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La bière 

dimanche 1er août 2010, par Roland Pradalier (Date de rédaction antérieure : 17 décembre 2007).

Admettons que n’ayant rien à dire, j’écrive comme on a soif, par besoin autant que par envie, pour étancher une très ancienne incontinence, ma passion.
Admettons et buvons cette littérature au robinet. Sous pression, froide et légèrement toxique.

Je n’ai pas dès le commencement été amateur de bière, je veux dire à 16 ans quand je me suis efforcé d’en boire et que son amertume me faisait grimacer ou faire la moue. J’ai de la tendresse pour l’imbécile novice que je fus et qui sans se soucier du goût, allais au plus court vers l’ivresse. Grâce à la bière, j’étais un sédentaire qui fugue, à l’âge où l’on désire s’éloigner. La fuite et l’humour créaient la fraternité des soirées lycéennes. C kool detr bouré. Voilà notre philosophie. Nous faisions des concours, il arrivait que je perde.

Si je devais compter combien de litres j’ai pu boire, sans exagération, il me faudrait compter en tonnes.

Ce n’est que sur le tard, que j’ai fait d’un vice une culture, que j’ai appris comment boire, à distinguer les goûts, les parfums, à préférer des lieux, à devenir un amateur en voie de professionnalisation. Mais je ne serai jamais comme ces maîtres au front rougeaud qui vivent comme des bêtes d’étable, noyés dans l’abreuvoir où ils tètent faiblement.
Pourtant, j’ai vu des traces de vie encore, jusque dans cet abandon, entendu des paroles souder ces communautés d’exclusion qui par certains aspects m’attirent à certaines heures, quand j’ai une crise de saison. Mais je ne suis pas si pressé. Il me reste du temps avant de rejoindre ce club où l’on enseigne patience et répétition.

Revenons à la culture, pour faire rempart à la destruction qui guette. Les vrais amateurs de bière ont leurs préférences, leurs horaires. Ils croient que lamper dans l’indifférence une soupe tiède au comptoir est une erreur qui coûte. Ils observent les artisans qui tirent leur demi. Ils vérifient les fûts, la température, ils comparent, s’expliquent et font office de sages. Ils suivent une tradition, celle des fils devenus pères. Ce n’est pas d’un vulgaire produit qu’ils nourrissent leurs appétits, ils veulent pour se décoller la rétine des boissons d’Abbaye, connaître personnellement les serveurs, serrer la main du patron et s’humecter lentement avec familiarité dans une confiance ronde qui ait des assises sur terre.
Pourtant, la bière est flottante, maritime - une croisière en eau douce - et fait du buveur un navire, lui clapote aux tempes, avant de le dévier, une fois sa vue devenue baveuse. Il marche lesté, pesant et étiré vers le haut, elsté, epsant et térié sver la faute avec au coin de l’œil, un horizon instable de jours chômés, fumistes. La paresse calorifère embourbe son cerveau, et dans des bruits gais de clochettes qui pépient comme des lampions de Noël, il est porté, soutenu, conduit au sommeil et aux ronflements.

Mais parlons de la canette, de consommation, du présent, d’épicerie, de coups rapides et volés. Des gribouillages, des mésaventures griffonnées, des accidents où nous macérons. Puisque le bien-être s’acquiert et qu’il a pris la forme d’un cylindre d’aluminium, rendons hommage à l’industrie qui a si bien su nous cerner. 33 centilitres pour que notre bonheur soit complet. Buvons-en deux ou trois, ou cinq pour les plus résistant. Et installé dans le canapé ou devant l’ordinateur, empaumée et bue au goulot pour calmer une ardeur banale, qui se satisfait d’une dose, laissons la chimie agir. L’ordre ancien se meurt, à Tokyo, ou à Copenhague, à Pékin, mes sosies s’allaitent à la même perdition.
L’humanité rabotée lève son verre à l’oubli et je trinque avec elle, fraternellement réduit à lui ressembler. La Heineken est un panthéisme...
Voilà que je tourne vinaigre. Je pourrais me le reprocher, dès fois que n’ayant plus rien à lire, je régresse jusqu’à me relire...Attention à ne pas laisser de tâches ou d’éclaboussures, ce serait pire qu’un péché et pourrait troubler la clarté de mon ivresse.
La canette est là, sur la table, comme une tour de garde ou un puits, je ne sais pas. Je vais en boire. Qu’elle me détourne du but, puisque c’est mon objectif !

Jeune, j’échafaudais des projets, qu’aujourd’hui je noie.
J’imaginais des baignoires de vodka, des fûts de chêne dégorgeant de vin et des appartements luxueux avec des bars à pression d’où couleraient les meilleures marques belges. J’étais immodeste dans le souhait et matérialiste.
Maintenant, je suis un pilote et un passager. Je n’ai pas de direction.

Voilà, j’approche du dernier mot. Je suis clair et lent, j’observe l’alcool et son addiction. Le logo de la canette me salue d’un air railleur. Je garde l’équilibre et la même concentration dissipée.
Je dois partir. La bière n’a été qu’une parenthèse, une pause, un arrêt dans une zone de transit. Il faut dire au revoir à ce miel adulte et congédier le plaisir.
Mais buvez, chaque fois que l’amertume vous infuse, vous que la lune favorise.

P.-S.

Première publication : 17 décembre 2007

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