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Les îles 

vendredi 19 mars 2010, par Nicolas Boldych

Blanche et fine est Elise. Son corps de jeune femme bien que d’apparence fragile, est musclé, offensif, enclin à l’effort. D’aussi loin qu’elle se souvienne Elise a toujours été attirée par le travail comme par un aimant ; consciente de cette force qui l’a accompagnée tout au long de sa vie, elle a tracé sa route dans le monde, sans colère mais avec une détermination presque inhumaine. Elle a cueilli courbée vers la terre ou perchée sur un arbre. Elle a lavé, repassé, plié du linge, puis soulevé des poids, trié et assemblé des objets, de fins mécanismes, cousu du drap et de l’étoffe ; puis elle s’est attelée aux lettres et aux chiffres, et ses doigts souples et incisifs ont dansé sur un clavier, et sur des feuilles ils sont venus à bout de phrases interminables qu’il fallait déchiffrer, apprendre, vérifier.
Certes, arrêter de travailler la soulage un moment, mais bientôt vient l’angoisse du vide et de l’inutilité ; désoeuvrée, elle sent cette maudite légèreté monter en elle et la détruire peu à peu de l’intérieur ; ses muscles se relâchent, ses longs doigts s’amollissent, son dos se gondole, et ses mâchoires se desserrent disgracieusement. Elle a alors sur les lèvres un sourire béat qui fait dire aux autres qu’elle est heureuse mais qui est en fait la grimace que fait son visage quand il cesse d’être en travail, quand il a face à lui non plus la feuille des chiffres et des lettres mais le dur, le simple monde, indéchiffrable avec ses visages à jamais inconnus, ce soleil qui dessine de vertigineuses perspectives et tous ces divertissements insensés que l’on trouve en ville.
Elise pense à l’annonce, au travail qui l’attend dans un bâtiment neuf et beau en périphérie de la ville ; bien bâti ; solide, avec ces grandes baies vitrées qui filtrent judicieusement les rayons du soleil ; assez de lumière mais point trop ; elle voit des fenêtres miroitantes, une grande entrée gardée par une homme en uniforme au regard sévère mais bienveillant, des couloirs blancs et nus qui se recoupent à angle droit ; puis elle entend des sonneries de téléphones modernes, et voient des jeunes gens tendus, vêtus de couleurs sobres qui se croisent dans les couloirs blancs et nus, et passent d’une pièce à une autre en se saluant d’un hochement de tête juste poli, comme il faut. Et elle trouve que c’est très bien comme ça. Le lieu l’aimante déjà, déjà elle sent ses muscles se tendre, son ventre se rentrer, et les bouts de ses doigts durcir. Elle se prépare. Elle s’exerce à tracer des expressions techniques sur une feuille de papier blanche ; par la fenêtre ouverte de sa chambre lui viennent des bruits de moteurs, de frottements, de talons de chaussures sur les trottoirs, ainsi que des aboiements angoissés de chiens ; c’est le monde qu’elle a eu devant elle pendant cette période de relâchement, comme une punition et une menace, une absurdité trop bien connue sur laquelle elle n’arrive même pas à placer le nom de « monde », ou de « réalité ».

Le premier jour elle a serré la main d’un monsieur qui s’est présenté comme son responsable ; son pas est leste et sa est peau lisse comme celle des bébés ; il a les cheveux coupés courts et porte un costume bleu sans plis. Sur son visage qui ne donnait aucune prise, comme rentré en lui-même, deux yeux bougeaient sans arrêt, follement, à la recherche d’ordre à donner, autour, dans l’espace des bureaux, des couloirs où s’engouffrent des porteurs de chemises, des dames à téléphone, ou de jeunes femmes aux chevelures qui ondulent harmonieusement. Il parle en marchant, au pas de course, et elle suit ses mots avec une certaine difficulté, une peine qui la motive, jetant parfois un regard de biais à ces lèvres qui sont la seule chose à laquelle elle peut pour l’instant se raccrocher. Tandis qu’il parlait elle n’a vu que les deux billes noires de ces yeux qui quadrillaient l’espace à la recherche de signes de dangers ou d’imperfections, et elle a cherché avec lui. Quand il s’est arrêté à nouveau, sans raison apparente, elle a regardé ces yeux précis comme une arme qui ne la voyait pas, et reconnu rassurée les yeux d’un chef. Le chef lui a alors glissé, avec une nuance de confidentialité dans la voix, une voix aux modulations habiles, qu’il devait partir le soir même pour les îles, qu’il était de passage, en coup de vent comme toujours, là et pas là à la fois, qu’il n’avait donc que très peu de temps à lui consacrer mais que cela suffirait sans doute, et que de toute façon d’autres personnes se feraient un plaisir de la renseigner, comme Claude par exemple, la responsable du service commande et livraison pour le monde entier, et Elise a suivi le dos bleu, les chaussures rapides qui faisaient un bruit de claquette, vers une petite porte discrète, sans vitre à la différence des autres portes de bureaux d’où filtrent la lumière de puissants néons. Il a ouvert la porte et lui a dit : voilà c’est là, et elle a vu une pièce carrée avec un bureau en son centre et deux fenêtres qui laissaient alors entrer la pleine lumière du jour. Elle s’avance dans la pièce tournant momentanément le dos au chef en signe d’obéissance ; elle s’attend à ce qu’il lui explique ce qu’elle devrait faire « là », mais rien. Le chef a déjà disparu et elle se retrouve seule dans cette pièce qui lui semble tout de même un peu petite mais peut-être est-ce dû au fait qu’elle est carrée et qu’un grand bureau couvert de moult piles de feuilles est placé en son centre. Débarras, résidu d’espace, cachette, pierre d’angle aurait-elle pu penser. Mais les choses ne se passent pas comme ça, elle n’a même pas le temps de se faire cette remarque car la sonnerie du petit téléphone bleu sur la table a retenti : « Allô Elise ! Bienvenue dans notre service », cela dit de manière enthousiaste au bout du fil, sans doute depuis une autre pièce du bâtiment ; c’est une dame qui parle, ce qui pour le coup la rassure : elle imagine de longs cils noirs incurvés, un rouge à lèvre rouge carmin, un tailleur beige, et puis un parfum et des talons pointus, « nous aurons certainement le temps de nous rencontrer plus tard, mais pour l’instant je vous appelle pour vous confier une mission. Vous êtes assise ? ».

