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La lutte pour « la vraie démocratie » au cœur de Occuper Wall Street / Occupy Wall Street (6) 

Le campement installé dans Lower Manhattan parle à une représentation en échec

dimanche 16 octobre 2011, par Antonio Negri, Michael Hardt, Régis Poulet (traduction)

Nous proposons ici la traduction de l’article de Michael Hardt et Toni Negri dont on connaît le travail commun notamment sur Empire (2000), Multitude : guerre et démocratie à l’époque de l’Empire (2004). Cela constitue le sixième volet consacré au mouvement Occupy Wall Street dont les auteurs explicitent dans ce texte la filiation avec les autres mouvements planétaires. (RP)

Michael Hardt et Antonio Negri
Le 11 octobre 2011

Si les manifestations qui se rangent derrière la bannière de Occuper Wall Street trouvent un tel écho populaire, c’est non seulement parce qu’elles sont le vecteur d’un sentiment généralisé d’injustice économique, mais aussi, et peut-être est-ce plus important, parce qu’elles expriment des doléances politiques et des aspirations. Alors que les manifestations se sont propagées à partir du Lower Manhattan aux villes et villages du pays entier, les manifestants ont clairement indiqué que l’indignation contre la cupidité des entreprises et contre l’inégalité économique est réelle et profonde. Tout aussi importante, et même davantage, est la protestation contre le manque — ou l’échec — de représentation politique. La question n’est pas tant de savoir si tel ou tel politicien, tel ou tel parti, est inefficace ou corrompu (bien que cela aussi soit vrai), mais de savoir si le système de représentation politique en général est approprié. Ce mouvement de protestation pourrait, et peut-être devrait-il, se transformer en un véritable processus démocratique constituant.

Le visage politique de la protestation Occuper Wall Street acquiert une visibilité lorsqu’on replace l’ensemble aux côtés des autres "campements" de l’année écoulée. Ensemble, ils forment un cycle de luttes émergentes. Dans de nombreux cas, les lignes d’influence sont explicites. Occuper Wall Street s’inspire des campements sur les places centrales en Espagne, qui ont débuté le 15 mai et ont suivi l’occupation, dès le début du printemps, de la Place Tahrir au Caire. A cette succession de manifestations, il convient d’ajouter une série de manifestations parallèles, telles que les protestations prolongées à la statehouse du Wisconsin, l’occupation de la place Syntagma à Athènes, et les campements de tente israéliens pour la justice économique. Les contextes de ces manifestations diverses sont très différents, bien sûr, et ils ne sont pas simplement des répétitions de ce qui s’est passé ailleurs. Mais chacun de ces mouvements a réussi à transposer quelques éléments communs dans sa propre situation.

Place Tahrir, la nature politique du campement et le fait que les manifestants ne pouvaient pas être représentés de quelque façon que ce soit par le régime en cours était évident. L’exigence que « Moubarak dégage » a été assez forte pour englober tous les autres aspects. Dans les campements ultérieurs de la Puerta del Sol de Madrid et de la Plaça Catalunya de Barcelone, la critique de la représentation politique était plus complexe. Les protestations espagnoles ont réuni un vaste éventail de plaintes économiques et sociales – relatives à la dette, au logement et à l’éducation, entre autres —, mais leur « indignation », que la presse espagnole a dès le début compris comme étant sans effet définitoire, était clairement dirigée contre un système politique incapable de résoudre ces problèmes. Contre la prétention de l’actuel système de représentation de proposer la démocratie, les manifestants ont fait leur ce slogan central : « Democracia real ya » ou « La vraie démocratie maintenant ».

Occuper Wall Street devrait être compris, alors, comme un développement ultérieur ou une transformation de ces revendications politiques. Un message clair et évident des manifestations est, bien sûr, que les banquiers et les secteurs de la finance ne nous représentent en aucun cas : Ce qui est bon pour Wall Street n’est certainement pas bon pour le pays (ou pour le monde). Un échec plus important de la représentation doit cependant être attribué aux politiciens et partis politiques censés défendre les intérêts du peuple, mais qui, dans les faits, défendent clairement les banques et les créanciers. Une telle prise de conscience entraîne une question fondamentale d’apparence naïve : dans la démocratie le peuple n’est-il pas censé régner sur la Polis — qui est l’intégralité de la vie sociale et économique ? Au lieu de cela, on dirait bien que la politique s’est soumise aux intérêts économiques et financiers.

