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Lilith et son amant français (3) 

jeudi 17 novembre 2011, par Mariana Naydova

Ma boîte de réception est pleine à ras bord d’horoscopes d’amour, de synastries pour deux, de longs transits, et de transits courts, de carrés et conjonctions. Voici encore Fernand au cœur déchiré. Il habite près de mon Mars. Nous nous écrivons à propos de champignons et de comment sa femme, Anne, serait redevenue raisonnable, qu’elle vit une période de crise, que les enfants ont vidé sa fontaine, que son corps menace sa propre dévastation, qu’elle ne voulait qu’être vivante.

Fernand, les femmes sont des créations simples. Seulement, si elles se sentent désirables, elles se rendent heureuses. Tu ne montres pas à Anne ton désir pour elle, as-tu oublié comment le faire ? Tu lui montres ton attachement, mais personne ne s’en préoccupe de ton attachement, Fernand, si la femme ne sent pas entre ses jambes la confession d’amour d’un homme obsédé par son corps ! N’as-tu jamais été obsédé ? Eh bien, tu le seras ! Tu auras ce désir d’emplir son corps de toi, mais Anne s’ouvrira pour tous, mais jamais pour toi ! Lilith.

Aujourd’hui un astrologue russe a enfin vu mon ciel. Il m’écrivait, fasciné. Mais comment cela est-il possible que moi, qui ne connait pas du tout l’astronomie, je ressente aussi bien le choral céleste ? Il me faisait des compliments. C’était presque une amitié amoureuse entre nous. Je l’ai questionné au sujet d’Adam. L’astrologue était catégorique. Adam ne m’aimait pas. Il avait eu Eve pour cela. Quand même il était un homme bien. Donc, je devais en chercher un autre, car Adam n’était pas mon homme à moi. Le plus rassurant dans tout cela c’était que, entre Eve et lui ce n’était pas terrible. J’ai vu finalement certaines conjonctions de nos Pluton respectifs. Avec l’astrologue le sexe semblait être rudement bon, et je le lui ai dit. Sa douce âme slave en a été choquée.
J’ai encore une lettre d’un Héphaïstos français. Il prendra l’avion pour venir me chercher en Bulgarie, pour que je sois Vénus pour lui. Les Français, dit-il, sont les meilleurs amants. Donc, j’apprécierais son charisme, son charme, et il lui semblait impossible qu’il ne me plaise pas. J’en ai marre. Les tarés sont toujours pour moi ! Mais la lettre de Mars c’était mon régal.

Lilith, ma journée quotidienne commence très tôt, tu sais, dès six heure du matin. Un moment pour me préparer, je saute dans ma voiture et je me rends au studio. Un petit café et je plonge dans mon travail. Je lève rarement le nez de mes peintures jusqu’à midi. Pause déjeuner. Puis travail à nouveau. En fin de journée, je retourne chez moi. Un peu de ménage, de repassage, parfois je réponds au courrier, puis je prépare le dîner. Et souvent je continue mon travail, ou bien, je lis ou regarde la télé. Rien d’exaltant, pas de passion, pas d’amour. Je comprends de moins en moins les femmes. Et elles me font de plus en plus peur avec leurs humeurs changeantes, leurs exigences. Je rêve d’une femme qui serait douce, pas du tout capricieuse, assez terne ; qui soit belle comme un tableau de Botticelli ; je la regarderais le soir à la veillée et cela contenterait mon esprit. Elle parlerait de choses sans intérêt et je lui repondrais de même. Pourquoi les être humains veulent-ils idéaliser les relations hommes-femmes ? Nous sommes destinés à vivre ensemble pour nous reproduire et lorsque ce moment est passé, la coexistence n’a plus trop de raison d’être. Voilà ma philosophie de ce matin. Demain, j’aurais peu-être une autre theorie radicalement differente. Mars.

Mars, est-ce que vous êtes sincère ? J’ai peut-être la même théorie que vous, mais pourquoi je pense que vous jouez avec moi ? Lilith.


Fernand s’est écarté de la forêt, et a rebroussé chemin d’une façon inattendue. Chien sautait sur les petites taupinières, dispersées dans l’herbe, comme les oreillers du petit peuple de la forêt. Elles avaient l’air parfaitement uniforme et la terre meuble respirait posément. "Le monde existe” — a-t-il pensé, et il a regardé vers le bas. De certains sentiers se répandait une odeur de fumée. Lilith lui avait écrit que l’on allumait des feux par des feuilles mortes au printemps, quelque part en Bulgarie. Maintenant, Fernand a ressenti les bienfaits de la fumée qui a séduit son esprit en le rendant plus léger et comme purifié. Dans les petites villes, brûler les feuilles mortes a été interdit, mais il était évident que dans certains cas on le faisait quand même. Il a couru le long d’une descente en pente douce, et s’est arrêté au pied du grand arbre, carbonisé par la foudre. Personne ne l’avait coupé. L’arbre était poli, lisse et propre, paraissait laqué, tout noir, comme si il était exposé au Musée des tempêtes. Fernand estimait que le monde était totalement relié, que quelque part, l’impossible se croisait avec Lilith et qu’elle pouvait l’envoyer à la sainte guerre. Fernand portait la Sainte croix sur sa poitrine, et Lilith et sa femme Anne se sont mêlées dans son esprit avec la femme qui a ouvert la porte en pin. Elle leur ressemblait.


— Ah, c’est vous ? Je pensais que vous étiez déjà parti. A ce moment de la journée, je m’ennuie alors j’allume le barbecue. Je me repose comme cela. Voulez-vous vous réchauffer ? Je m’appelle Ana Maria, cela ne fait pas très français comme prénom, je sais.
Fernand lui a semblé un bon prénom. Elle-même avait du sang italien. Mais son prénom la gênait, et elle a préféré Marie.