En entendant cette question qui résonne bizarrement dans son esprit, en fait comme un appel profond, elle répond mécaniquement « oui » tout en s’asseyant. Elle se découvre alors prête ; prise par le siège qui l’oppresse ; ses jambes, ses bras, son cou se sont mis automatiquement dans une position qui est à la fois celle de la douleur et de l’offensive, position de soumission et d’attaque car elle est à nouveau tendue et aimantée. Elle doit traiter des papiers posés méthodiquement en piles sur la table, faire des colonnes, imprimer et envoyer autant de lettres vers le vaste monde, les enveloppes sont déjà prêtes et cachetées. Un homme, le chauffeur du service viendra,emportera ces lettres le soir même, il est très « ponctuel ». Tout s’est passé si vite qu’Elise n’a pas eu le temps de poser de questions supplémentaires, elle a peur de voler des mots, de les arracher à ces lèvres lointaines et sacrées ; et le chef a bel et bien disparu ; sans qu’elle sache comment un tableau apparaît sur un écran et elle commence à remplir les colonnes avec les données inscrites sur chacune des feuilles. Tout d’abord elle s’est amusée à compter le nombre de commandes, tout comme elle fait attention aux adresses étranges, des pays lointains sans doute, faisant partie du monde indéchiffrable ; et puis finalement elle a perdu le fil du décompte, et ces adresses barbares n’ont plus rien évoqué ; les tableaux sur l’ écran défilent les uns après les autres avec leur chiffres ronds, et leurs lettres noires et brillantes comme les yeux du responsable. Elle revoit les yeux du chef et leur clignement précis, sa manière de regarder ailleurs quand il lui parlait, le visage de biais, les lèvres nerveuses et arrondies, comme si d’autres tâches bien plus importantes l’attendaient déjà à un autre point du bâtiment, ou alors bien plus loin dans le monde, l’empêchant d’être véritablement « là » ; sans doute qu’un chef ne doit pas être véritablement là, mais ici et autre part pense Elise, sans cela il ne serait pas le chef. Le spectacle de cette efficacité surhumaine lui donne un surcroît de courage pour finir au plus vite, et sans faute, sa tâche liminaire au sein du service.

Mais tout de même elle aimerait savoir où elle est « là », c’est pourquoi elle relève régulièrement la tête pour regarder sur les murs où il y a des cartes postales d’îles et par les deux fenêtres, en face ou à gauche, qui se regardent de biais ; le bureau est placé au centre si bien qu’Elise peut regarder avec autant de commodité en direction de l’une ou l’autre fenêtre, et c’est ce qu’elle fait tout en continuant à remplir les défilantes colonnes. Par la fenêtre de gauche elle voit à un moment, alors que le tas de feuilles s’est déjà considérablement réduit, passer une limousine de marque étrangère, avec au volant quelqu’un qui ressemble au chef, mais elle n’en est pas sûre, cela se pourrait bien en tout cas pense-t-elle en saisissant entre index et majeur une nouvelle feuille. Quelques secondes de battement entre deux regards : par la fenêtre de droite elle l’a vu à nouveau passer et cette fois c’est sûr c’était lui, elle a reconnu le port de tête et ses mouvements nerveux qui même là ne cessent pas. Et puis la voiture a disparu, et elle a imaginé les yeux noirs du chef voyant la mer et les îles, enfin apaisés peut-être.
La lumière a faibli à l’extérieur, le soleil s’est noyé au bout de la perspective qu’il a tracée insensiblement le long du jour, et la dame aux longs cils et aux talons hauts et pointus n’a pas rappelé. Les papiers ne forment plus qu’une grande pile bonne à jeter dans la poubelle en osier vide jusque là, hormis ce qui ressemble à un billet d’avion. Elle attend le chauffeur moustachu en observant les départs des berlines qui une à une désertent, dans de discrètes pétarades, l’espace du parking.
Elle entend des bruits de pas en direction de la porte, cela tape. Le corps d’Elise s’est levée d‘un trait et sa main a ouvert la petite porte. Le chauffeur n’a pas de moustache et une grosse tête rasée. Il lui sourit en lui annonçant qu’il vient pour les lettres à envoyer ; il lui apprend au passage qu’il s’appelle François et qu’il travaille là depuis toujours, ce qui le fait à nouveau sourire, un sourire qui souligne des rides quasi métalliques. François est plutôt jaune et petit, râblé, tassé il semble aussi solide qu’un roc, qu’un chêne, que le bâtiment. Il prend les lettres des mains d’Elise et les colle entre son bras et ses côtes, avant de la saluer avec un sourire jaune qu’Elise trouve sympathique, même si l’homme n’a pas l’air très bavard, un peu taciturne même. Dehors il commence à faire noir, et le ballet de voitures a définitivement cessé sur le parking. Enfin la téléphone retentit et la dame aux grands cils dit qu’Elise peut partir.

