, l’Eglise adopte ! Ce Christ au tétanos n’était pas le Christ des riches, l’Adonis de Galilée, le bellâtre bien portant, le joli garçon aux mèches rousses, à la barbe divisée, aux traits chevalins et fades, que depuis quatre cents ans les fidèles adorent. Celui-là, c’était le Christ de saint Justin, de saint Basile, de saint Cyrille, de Tertullien, le Christ des premiers siècles de l’Eglise, le Christ vulgaire, laid, parce qu’il assuma toute la somme des péchés et qu’il revêtit, par humilité, les formes les plus abjectes.

C’était le Christ des pauvres, Celui qui s’était assimilé aux plus misérables de ceux qu’il venait racheter, aux disgraciés et aux mendiants, à tous ceux sur la laideur ou l’indigence desquels s’acharne la lâcheté de l’homme ; et c’était aussi le plus humain des Christ, un Christ à la chair triste et faible, abandonné par le Père qui n’était intervenu que lorsque aucune douleur nouvelle n’était possible, le Christ assisté seulement de sa Mère qu’il avait dû, ainsi que tous ceux que l’on torture, appeler dans des cris d’enfant, de sa Mère, impuissante alors et inutile.

Par une dernière humilité sans doute, il avait supporté que la Passion ne dépassât point l’envergure permise aux sens ; et, obéissant à d’incompréhensibles ordres, il avait accepté que sa Divinité fût comme interrompue depuis les soufflets et les coups de verges, les insultes et les crachats, depuis toutes ces maraudes de la souffrance, jusqu’aux effroyables douleurs d’une agonie sans fin. Il avait ainsi pu mieux souffrir, râler, crever ainsi qu’un bandit, ainsi qu’un chien, salement, bassement, en allant dans cette déchéance jusqu’au bout, jusqu’à l’ignominie de la pourriture, jusqu’à la dernière avanie du pus !

Certes, jamais le naturalisme ne s’était encore évadé dans des sujets pareils ; jamais peintre n’avait brassé de la sorte le charnier divin et si brutalement trempé son pinceau dans les plaques des humeurs et dans les godets sanguinolents des trous. C’était excessif et c’était terrible. Grünewald était le plus forcené des réalistes ; mais à regarder de ce Rédempteur de vadrouille, ce Dieu de morgue, cela changeait. De cette tête ulcérée filtraient des lueurs ; une expression surhumaine illuminait l’effervescence des chairs, l’éclampsie des traits. Cette charogne éployée était celle d’un Dieu, et, sans auréole, sans nimbe, dans le simple accoutrement de cette couronne ébouriffée, semée de grains rouges par des points de sang, Jésus apparaissait, dans sa céleste Superessence, entre la Vierge, foudroyée, ivre de pleurs, et le Saint Jean dont les yeux calcinés ne parvenaient plus à fondre des larmes.

Ces visages d’abord si vulgaires resplendissaient, transfigurés par des excès d’âmes inouïes. Il n’y avait plus de brigand, plus de pauvresse, plus de rustre, mais des êtres supraterrestres auprès d’un Dieu.

Grünewald était le plus forcené des idéalistes. Jamais peintre n’avait si magnifiquement exalté l’altitude et si résolument bondi de la cime de l’âme dans l’orbe éperdu d’un ciel. Il était allé aux deux extrêmes et il avait, d’une triomphale ordure, extrait les menthes les plus fines des dilections, les essences les plus acérées des pleurs. Dans cette toile, se révélait le chef-d’œuvre de l’art acculé, sommé de rendre l’invisible et le tangible, de manifester l’immondice éplorée du corps, de sublimer la détresse infinie de l’âme.

Non, cela n’avait d’équivalent dans aucune langue. En littérature, certaines pages d’Anne Emmerich sur la Passion se rapprochaient, mais atténuées, de cet idéal de réalisme surnaturel et de vie véridique et exsurgée. Peut-être aussi certaines effusions de Ruysbroeck s’élançant en des jets géminés de flammes blanches et noires, rappelaient-elles, pour certains détails, la divine abjection de Gruuml ;newald et encore non, cela restait unique, car c’était tout à la fois hors de portée et à ras de terre.