En insistant sur le caractère politique de la protestation Occuper Wall Street, il n’est pas dans nos intentions de la ramener à une opposition entre républicains et démocrates, ou aux destinées de l’administration Obama. Si le mouvement se poursuit et se développe, il peut bien sûr forcer la Maison-Blanche ou le Congrès à prendre de nouvelles mesures, et il peut même devenir un point important de discorde pendant le cycle de la prochaine élection présidentielle. Mais les administrations respectives d’Obama et de George W. Bush sont les responsables du renflouement des banques, et le manque de représentation mis en évidence par les protestations s’applique aux deux parties. Dans ce contexte, l’appel espagnol pour « la vraie démocratie maintenant » semble à la fois urgent et stimulant.

Si l’ensemble de ces campements de protestation différents — du Caire et Tel Aviv à Athènes, Madison, Madrid, et maintenant New York — expriment une insatisfaction à l’égard des structures existantes de la représentation politique, alors qu’offrent-il comme solution alternative ? Quelle est la « vraie démocratie » qu’ils proposent ?

Les plus évidents des indices se trouvent dans l’organisation interne des mouvements eux-mêmes — plus précisément, la façon dont les campements expérimentent de nouvelles pratiques démocratiques. Ces mouvements se sont tous développés selon de ce que nous appelons une « forme multitude » et se caractérisent par des assemblées fréquentes et des structures décisionnelles participatives. (Et il est utile de reconnaître à cet égard que Occuper Wall Street et beaucoup de ces autres manifestations ont aussi des racines profondes dans la mondialisation des mouvements de protestation qui s’est étendue au moins à partir de Seattle en 1999 à Gênes en 2001.)

On a beaucoup parlé de la façon dont les médias sociaux tels que Facebook et Twitter ont été employés dans ces campements. De semblables instruments de réseau ne créent pas les mouvements, bien sûr, mais ils sont des outils commodes, car ils correspondent en quelque sorte à la structure du réseau horizontal et aux expériences démocratiques des mouvements eux-mêmes. Twitter, en d’autres termes, est utile non seulement pour annoncer un événement, mais pour réquérir les points de vue d’une grande assemblée sur une décision spécifique en temps réel.
Aussi n’attendez pas que des campements émergent des leaders ou des représentants politiques. Aucun de Martin Luther King Jr. Ne sourdra de l’occupation de Wall Street et autres. Pour le meilleur ou le pire — et nous sommes certainement parmi ceux qui trouvent à cela un développement prometteur — ce cycle de mouvements émergents va s’exprimer à travers des structures horizontales participatives, sans représentants. Ces expériences à petite échelle dans l’organisation de la démocratie devraient être beaucoup plus développées, bien sûr, avant de pouvoir formuler des modèles efficaces pour une alternative sociale, mais ils expriment déjà puissamment l’aspiration à une « vraie démocratie ».

Face à la crise et en constatant clairement la façon dont elle est gérée par le système politique actuel, les jeunes peuplant les différents campements, commencent, avec une maturité inattendue, à poser une question difficile : si la démocratie – c’est-à-dire la démocratie dont on nous a gratifiés – chancelle sous les coups de la crise économique et est impuissante à soutenir la volonté et les intérêts de la multitude, alors peut-être est-ce désormais le moment de se demander si cette forme de démocratie n’est pas obsolète.

Si les puissances de la richesse et de la finance en sont venues à dominer des constitutions censément démocratiques, y compris la Constitution américaine, n’est-il pas possible et même nécessaire aujourd’hui de proposer et de construire de nouvelles formes constitutionnelles qui peuvent ouvrir des voies pour reprendre le projet de la poursuite collective du bonheur ? Avec un tel raisonnement et de telles demandes, qui étaient déjà très vifs dans les campements méditerranéens et européens, les protestations qui s’étendent de Wall Street à travers tous les Etats-Unis posent la nécessité d’un nouveau processus démocratique constituant.


The Fight for ’Real Democracy’ at the Heart of Occupy Wall Street

The Encampment in Lower Manhattan Speaks to a Failure of Representation

Michael Hardt and Antonio Negri, October 11, 2011

Site source : Foreign Affairs

Demonstrations under the banner of Occupy Wall Street resonate with so many people not only because they give voice to a widespread sense of economic injustice but also, and perhaps more important, because they express political grievances and aspirations. As protests have spread from Lower Manhattan to cities and towns across the country, they have made clear that indignation against corporate greed and economic inequality is real and deep. But at least equally important is the protest against the lack — or failure — of political representation. It is not so much a question of whether this or that politician, or this or that party, is ineffective or corrupt (although that, too, is true) but whether the representational political system more generally is inadequate. This protest movement could, and perhaps must, transform into a genuine, democratic constituent process.