En traversant le couloir elle a remarqué la pelouse parfaite du patio, éclairée par de puissants néons. Il n’y avait personne dans le couloir menant à l’entrée, dans sa guérite le gardien lui a signifié d’un hochement de tête compréhensif que le passage était libre. Dehors elle ne voit pas le monde, à cause de l’obscurité certes mais aussi parce qu’elle est encore en corps en esprit dans la petite pièce d’angle, tendue dans l’effort, prise dans une course contre le temps qui est à la fois un ennemi et un repère. Une fois relâchée, elle se sent à la fois abandonnée et essentielle.
Le deuxième jour les tas de feuilles avaient augmenté ; elle a entr’aperçu en rentrant dans son bureau une silhouette aux parfums d’homme qui se glissait silencieusement dans son dos, à l’intérieur du bureau adjacent, et elle a su qu’elle avait un voisin. Elle a vu à nouveau de longues berlines arriver et partir, et le petit téléphone bleu s’est remis à sonner ; la dame lui a aussitôt répété la même consigne que la vieille, en rajoutant toutefois qu’elle souhaitait la voir en milieu de journée, pour lui parler de certaines choses, ce qui a provoqué chez Elise une légère angoisse, comme une brûlure au creux de l’estomac. Elle n’aura pas de mal à trouver son bureau, il est toujours ouvert précise-t-elle dans un petit rire nerveux.
Elise entreprend à nouveau de mettre de l’ordre dans tous ces chiffres, adresses, succursales et antennes, et puis les villes et les pays. Elle se demande tout de même parfois à quoi peuvent correspondre ces chiffres, ce qu’ils cachent, quels mouvements complexes ils signifient et avalisent tout à la fois, mais non finalement elle n’a pas le temps de s’encombrer de ces questions, car la pile est plus grande que le veille et elle se rappelle que le jour précédent elle avait eu à peine le temps de terminer sa mission. Assise devant l’écran, le bout des pieds rivés au sol propre et glissant, légèrement cambrée pour se donner plus de ressort, elle se plaît à imaginer la dame du téléphone, ses longs cils son tailleur et ses talons, sa manière suave de lui confier ses missions ; elle repense au clignement précis des yeux du chef et la voilà de nouveau plongée dans son rêve qui est aussi une épreuve. Son dos lui fait mal comme si on lui avait planté une aiguille à tricoter dans la colonne vertébrale, et les bouts de ses doigts commencent à se racornir ; cette souffrance nécessaire la soude pourtant à nouveau au monde, la rapproche de la dame du téléphone et du responsable, la fait grandir. Elle se tient cambrée le regard vissé sur l’écran qui phosphore. Elle sent alors qu’elle fait déjà corps avec son bureau, avec le bâtiment, avec l’organisation toute entière à laquelle elle est désormais soudée par une bonne angoisse. C’est presque un sentiment de puissance.