Mais alors…, se dit Durtal, qui s’éveillait de sa songerie, mais alors, si je suis logique, j’aboutis au catholicisme du Moyen age, au naturalisme mystique ; ah non, par exemple, et si pourtant !

Il se retrouvait devant cette impasse dont il s’écartait alors qu’il en percevait l’entrée, car il avait beau s’ausculter, il ne se sentait soulevé par aucune foi. Décidément, il n’y avait de la part de Dieu aucune prémotion et lui-même manquait de cette nécessaire volonté qui permet de se délaisser, de glisser, sans se retenir, dans la ténèbre des immutables dogmes.

Par instants, après certaines lectures, alors que le dégoût de la vie ambiante s’accentuait, il enviait des heures lénitives au fond d’un cloître, des somnolences de prières éparses dans des fumées d’encens, des épuisements d’idées voguant à la dérive dans le chant des psaumes. Mais pour savourer ces allégresses de l’abandon, il fallait une âme simple, allégée de tout déchet, une âme nue et la sienne était obstruée par des boues, macérée dans le jus concentré des vieux guanos. Il pouvait se l’avouer, ce désir momentané de croire pour se réfugier hors des âges sourdait bien souvent d’un fumier de pensées mesquines, d’une lassitude de détails infimes mais répétés, d’une défaillance d’âme transie par la quarantaine, par les discussions avec la blanchisseuse et les gargotes, par des déboires d’argent, par des ennuis de terme. Il songeait un peu à se sauver dans un couvent, ainsi que ces filles qui entrent en maison pour se soustraire aux dangers des chasses, au souci de la nourriture et du loyer, aux soins du linge.

Resté célibataire et sans fortune, peu soucieux maintenant des ébats charnels, il maugréait, certains jours, contre cette existence qu’il s’était faite. Forcément dans ces heures où las de se battre contre des phrases, il jetait sa plume, il regardait devant lui et ne voyait dans l’avenir que des sujets d’amertumes et d’alarmes ; alors il cherchait des consolations, des apaisements, et il en était bien réduit à se dire que la religion est la seule qui sache encore panser, avec les plus veloutés des onguents, les plus impatientes des plaies ; mais elle exige en retour une telle désertion du sens commun, une telle volonté de ne plus s’étonner de rien, qu’il s’en écartait, tout en l’épiant.

Et, en effet, il rôdait constamment autour d’elle, car si elle ne repose sur aucune base qui soit sûre, elle jaillit du moins en de telles efflorescences que jamais l’âme n’a pu s’enrouler sur de plus ardentes tiges et monter avec elles et se perdre dans le ravissement, hors des distances, hors des mondes, à des hauteurs plus inouïes ; puis, elle agissait encore sur Durtal, par son art extatique et intime, par la splendeur de ses légendes, par la rayonnante naïveté de ses vies de Saints.

Il n’y croyait pas et cependant il admettait le surnaturel, car, sur cette terre même, comment nier le mystère qui surgit, chez nous, à nos côtés, dans la rue, partout, quand on y songe ? Il était vraiment trop facile de rejeter les relations invisibles, extrahumaines, de mettre sur le compte du hasard qui est, lui-même, d’ailleurs indéchiffrable, les événements imprévus, les déveines et les chances. Des rencontres ne décidaient-elles pas souvent de toute la vie d’un homme ? Qu’étaient l’amour, les influences incompréhensibles et pourtant formelles ? — Enfin la plus désarçonnante des énigmes n’était-elle pas encore celle de l’argent ?

Car enfin, on se trouvait là en face d’une loi primordiale, d’une loi organique atroce, édictée et appliquée depuis que le monde existe.