The political face of the Occupy Wall Street protests comes into view when we situate it alongside the other "encampments" of the past year. Together, they form an emerging cycle of struggles. In many cases, the lines of influence are explicit. Occupy Wall Street takes inspiration from the encampments of central squares in Spain, which began on May 15 and followed the occupation of Cairo’s Tahrir Square earlier last spring. To this succession of demonstrations, one should add a series of parallel events, such as the extended protests at the Wisconsin statehouse, the occupation of Syntagma Square in Athens, and the Israeli tent encampments for economic justice. The context of these various protests are very different, of course, and they are not simply iterations of what happened elsewhere. Rather each of these movements has managed to translate a few common elements into their own situation.

In Tahrir Square, the political nature of the encampment and the fact that the protesters could not be represented in any sense by the current regime was obvious. The demand that "Mubarak must go" proved powerful enough to encompass all other issues. In the subsequent encampments of Madrid’s Puerta del Sol and Barcelona’s Plaça Catalunya, the critique of political representation was more complex. The Spanish protests brought together a wide array of social and economic complaints — regarding debt, housing, and education, among others — but their "indignation," which the Spanish press early on identified as their defining affect, was clearly directed at a political system incapable of addressing these issues. Against the pretense of democracy offered by the current representational system, the protesters posed as one of their central slogans, "Democracia real ya," or "Real democracy now."

Occupy Wall Street should be understood, then, as a further development or permutation of these political demands. One obvious and clear message of the protests, of course, is that the bankers and finance industries in no way represent us : What is good for Wall Street is certainly not good for the country (or the world). A more significant failure of representation, though, must be attributed to the politicians and political parties charged with representing the people’s interests but in fact more clearly represent the banks and the creditors. Such a recognition leads to a seemingly naive, basic question : Is democracy not supposed to be the rule of the people over the polis — that is, the entirety of social and economic life ? Instead, it seems that politics has become subservient to economic and financial interests.

By insisting on the political nature of the Occupy Wall Street protests we do not mean to cast them merely in terms of the quarrels between Republicans and Democrats, or the fortunes of the Obama administration. If the movement does continue and grow, of course, it may force the White House or Congress to take new action, and it may even become a significant point of contention during the next presidential election cycle. But the Obama and the George W. Bush administrations are both authors of the bank bailouts ; the lack of representation highlighted by the protests applies to both parties. In this context, the Spanish call for "real democracy now" sounds both urgent and challenging.

If together these different protest encampments — from Cairo and Tel Aviv to Athens, Madison, Madrid, and now New York — express a dissatisfaction with the existing structures of political representation, then what do they offer as an alternative ? What is the "real democracy" they propose ?

The clearest clues lie in the internal organization of the movements themselves — specifically, the way the encampments experiment with new democratic practices. These movements have all developed according to what we call a "multitude form" and are characterized by frequent assemblies and participatory decision-making structures. (And it is worth recognizing in this regard that Occupy Wall Street and many of these other demonstrations also have deep roots in the globalization protest movements that stretched at least from Seattle in 1999 to Genoa in 2001.)

Much has been made of the way social media such as Facebook and Twitter have been employed in these encampments. Such network instruments do not create the movements, of course, but they are convenient tools, because they correspond in some sense to the horizontal network structure and democratic experiments of the movements themselves. Twitter, in other words, is useful not only for announcing an event but for polling the views of a large assembly on a specific decision in real time.

Do not wait for the encampments, then, to develop leaders or political representatives. No Martin Luther King, Jr. will emerge from the occupations of Wall Street and beyond. For better or worse — and we are certainly among those who find this a promising development — this emerging cycle of movements will express itself through horizontal participatory structures, without representatives. Such small-scale experiments in democratic organizing would have to be developed much further, of course, before they could articulate effective models for a social alternative, but they are already powerfully expressing the aspiration for a "real democracy."

Confronting the crisis and seeing clearly the way it is being managed by the current political system, young people populating the various encampments are, with an unexpected maturity, beginning to pose a challenging question : If democracy — that is, the democracy we have been given — is staggering under the blows of the economic crisis and is powerless to assert the will and interests of the multitude, then is now perhaps the moment to consider that form of democracy obsolete ?

If the forces of wealth and finance have come to dominate supposedly democratic constitutions, including the U.S. Constitution, is it not possible and even necessary today to propose and construct new constitutional figures that can open avenues to again take up the project of the pursuit of collective happiness ? With such reasoning and such demands, which were already very alive in the Mediterranean and European encampments, the protests spreading from Wall Street across the United States pose the need for a new democratic constituent process.

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