Après quelques heures de travail, à la mi-journée, le chauffeur taciturne passe discrètement sa grosse tête d’australopithèque par la porte entrebaîllée, et lui annonce avec le même sourire métallique, devenu entre temps presque complice, que Madame l’attend tout de suite ; qu’elle devra marcher avec lui. Au pas de course elle suit le chauffeur et sa grosse tête rasée qui refuse de dodeliner, avec lui elle traverse un long couloir, frôlée de temps en temps par des silhouettes parfumées qui courent de bureaux en bureaux, se hèlent, s’assemblent, désassemblent, et se touchent brièvement l’épaule, le bras, comme dans un grand jeu de colin maillard ; retentissent sans arrêt les téléphones et bourdonnent les fax ; le chauffeur s’arrête tout à coup devant une porte ouverte s’efface, disparaît et la voilà devant une grande dame, montée sur talons qui l’attend debout face à son bureau. La dame lui tend en guise de bienvenue, après cette course échevelée qui lui a fait traverser le demi périmètre du bâtiment, une main crémeuse et bronzée ; alors et elle ne pense plus aux cils incurvées car cette seule main au bronzage à la fois barbare et plus qu’élégant, suffit à captiver son attention. "Entrez Elise, prenez place". Le bureau est étrangement vide, une table, un écran et deux chaises de part et d’autre, quelques cartes postales aux murs et des billets d’avions sur la table qui n’a rien de luxueux mais qui semble au contraire avoir été placée là dans un but de dépannage.
« Voilà, je me présente, je suis Claude, responsable du service commande. Claude s’arrête pour sourire… Je tiens tout d’abord à vous féliciter pour votre travail, vous êtes la personne qui nous convient, toutes les commandes sont parties à temps comme par miracle ; oui je voulais vous dire que nous sommes enchantés de vous avoir parmi nous, dans le service, le bâtiment, ici. Je regrette vivement de ne pouvoir vous présenter à toute notre équipe mais vous avez sans doute déjà rencontré plusieurs personnes du lieu, François, le gardien et la femme de ménage aussi sans doute. Elise n’a pas le temps de répondre qu’elle n’a pas encore rencontré cette dernière que Claude poursuit :
Vous aurez encore l’occasion de rencontrer d’autres personnes, ce n’est pas le temps qui manque. Pour ce qui me concerne je vous dis à la fois bonjour et au revoir car je pars en mission aujourd’hui même.
Sur les îles demande Elise ? Oui répond Claude à peine surprise, sur les îles. Nous allons tous sur les îles ces derniers temps". La dame sourit à Elise en fermant son petit sac de cuir qui doit contenir bijoux parfums, et maints menus objets, elle salue Elise et s’en va avec le chauffeur à ses trousses qui se bat avec une grosse valise

Une angoisse s’est emparée d’Elise au moment où elle a vu démarrer la berline blanche emportant Claude vers l’ailleurs, et cette angoisse la poursuit alors qu’elle continue à remplir les colonnes sur l’écran et cacheter les enveloppes aux adresses indéchiffrables. Après le chef c’est la dame qui s’en est allée, sans déléguer pour autant son pouvoir à une personne subalterne. Elise sent son corps se relâcher, et son dos jusque là bien cambrée se courber sous une absence de poids, et tandis qu’elle pense qu’elle est véritablement abandonnée une brûlure augmente au creux de son estomac. La voilà tout à ces pensées quand soudain le chauffeur passe à nouveau la tête par l’entre-baîllement de la porte, lui glissant ; ça y est madame est partie ! Il a eu un petit rire sec qui a fait sursauter Elise, puis a disparu. Alors, comme revenue à la réalité, elle perçoit à nouveau les sonneries de téléphone qui se répondent les unes aux autres, les claquements feutrés de portes vitrées ; elle croit même entendre, soudain rassurée, les frôlements des hommes et des femmes dans les couloirs, et leur parfum qui se mêlent tout en se repoussant. Alors elle s’est à nouveau sentie faire corps avec le bâtiment et l’organisation toute entière, et c’est avec une énergie décuplée qu’elle s’est remise au travail. En sortant, alors que tout le bâtiment, ses quatre couloirs et ses innombrables bureaux étaient silencieux, elle a aperçu une femme de ménage qui astiquait lentement les portes vitrées donnant sur le patio. Une petite femme un peu tassée comme le chauffeur et qui pour cela, semble-t-il à Elise, pourrait bien être son épousée.
De retour chez elle, elle pense aussi à ce voisin qu’elle a entrevu et espère en son fort intérieur que ce sera lui qui lui donnera à défaut d’ordres, des indications pour la suite.

Le lendemain c’est pourtant le chauffeur qui apporte encore, dans de gros dossiers cartonnés, les piles de feuilles à Elise. Il lui a dit que cela venait du bureau de gauche et que c’était sa mission pour la journée. L’espoir d’Elise n’est qu’à moitié contrarié car elle sent de nouveau planer sur elle l’ombre tutélaire d’un être humain. Il est là, à côté, sans doute en contact avec les antennes et succursales du monde entier car son téléphone fonctionne sans arrêt ; tandis que des gens pénètrent à intervalles réguliers dans son bureau à la porte vitrée, ce qui veut sans aucun doute dire qu’il s’agit d’’une personne importante, en qui elle ne peut qu’avoir confiance. Tandis qu’elle s’affaire de nouveau à la besogne, elle l’imagine ne sachant trop pourquoi qu’il s’agit là d’un homme au visage sombre, aux épaules étroites, et qui ne s’intéresse pas aux îles, se contentant de l’espace de son bureau, et de la compagnie d’un écran. De temps en temps il se délasse en regardant des cartes postales ou en buvant du café, puis se remet aussitôt au travail. Il est discret, efficace et autonome ; ses collaborateurs ont besoin de ses conseils car ils ne cessent d’affluer vers son périmètre tout au long de la journée Elle est touchée par la confiance qu’il manifeste à son égard et se laisse enfin griser par le rythme des appels téléphoniques, du ballet des voitures, bleues, blanches, noires ou grises sur le parking goudronné qui luit timidement sous le soleil de l’hiver. Le jour passe comme un éclair. Ainsi que les jours suivants, alors que la même cérémonie l’attend tous les matins : le chauffeur trottine vers elle avec les dossiers sur le bras, et les lui tend avec son sourire d’acier, sans omettre de préciser, comme pour donner plus de légitimité à son geste, que cela vient du bureau voisin.
Mais pourquoi ce voisin ne lui remet-il pas les dossiers en main propre ? Voilà la question qu’elle ne cesse de se répéter et qui peu à peu jette une ombre sur l’admiration et la confiance qu’elle lui voue.
Un matin elle prend prétexte d’une adresse mal imprimée pour oser pénétrer dans son bureau. Ce jour-là Elise remarque aussi en jetant un coup d’œil vers le patio intérieur, qu’elle avait à peine remarqué jusque là que l’herbe commence à pousser d‘une manière qui lui paraît anormale et dangereuse, alors que quelques jours auparavant il y avait ce parfait gazon …