Ses règles sont continues et toujours nettes. L’argent s’attire lui-même, cherche à s’agglomérer aux mêmes endroits, va de préférence aux scélérats et aux médiocres ; puis, lorsque par une inscrutable exception, il s’entasse chez un riche dont l’âme n’est ni meurtrière, ni abjecte, alors il demeure stérile, incapable de se résoudre en un bien intelligent, inapte même entre des mains charitables à atteindre un but qui soit élevé. On dirait qu’il se venge ainsi de sa fausse destination, qu’il se paralyse volontairement, quand il n’appartient ni aux derniers des aigrefins, ni aux plus repoussants des mufles.

Il est plus singulier encore quand, par extraordinaire, il s’égare dans la maison d’un pauvre ; alors il le salit immédiatement s’il est propre ; il rend lubrique l’indigent le plus chaste, agit du même coup sur le corps et sur l’âme, suggère ensuite à son possesseur un bas égoïsme, un ignoble orgueil, lui insinue de dépenser son argent pour lui seul, fait du plus humble un laquais insolent, du plus généreux, un ladre. Il change, en une seconde, toutes les habitudes, bouleverse toutes les idées, métamorphose les passions les plus têtues, en un clin d’œil.

Il est l’aliment le plus nutritif des importants péchés et il en est, en quelque sorte aussi, le vigilant comptable. S’il permet à un détenteur de s’oublier, de faire l’aumône, d’obliger un pauvre, aussitôt il suscite la haine du bienfait à ce pauvre ; il remplace l’avarice par l’ingratitude, rétablit l’équilibre, si bien que le compte se balance, qu’il n’y a pas un péché de commis en moins.

Mais où il devient vraiment monstrueux, c’est lorsque, cachant l’éclat de son nom sous le voile noir d’un mot, il s’intitule le capital. Alors son action ne se limite plus à des incitations individuelles, à des conseils de vols et de meurtres, mais elle s’étend à l’humanité tout entière. D’un mot le capital décide les monopoles, édifie les banques, accapare les substances, dispose de la vie, peut, s’il le veut, faire mourir de faim des milliers d’êtres !

Lui, pendant ce temps, se nourrit, s’engraisse, s’enfante tout seul, dans une caisse ; et les deux mondes à genoux l’adorent, meurent de désirs devant lui, comme devant un Dieu.

Eh bien ! ou l’argent qui est ainsi maître des âmes, est diabolique, ou il est impossible à expliquer. Et combien d’autres mystères aussi inintelligibles que celui-là, combien d’occurrences devant lesquelles l’homme qui réfléchit devrait trembler !

Mais, se disait Durtal, du moment que l’on patauge dans l’inconnu, pourquoi ne pas croire à la Trinité, pourquoi repousser la divinité du Christ ? On peut aussi facilement admettre le Credo quia absurdum de Saint Augustin et se répéter, avec Tertullien, que si le surnaturel était compréhensible, il ne serait pas le surnaturel et que c’est justement parce qu’il outrepasse les facultés de l’homme qu’il est divin.

Ah ! Et puis zut, à la fin du compte ! Il est plus simple de ne point songer à tout cela : — Et, une fois de plus, il recula, ne pouvant décider son âme à faire le saut, alors qu’elle se trouvait, au bord de la raison, dans le vide.

Au fond, il avait vagabondé loin de son point de départ, de ce naturalisme si conspué par Des Hermies. Il revenait maintenant à mi-route, jusqu’au Grünewald et il se disait que ce tableau était le prototype exaspéré de l’art. Il était bien inutile d’aller aussi loin, d’échouer, sous prétexte d’au-delà, dans le catholicisme le plus fervent. Il lui suffirait peut-être d’être spiritualiste, pour s’imaginer le supranaturalisme, la seule formule qui lui convînt.

Il se leva, se promena dans sa petite pièce ; les manuscrits qui s’entassaient sur la table, ses notes sur le maréchal de Rais dit Barbe-bleue, le déridèrent.

Tout de même, fit-il presque joyeux, il n’y a de bonheur que chez soi et au-dessus du temps. Ah ! s’écrouer dans le passé, revivre au loin, ne plus même lire un journal, ne pas savoir si des théâtres existent, quel rêve ! — et que ce Barbe-bleue m’intéresse plus que l’épicier du coin, que tous ces comparses d’une époque qu’allégorise si parfaitement le garçon de café qui, pour s’enrichir en de justes noces, viole la fille de son patron, la bécasse comme il la nomme !