— On dirait que j’étais faite pour me nommer Marie. Cela me convient mieux, c’est plus synonyme de douceur, plus docile que ce prénom théâtral : Ana Maria. Je n’ai jamais appris à vivre loin de ma maison. Si je ne m’étais pas mariée avec Pierre, j’aurais probablement connu un jour la destinée attachée à mon vrai prénom.
Pendant plus de quinze ans, elle a été mariée à un médecin. Il était mort subitement, pendant son voyage au congrès de médecine, où il ne s’était pas rendu seul, bien entendu ! Marie n’aimait pas parler de cela. Son mari, Pierre, avait eu des problèmes cardiaques. Il lui avait laissé assez d’argent pour vivre, sans qu’elle soit obligée de quitter sa maison, sauf pour des raisons nécessaires, et bien sûr, elle avait pris soin du chien.

— Vous ne me semblez pas triste ni endeuillée, comment faites-vous ?

— Fernand n’en croit pas ses oreilles de s’entendre débiter de telles sottises.

— Eh bien, je ne suis pas triste, ou accablée de douleur, endeuillée ou quoi que ce soit d’autre ! Quel mot d’ailleurs, endeuillée ! Personne ne l’utilise plus ! Seriez-vous poète par hasard ? Ce n’est pas du tout difficile de ne pas être comme vous dites ! — Elle rit comme si la chose la plus joyeuse du monde c’était d’être une jeune femme dans la quarantaine, la veuve d’un médecin qui aimait de temps à autre courir les jupons. Marie invite Fernand à entrer. Elle est souriante, et semble tout comprendre. Chien regarde d’un regard amoureux la bergère allemande qui boit, liée à une chaîne.

La cour de Marie semble abandonnée, elle est dallée, et entre les dalles a poussé de l’herbe. Les arbres sont un peu sauvages. Marie vit seule. Personne ne tond l’herbe. Fernand a une pensée lascive dans la tête, celle d’un pubis rasé. Il sourit, sent comment le désir remue paresseusement en lui. Peut-être va-t-il se jeter sur Marie ? Il est effrayé par ses pensées, mais sa verge raidit. Fernand tousse et se penche pour nouer ses chaussures. Il soupire, soulagé, un peu apeuré par cet afflux de testostérone. Il y a un arbre près de la porte du garage. La haie de Marie pleure pour être taillée, et le désir de Fernand s’évapore aussi rapidement qu’il est venu. Le barbecue a été allumé et la fumée se répand au fond de la cour, à proximité de l’appentis.

— Vous pouvez entrer dans la maison, et vous laver dans la salle de bains. Moi, je vais prendre soin de votre chien. Passez par le garage, c’est plus facile par l’escalier, en haut et puis tout droit.
Fernand se déplace comme dans un rêve. Cette femme, Marie, doit être folle pour le laisser aller dans sa maison, comme ça. Les marches sont étroites, en bois sombre. Il sent l’odeur de la cuisine, de l’air confiné. Une odeur de l’étranger. Mais cette femme si tranquillement le regarde. Elle est complètement détendue. Il y a deux lavabos dans la salle de bains mais une seule brosse à dents. Sa femme, Anne, déteste quand Fernand boit de l’eau du robinet. Maintenant, Fernand se penche au-dessus du lavabo, sa gorge se réjouit, appréciant les jets froids qui coulent et débordent de sa bouche. Ensuite, d’un air penaud il cherche une serviette et essuie soigneusement le robinet. Anne déteste les traces de pâte sur le nickel. Le nickel, c’est pour briller. Anne supprime la présence de Fernand. C’était la guerre. Elle avait commencé il y avait longtemps.

— Ne bois pas directement à la bouteille — crie Anne. — Je n’aime pas regarder ta gorge quand tu engloutis la bière. Tu es si gourmand ! Il y a des verres dans cette maison, hein ! Tu fumes, et ta bouche est encore pleine de nourriture, puis tu lèches tes lèvres. C’est dégoûtant, tu sais, cette façon qu’ont tes doigts de tenir une cigarette, alors, ne fume pas ! Tu as dû être fait dans un mauvais moule, non ? Celui qui a remué ta boue aura été paresseux et n’aura pas souhaité te refaire, alors il t’a versé dans le moule à moitié fini. Donc, te voilà maintenant, surgi dans ma vie ! Et dire que je t’ai permis de répandre ta semence en moi ! Mes enfants ! Pauvre de moi ! Dieu !

Fernand laisse les champignons sur le comptoir de la cuisine et sort dans la cour. Chien se précipite vers lui.

— J’ai laissé les champignons dans la cuisine. Nous, avec Chien, nous en trouverons d’autres. C’est le calme ici. Vous êtes tellement gentille, et vous n’avez pas peur de moi.
Marie le regarde avec curiosité. Elle lui dit qu’il sent la peur.

— Vous avez l’air horrifié. Même votre chien semble apeuré.
Que l’on se tutoie. C’est Marie qui le propose. Elle lisse ses cheveux comme si elle pensait qu’ils ne semblaient pas beaux. Elle le fait sans coquetterie aucune, de la même manière quand elle est seule et que personne ne la regarde.
Une voiture passe dans la rue, diminue sa vitesse devant la clôture de Marie, et ensuite s’éloigne. Un coup de klaxon se fait entendre, puis le silence.

— C’était le voisin. Il vit dans la deuxième maison après la mienne. Il est gentil, et parfois tond ma pelouse.
Fernand l’imagine avec la tondeuse.

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