Elise tape doucement ; n’obtenant pas de réponse elle s’enhardit et donne un petit coup franc sur le bois de la porte qui la fait elle-même sursauter. Elle entend alors une espèce de râle profond et légèrement comique, comme un ronchonnement d’enfant en colère, et qui pourtant ressemble bien à une autorisation. Elle ouvre. Un petit homme au visage poupon, avec des joues légèrement gonflées et d’épaisses lunettes de myope est assis sur un tabouret de fer ; sa tête reste tournée vers la baie vitrée d’où pénètre cette puissante lumière de midi ; il est chauve et sans poils, la chemise ouverte et une fleur exotique pend en avant de son oreille droite ; amusée par cette arrivée intempestive il tourne vivement sur son tabouret comme le ferait un enfant sur un tourniquet, puis s’arrête en direction d’Elise qui est restée à l’entrée de la pièce, interdite. « Ah ! vous êtes Elise, je suis content de vous rencontrer car figurez-vous que je m’apprête à partir. Si vous n’étiez pas venue aujourd’hui on ne se serait sans doute jamais rencontrés », et l’homme part d’un rire nerveux qui secoue son petit corps grassouillet, un corps de bébé pense Elise, qui n’a dit mot. Elle n’a pas eu le temps de réaliser que cet homme qu’elle découvre à peine et qui fait s’évanouir l’image d’un voisin au visage sombre, aux épaules étroites, sérieux, va en effet partir. Elle ne s’est toujours pas remise de la première surprise. Puis elle marmonne intérieurement : pour combien de temps, et comment peut–il avoir tant de papiers, qu’est-ce qui va leur arriver ? Dans son grand bureau, tapissé de posters, gisent en effet à même le sol d’incroyables monceaux de dépliants, autocollants et dossiers. L’homme fait à nouveau un tour sur son tabouret en lâchant « Mais qu’est ce qui vous amène donc ? » avant de la fixer de plus belle de ses grands yeux de bébé. Elise lui montre alors l’enveloppe défaillante, en pointant un doigt anxieux vers les lettres manquantes, ce qui fait bien rire le monsieur. Mais ce n’est pas du tout grave je crois bien que cette succursale n’existe plus. Attendez je vais vérifier et le petit homme se met à fouiller, cela semble un jeu pour lui, dans un monceau de dossier d’où glissent dans un insupportable fracas des blocs entiers de feuilles, puis cessant de fouiller « oh ! Peine perdue cette succursale ne doit plus exister » et comme pour donner plus de poids à cette affirmation intempestive qui étonne et angoisse Elise il arrache l’enveloppe de ses mains et la déchire nerveusement en fronçant les sourcils. Puis souriant à nouveau en direction d’Elise : "voilà c’est fait vous pouvez recommencer votre travail", il secoue la main d’Elise restée étrangement immobile, avant de rajouter en guise d’adieu : "Nous comptons sur vous, beaucoup de choses reposent sur vos épaules, sachez-le !" Puis se remet à tourner sur le tabouret de fer en suivant du regard un des posters où Elise a cru voir un archipel d’îles.
Elise est sortie en catimini, la peur au ventre. Et ces herbes hautes du patio qui semblaient profiter, tout comme le petit homme, de la lumière de midi, cela aussi lui fait peur. Une peur sauvage qui ne la quitte plus ; ce sourire, cet aspect détendu du personnage qui a brisé son rêve, et qui va disparaître, bébé noyé sous les papiers, sous les vagues, comme c’est étrange et malvenu ; et pourtant comme il semble inoffensif !
Et puis elle repense à sa dernière phrase « nous comptons sur vous car beaucoup de choses reposent sur vos épaules… » Cela lui fait l’effet d’un ordre ultime, décisif, testamentaire, qu’elle se répète inlassablement pour se reprendre ; alors, elle se tend, cambre, et continue de remplir avec une énergie à nouveau croissante les colonnes et à cacheter les enveloppes. Car cela est beaucoup de responsabilités. Et elle a continué ainsi son travail jusqu’à une heure tardive les piles étant particulièrement hautes ce jour-là.