Ça et le lit, ajouta-t-il, en souriant, car il voyait son chat, bête très bien informée des heures, le regarder avec inquiétude, le rappeler à de mutuelles convenances, en lui reprochant de ne pas préparer la couche. Il arrangea les oreillers, ouvrit la couverture et le chat sauta sur le pied du lit, mais resta assis, la queue ramenée sur ses deux pattes, attendant que son maître se fût étendu, pour piétiner la place et faire son creux.


Source Wikisource


Une version intégrale de l’ouvrage en français (scanner de la re-édition de 1895 de l’édition originale de 1891, chez Tresse & Stock, tombée de longue date dans le domaine public), est librement téléchargeable dans le site archive.org.


P.-S.


Le logo est un recadrage du portrait de Charles Marie Georges dit Joris-Karl Huysmans, pastel réalisé vers 1878, par Jean-Louis Forain (Musée d’Orsay, Paris). Source fr.wikipedia.

À partir du 22 octobre 2013, l’article Huysmans & le chemin de la conversion, par Carine Roucan, paru dans Actes
fabula en 2011, sera reproduit dans La revue des ressources à cette adresse :
http://www.larevuedesressources.org/huysmans-entre-zola-satan-et-cathedrales,2647.html.


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Conference faite par Dom Marcel Pierrot, moine de Ligugé
16 janvier 1951

J. K. HUYSMANS A LIGUGÉ

(Extrait)

« [...] Puis il évolue. Avec À Rebours, il est parvenu à la limite, au "mur du fond", comme iI dira plus tard. Seulement, il ne s’en doute pas encore. Il a vaguement l’impression d’être dans une impasse, et il commence à porter ses regards ailleurs et à se laisser attirer par l’art religieux, en particulier par les vieilles églises de Paris, Notre-Dame, Saint-Séverin, Saint-Germain I’Auxerrois, ou Saint-Merry.

Il y fait de fréquents pèlerinages, il s’attarde longuement à contempler les statues et les vitraux, ou simplement à méditer au fond de quelque chapelle solitaire.

Plus perspicace que lui, Barbey d’Aurevilly, dans une étude sur À Rebours, écrivait : "Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix."

Huysmans choisira les pieds de la croix, mais seulement huit ans plus tard, en 1892, et le chemin qui le conduira du naturalisme au surnaturel sera loin d’être le plus court : avant de retourner à Dieu, il rendra visite à Satan, ou, si vous préférez, avant d’arriver à Ligugé, il passera par Lyon.

Il n’y alla pas tout de suite. Il commença, par l’intermédiaire de Rémy de Gourmont, par entrer en relations avec des spirites ; il participa à des séances d’occultisme, fit tourner des tables, s’aboucha avec des prétres dévoyés, et, finalement, entra en correspondance avec le trop fameux abbé Boullan, de qui il pensait obtenir des docoments sensationnels pour le livre qu’il préparait sur le satanisme, Là-Bas.

Boullan habitait alors à Lyon. Ce prêtre, qui avait fait de brillantes études à Rome, où on l’avait reçu docteur en théologie, avait fondé en 1870 une revue intitulée Les Annales de la sainteté au XIXé siècle. Boullan, qui s’occupait d’occultisme, de maladies étranges, d’exorcismes, de possessions démoniaques et de guérisons soi-disant miraculeuses, attira sur lui l’attention du Cardinal Guibert, Archevêque de Paris, qui le frappa d’interdit.

Sur ces entrefaites, le satanique Vintras — le prophète hérétique dont il est question dans La Colline Inspirée de Barrès — vint à mourir. Boullan, libre du fait de sa rupture avec l’Église, aspira à sa succession. Cela ne se fit pas tout seul ; je vous fais grâce des maléfices, des malédictions, des envoûtements et des conjurations de toutes sortes auxquels se livrèrent, les uns contre les autres, les adeptes de Boullan et les Vintrasiens... Toujours est-il qu’au cours de l’été de 1891, Huysmans fit à Lyon, chez Boullan, un séjour de trois semaines. 

