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La feuille de dessin 

vendredi 22 mai 2009, par Ahmed Bengriche

— Couche- toi !
— Je suis couché, dit l’enfant.
— Mais tu n’es pas couché, dit la mère.
L’enfant ferma les yeux pour un moment.
Dehors le vent était tout contre la palissade. Il pleuvra longuement
dans quelques heures.
Le gosse se tourna sur le côté droit et il put voir le bras de sa mère tisonner le feu. La chambre s’illumina un instant. Le chat Messaoud grattait derrière la porte. On ne le faisait plus rentrer depuis la semaine passée…
— Mère, Messaoud…
— Couche-toi … les animaux du Bon Dieu savent trouver leur gîte…
Une heure passa.
— Tu dors, Hmeida ?
— Je suis couché, répondit l’enfant.
— Il faut dormir, insista la mère.
La pluie cinglait fortement la toiture en zinc. Hmeida pensait que le lendemain il ne lui serait pas possible de rejoindre son école. L’oued serait toujours là, débordant par-dessus les berges, le petit pont qui reliait le hameau au reste du village où se trouvait son école à lui. Hmeida pensait aussi que son père aurait pu l’inscrire à l’école de l’autre village qui était bien plus loin certes, mais qui avait une route assez praticable qui arrivait jusqu’au hameau.

— Dis, Hmeida, tu penses à ton père ?
L’enfant qui se taisait, écoutait sa mère renifler.
— Il reviendra demain…
— Pourquoi n’es-tu pas allée le voir ce matin… hier, bredouilla l’enfant ?
— J’y étais avant-hier ; une fois par semaine les visites…
— Les autres, elles vont chaque jour, répliqua l’enfant !
— Ce n’est pas la même prison, mon enfant…

Hmeida se retourna sur sa couche puis il passa une main sur le mur. Le chat ne miaulait plus dehors. A l’école Monsieur Camus colla toutes les feuilles dessinées par Hmeida sur les murs. Un paon, un pêcheur tirant un gros poisson, des élèves dans une cour, Monsieur Camus corrigeant des cahiers.
— Tu pleures, Hmeida ?
Sa mère se mit sur un coude.
Hmeida ne pleurait pas à vrai dire. Il pensait aux visites de toutes ces voisines depuis deux jours ;à ces denrées alimentaires que chacune d’elles avaient apportées ; à ces soldats, hier, qui avaient fouillé toute la maison ; à sa mère qui ne mangeait presque plus…

La matinée tire à sa fin. L’oued est toujours là. La route est coupée. Hmeida ne sort pas de chez lui. Avec des bâtons d’allumettes et des bouchons de liège, il se fabrique un troupeau de bêtes.
Puis il révise sa leçon d’histoire : La guerre de cent ans oppose Anglais et Français. Pour la première fois on se sert d’armes à feu…
A l’heure du déjeuner, vient sa grand mère. Elle est accompagnée d’une jeune dame. Les deux visiteuses et sa mère fouillent à travers la chambre. A un moment il les observe déplacer une brique au dessus de la cheminée et soutirer une liasse de papiers que la jeune dame s’empresse d’enfouir dans son corsage puis le regarde, lui, avec des yeux d’étonnement. Et c’est à ce moment-là qu’il a l’idée de dessiner quelque chose de bref, de rapide, sans couleur… Un je ne sais quoi de profond vient de basculer dans les yeux de la jeune dame et c’est le déclic… Hmeida se sent transporté, penché sur un millier de feuilles, les doigts tachés d’encre bleue. Mais cela est vague, très vague…

Après le départ de la grand-mère et de la jeune dame, la mère dépose devant Hmeida un plat de haricots et un morceau de galette qu’il mange avec appétit. Puis il repousse au loin l’assiette et son troupeau de bêtes et se cherche une feuille de dessin…

Dans l’après midi un oncle arrive de la ville. La mère lui offre une tasse de café. L’oncle parle du sale temps. La mère se recroqueville dans un coin. L’oncle parle par à-coups. La mère parle de sa maman à lui et d’une jeune dame qui lui ont rendue visite, ce matin. L’oncle raconte les dernières rafles en ville. La mère pousse un hennissement. L’oncle se met à pleurer pour le reste de la journée. Doucement et avec continuité. Puis il part avant la tombée de la nuit…

Hmeida achève son dessin. Une immense tristesse l’enveloppe tout entier. En lui-même, il se sent très fatigué comme s’il avait vieilli de plusieurs saisons. C’est à peine s’il touche au souper. Dans sa couche le sommeil le gagne comme une mort.

Avant de rejoindre sa natte, la mère a le temps de remarquer sur la petite table la feuille de dessin. Quatre pantins tirent à bout portant sur un homme très grand qui porte une tache rouge sur le poitrail. Il fait éclater des chaînes enroulées autour de ses bras. C’est un géant avec de grosses moustaches. Il a des yeux qui ressemblent étrangement à ceux du père de Hmeida. Et aussi les oreilles. Et aussi les cheveux frisés…

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