Cette entrevue était si rapide, si étrange, improbable qu’elle se demande si elle a bien eu lieu, si elle ne s’est pas trompée de porte, à cause de l’épuisement. Ou peut-être y a-t-il un autre voisin maintenant, plus proche de l’image qu’elle s’en faisait à l’origine et qui n’a pas encore vraiment disparu de son esprit. Voilà ce qui remue dans sa tête les jours suivants, tandis qu’elle se sent toujours plus en syntonie avec le reste du service qui, bien qu’il ne lui demande rien, doit compter sur sa présence pour fonctionner correctement. Elise reste attachée au souvenir de cette dernière rencontre avec un responsable comme une grande énigme dont la résolution sera décisive pour le restant de sa mission qui peut s’avérer très longue. Elle a remarqué que la porte du bureau laisse toujours filtrer, le soir venue, une forte lumière de néon, ce qui la conforte dans son espoir. De plus on entend de grands bruits de dossiers qui s’écroulent et des râles. Pas de doute il y a bien quelqu’un. Elise se dit que c’est une deuxième chance, qu’elle peut effacer cette déconvenue, et un soir elle ose.
En sortant de son bureau elle voit que l’herbe a encore poussé dans le patio, elle aperçoit de généreuses touffes d’orties et même des pissenlits éclairés par les lampes extérieures qui s’allument automatiquement à six heures du soir. Ils semblent presque profiter, vu cette manière effrénée qu’ils ont de se développer, des lumières artificielles.
La porte est ouverte, mais elle ne voit personne, des dossiers traînent encore par terre et un poster, ce poster autour duquel le regard du petit homme semblait parfois graviter alors même qu’il tournait sur son tabouret de fer, est resté seul accroché au mur blanc. C’est bien un archipel d’îles, minuscules, couvertes d’arbres mous, très verts, aux feuillages lascifs fusillés par les rayons du soleil. Sur les îles, comme dans le bureau, aucune présence humaine, et un silence indéchiffrable qui l’émeut. Avec une sorte de tristesse dans le regard Elise s’apprêtait à sortir de ce bureau mourant quand elle s’est retrouvée nez à nez avec la femme de ménage qui traîne derrière un grand carton vide.

"Bonsoir" lui dit la dame avant de rajouter dans un râle « C’est qu’il y en des dossiers à jeter dans ce bureau !. Ils partent comme ça un beau matin, sans même dire au revoir et puis nous on doit s’occuper de tout ce qui reste » voilà ce qu’elle dit la femme de ménage qui semble encore plus tassée ce jour-là….
— Il est parti où ? Se hasarde Elise ? Qui connaît sans doute la réponse mais espère autre chose.

— Les îles les îles, vous savez bien qu’ils vont tous sur les îles, ils disent ça en tout cas, et je les crois bien car lorsqu’ils reviennent, s’ils reviennent, ils sont toujours bronzés… Espérons que celui-là revienne à nouveau un jour, voilà ce que je dis moi" et la femme de ménage se remet à remplir son carton…
Elise se rapproche de la table où est restée une photo dans son cadre dorée : c’est le petit homme en compagnie de ses enfants et de sa femme. Il porte un collier de fleurs et regarde la mer bleue, lointaine, les corps des enfants sont souples et bronzés, et le visage long et fluide de la femme, au sourire si naturel, ne semble pas connaître l’effort, la peine, la crispation. Ils sont vraiment dans un autre monde, passés sur l’autre rive ; cela en est presque glaçant.
Elise sent pour la première une espèce de brutal relâchement monter en elle ; comme un désir de s’allonger quelque part et regarder le monde onduler, se laisser porter par des vagues chaudes, aussi chaudes que le sommeil qui pourtant ne devrait pas exister, car alors on se relâche trop et cela est presque dangereux. On ne sait plus où on va.
Elle n’aime pas cette pensée, ce désir qu’elle n’a jamais eu jusque là, mais voilà il est rentré en elle, sans doute à cause d’eux, des disparus, qui l’ont un à un abandonnée là. Elle aurait aimé qu’ils l’épaulent, au moins du regard, cils incurvées de la dame, et yeux noirs et précis du chef trop tôt parti ; non pas qu’elle ait besoin de regards bienveillants, non, seulement de regards de personnes qui lui indiquent une direction, qui existent, qui lui montrent qu’ils sont bien là.
Et puis le relâchement cesse à nouveau parce que la femme de ménage a dit quelque chose d’étrange, non pas étrange en soi mais parce que cela fait exactement écho à la dernière phrase du petit homme au visage poupon. Elle a dit comme en aparté, tandis qu’elle balaie nerveusement un coin de la pièce où se sont accumulés rognures et emballages de bonbon : : « ah ça oui, beaucoup de choses reposent sur nos épaules ». C’est la phrase testamentaire qui sonne comme un rappel.
Alors Elise s’est reprise. Le lendemain elle est retournée dans le bureau d’angle où le chauffeur a continué à lui apporter les piles de dossier. Le ballet des voitures a perduré un temps sur le parking, et chaque fois qu’elle a emprunté les corridors, essentiellement pour rentrer et sortir, ainsi que pour observer silencieusement la flore du patio, des silhouettes d’hommes et de femmes l’ont frôlée, ou fait des semblants de signe auxquels elle n’a osé répondre franchement, soulignant par leur éloignement la spectaculaire perspective de cette enfilade de bureaux dont chacun au soir apporte son quotient de lumière à la semi-pénombre du couloir. L’angoisse d’être abandonnée s’est transformée en un sentiment de responsabilité qui la tient rivée à l’écran. Tant et si bien qu’elle a parfois une folle impression, celle que le service entier, et même le bâtiment avec ses poutres de fer, son plâtre, ses vitrages, son patio où commence à grouiller toute une faune, repose sur ses épaules. Ses épaules à elle, blanches et tendues, et puis sans doute aussi à celles du chauffeur et de la femme de ménage qui répond au joli nom de Rosalie. Et elle a redoublé d’effort.
Les voitures se sont faites plus rares, certaines qui ne bougeaient plus beaucoup ont pétaradé un soir avec une nervosité inhabituelle qui semblait traduire une farouche volonté de fuir à jamais ce lieu mourant, et elle ne les a ensuite plus revues. De même que dans les couloirs les silhouettes manifestées n’ont plus été que des exceptions, comme s’il s’agissait d’égarés, de spectres errant sur les décombres de leur ancienne vie. Par contre les sonneries de téléphone ne se sont pas arrêtées ainsi que les ronronnements des fax, et les bureaux sont bien illuminés jusque tard très le soir, c’est-à-dire jusqu’à l’heure où elle quitte, de plus en plus tard son poste de travail. Même le gardien vient plus rarement et semble contrarié chaque fois qu’Elise lui lance un rapide « au revoir ».