Dans Là-Bas, il a laissé sur la ville une impression d’ensemble qui ne manque pas de pittoresque : "Elle est célèbre par ses charcuteries, ses marrons et ses soies. Elle l’est aussi par ses églises, témoin N.D. de Fourvières, qui ressemble, de loin, à une commode du XVIIIe siècle, les pieds en l’air. On y prie Notre-Dame d’ouvrir de nouveaux débouchés aux saucissons et aux soies ; on la consulte sur les moyens de vendre les denrées défraîchies et d’écouler les pannes."

Huysmans habite donc rue La Martinière ; il assiste au sacrifice de gloire de Melchisédech ; il se fait tirer la bonne aventure par une voyante ; il va consulter un astrologue qui lui établit son horoscope à l’aide de fèves et de pois chiches. Il s’ennuie. ll souffre de la chaleur. Il est terriblement déçu, et il se demande s’il n’est pas tombé au milieu d’une bande de fous.

Plus tard, quand on lui parlait de ses expériences sataniques, il se montrait fort réticent, si bien qu’il est assez difficile de savoir s’il est demeuré simple spectateur, ou s’il a participé activement et dans quelle mesure à des évocations démoniaques. [...] »

J. K. HUYSMANS A LIGUGÉ
Dom Marcel Pierrot
Paris : Société J.-K. Huysmans
1951.

Notes

[1Réalisateur majeur de création radiophonique à travers plusieurs genres de France Culture, Jean Couturier est mort de maladie le 1er avril 2010, à 66 ans.
Dans le site de arte radio : L’hommage de France Culture à Jean Couturier ; dans le site de France Culture, l’hommage sonore par Thomas Baumgartner, Les Passagers de la nuit (9 avril 2010) : Mythologie de poche de la radio #26 - Hommage à Jean Couturier.

[2« Deux auteurs aussi dissemblables que Zola et Barbey d’Aurevilly croient que Huysmans est dans une impasse après la publication d’À Rebours. Huysmans raconte l’entrevue qu’il a eue avec Zola [NdLaRdR : Comme Maupassant, Huysmans fait partie des six auteurs du recueil de nouvelles en série, Les Soirées de Médan, du nom du village où Zola a acheté une demeure et reçoit ses amis] : « Un après-midi que nous nous promenions tous les deux dans la campagne, il me reprocha le livre, disant que je portais un coup terrible au naturalisme, que je faisais dévier l’école, que je brûlais d’ailleurs mes vaisseaux avec un pareil roman, car aucun genre de littérature n’était possible dans ce genre épuisé en un seul tome, et, amicalement — car il était un très brave homme — il m’incita à rentrer dans la route frayée, à m’atteler à une étude de mœurs. » « Préface de l’auteur écrite vingt ans après le roman » À Rebours, Paris, Fasquelle, 1970, pp. 20-21. Barbey reconnaît dans À rebours une œuvre « d’une originalité presque monstrueuse » et l’appelle l’un « des livres les plus décadents que nous puissions compter parmi les livres décadents de ce siècle de décadence. » Il termine son compte-rendu par la question souvent évoquée par les critiques : « Après “Les Fleurs du Mal”, — dis-je à Baudelaire — “il ne vous reste plus, logiquement, que la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix”. Baudelaire choisit les pieds de la croix. Mais l’auteur d’À Rebours les choisira-t-il ? » Constitutionnel, 29 juillet 1884, XVIII, p. 339, p. 341, et p. 271. Je cite d’après Barbey d’Aurevilly, Le XIXe Siècle : des œuvres et des hommes, Paris, Mercure de France, 1966, volume deuxième, p. 343. » (Joris-Karl Huysmans, Études réunies par Marc Smeets, Note 5, p. 56 ; éd. CRIN 42, 2003).

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