Alors, un soir, Elise a arrêté de remplir les colonnes et cacheter les lettres, elle a voulu en avoir le cœur net. Elle a commencé par ouvrir le bureau de son voisin, puis le bureau suivant et ainsi de suite, parcourant en peu de temps tout le périmètre du bâtiment soit environ quatre fois que multiplient cent mètres, et elle n’a vu que du vide, de ça de là quelques dossiers ouverts et puis des écrans encore allumés avec des colonnes de chiffres, des courbes ; et les vomissements des fax continuaient. Tout en désordre, figé, absent…
Dans le patio elle entendu pour la première fois croasser des grenouilles autour du jet ; voilà que des feuilles de lierres avait même commencé par pénétrer dans le couloir au travers d’invisibles interstices, de failles qui lui font tout à coup apparaître le bâtiment moins solide qu’il n’y parait.

Alors elle a demandé à François, lui qui travaillait ici depuis toujours si cela était normal.
Il a répondu, avec une sorte de grimace, que cela était bien déjà arrivé mais qu’ils ne s’étaient jamais absentés en aussi grand nombre ; oui souvent ils partaient comme ça, sans que l’on sache pourquoi, sur un coup de sang, mais ils revenaient ou bout d’un ou deux mois, reposés et plus sereins, mais cette fois non, il se passait quelque chose de spécial. Ils avaient l’air déterminé à ne plus revenir ; jamais ils ne les avait vu si désinvoltes et muets. Mais heureusement elle était restée et donc rien n’était définitivement perdu. "Si vous partez tout va s’effondrer a plaisanté le chauffeur, car vous êtes comme une pierre d’angle ! Oui une pierre d’angle ; oh, oh oh ! » » La femme de ménage s’était rapprochée du chauffeur insensiblement, surgie du patio où elle venait d’arracher quelques orties « oui beaucoup de choses reposent sur nos épaules » reprirent-ils en choeur. Tous deux regardèrent avec bienveillance s’en aller Elise, qui ne les vit pas s’enlacer alors qu’elle franchissait la guérite désertée.

Et puis Elise est tombée malade à cause du printemps, deux bonnes semaines de maladie, d’errance, de sommeil ; elle s’est sentie en fait définitivement faiblir le jour où le chauffeur a oublié de lui apporter les piles de dossiers, par distraction. Il était trop occupé à aider la femme de ménage à arracher les mauvaises herbes qui à l’approche du printemps se déchaînaient dans le patio ; alors elle a senti un poids terrible qui partait, et de l’abandon ; elle a fait quelques pas en tremblant en direction de la porte, puis du patio où François batifolait, comme si elle voulait échapper au vide, appeler à l’aide ; une charge, cette charge qui la maintenait ancrée sur terre, soudée au bâtiment, avait disparu et plus rien désormais n’aimantait son corps à part peut être la jungle du patio, oui cette jungle qu’elle sentait tout entière et qui était comme une île au sein du bâtiment ; alors elle s’est évanouie on l’a ramenée, molle et inerte, chez elle.
Jamais elle n’avait autant dormi. Il lui semblait flotter, être à la dérive comme si elle partait elle-même vers les îles, qu’elle voyait, innombrables, avec leur folle végétation, leurs plages au sable brûlant, l’infini des vagues. Tout était silencieux, mystérieux, unique.
Puis elle a entendu les petits bruits de la rue, insignifiants, cruels, ce remuement qui l’angoisse à nouveau, à cause de ce qu’elle n’y participe pas. Et elle veut le fuir. Elle pense tout à coup qu’on doit l’attendre quelque part dans le bâtiment, que cela n’est pas possible autrement, qu’il doit y avoir de la vie, en dehors de cette pièce où elle dort depuis trop longtemps. Elle guérit en fait au moment où elle fut presque convaincue que le bâtiment s’était sans doute remis à nouveau à bruisser, que certains ayant du regret, étaient revenus des îles pour le printemps, quand il fait meilleur par ici ; avec eux Claude peut-être. Et puis ce sommeil avait duré une éternité, de quoi laisser au monde le temps de se remettre en place.
Presque confiante, elle reprit le chemin de la périphérie et du bâtiment qu’elle avait connu si rutilant et accueillant au temps de la présence des chefs. Et elle pense aux immenses piles de feuilles qui doivent l’attendre sur le bureau surchargé.

Quand elle s’est approchée elle n’a pu en croire ses yeux. Une aile entière du bâtiment s’était écroulée, et courait du lierre sur les gravats, quant à la façade elle était parcourue de grandes lézardes qui la faisait ressembler à un puzzle ; et puis là elle pouvait voir directement à l’intérieur, comme dans un ventre ouvert on peut voir des entrailles encore chaudes, car les baies vitrées elles-mêmes avaient explosé, projetant des bris de verre à des centaines de mètres à la ronde ; quant à la guérite du gardien elle s’était tout simplement désagrégée, formant désormais une fine poussière de verre. Elle a pénétré dans le dernier couloir praticable et y a croisé la femme de ménage occupée à déblayer les gravats. « De la mauvaise construction ! A ça oui et depuis que vous êtes partie cela s’est drôlement dégradé ; il faut croire que tout cela tenait un peu grâce à vous car moi et François on était sans importance dans tout ça ; tant de gens sont passés depuis qu’on travaille ici. Moi et mon mari on s’affaire pour sauver les meubles mais il semble qu’il n’y ait rien à faire, dès qu’on veut réparer quelque chose cela se met à craquer encore plus… Et on ne sait plus ce qu’il faut faire, vu que les chefs ne se sont pas manifestés. Mais heureusement vous êtes là vous rajoute la femme de ménage, c’est qu’on s’inquiétait à ne plus vous voir. En tous cas votre pièce n’a pas été touchée, un miracle ! »
Elise s’est précipitée vers le bureau pour s’assurer d’une dernier chose, que la pile était bien là. Et la pile, plutôt le tas est là, immense, avec les enveloppes qui montent jusqu’au plafond, « mais ça l’ordinateur ne marchera jamais, pour sûr ! » et en effet l’ordinateur ne marche plus car la femme de ménage l’a utilisé pour boucher un trou dans le mur, au moment des pluies. Il faisait étrange dans toute cette pièce, la seule conservée, où il n’y avait plus rien à faire.
Alors elle est sortie du bureau et s’est promenée un moment dans le patio, parmi les grenouilles qui croâssent, les lézards qui fouettent les herbes de leur queue en méandres, et les fourmis qui grimpent sur ses chaussures, ses mollets et parfois la piquent sans qu’elle réagisse, et bizarrement dans tout cela il n’y eut plus d’angoisse. Pour la première fois de sa vie elle s’est même sentie détendue, ses muscles se sont décrispés peu à peu et le monde extérieur, cette jungle de visages, de routes et d’immeubes, les nuages grassouillets, la perspective du soleil, lui sont apparus tout à coup comme accueillants et compréhensifs.
Il lui semblait qu’en voulant s’accrocher coûte que coûte à cette organisation, ce bâtiment, elle n’avait fait qu’en accélérer la perte. Il aurait sans doute mieux valu se laisser davantage aller, peut être se promener avec un air de désinvolture dans les couloirs le soir et papoter avec les autres, tous ces gens auxquels elle n’avait pas osé s’adresser par peur de manquer de sérieux. Alors le bâtiment aurait mieux résisté lui qui se nourrissait de flou, d’absences et d’approximation, de chuchotements et frôlements, de coups de téléphone et de bruits de fax. Tout cela avait disparu, parce que cela n’existait pas vraiment, et il ne lui restait plus que l’air, le ciel, la végétation du patio, et les deux qui étaient là depuis toujours, et qui ne risquaient pas de disparaître. La disparition du bâtiment rendait comme à nouveau lisible et déchiffrable, aimable même ce monde qui venait de naître à ses yeux, un monde dans lequel elle se sentait projetée par la force d’une déflagration qui finalement devait être naturelle.

Etrangement elle est presque heureuse d’être restée là avec ces deux qui forment un couple uni, complice – tout enlacés ils la regardent se promener dans le patio puis revenir pensivement vers eux - , tandis que tous les autres s’en sont allés sur les îles qui lui semblent aussi lointaines que la mort. Et elle a envie de les remercier, de les embrasser même, pour la seule, pour l’unique raison, qu’ils existent vraiment.

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