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Notes sur Rome Deguergue 

dimanche 8 janvier 2006, par Michèle Duclos

Les étrangers seraient-ils les meilleurs chantres de l’Aquitaine ? Après Hölderlin qu’enchantaient les coteaux ensoleillés de « la belle Garonne », Rome Deguergue, de père français et de mère allemande italienne, a passé les sept premières années de son enfance en pays de langue et de culture allemande avant de suivre ses parents sur la rive droite de la Garonne. A dix-neuf ans, elle repart courir le monde et n’en revient que deux décennies plus tard. Et c’est sur cette rive du fleuve qu’elle choisit de « poser ses valises » et de célébrer dans notre langue, par ses poèmes et ses récits, le Fleuve et le Bassin, la Dune et la Côte atlantique, qu’elle a longuement arpentés sac au dos, pardon, « Rucksack ». Son français riche et joyeux est émaillé de mots étrangers qui traduisent les différents états créoles de la condition humaine, éprouvés dans ses pérégrinations.

Les éditions Schena (Fasano, Brindisi), qui publient alternativement en italien et en français, ont sorti en succession rapide au printemps 2004 quatre ouvrages du poète Rome Deguergue : un volume de récits et nouvelles, Exils de Soie, deux volumes de poèmes comportant respectivement deux et trois recueils, Accents de Garonne, Visages de plein vent, et Mémoire en blocs pour le premier, Vapeurs fugitives et Carmina pour le second ; enfin un volume d’entretiens avec, et sur, l‘universitaire et poète bilingue Giovanni Dotoli, qui a lui-même préfacé les deux volumes de poèmes de Rome Deguergue pré-cités. . Le premier volume est illustré par de magnifiques photographies de Patrice Yan Le Flohic et le second l’est avec éclat par l’artiste plasticienne Dominique Médard.
A la fin de cette même année ce sont les excellentes petites éditions Le Poémier de Plein Vent, de Bergerac, qui proposent un assez long poème composé de très courtes strophes irrégulières de courts vers libres, Ex-Ode du Jardin, toujours illustré, éclairé par le même photographe.
Cette arrivée brillante et multiple sur la scène littéraire francophone est d’autant plus remarquable que Rome Deguergue est germanophone par sa mère allemande italienne et n’a vécu en France, son pays paternel, qu’à partir de sa septième année. En effet, expatriée de la Sarre, elle désapprend la langue allemande au profit du français et quitte l’hexagone dix ans plus tard, pour pérégriner de part le monde ! Grande voyageuse qui a parcouru les pays arabophones et de langue anglaise avant de s’installer sur les rives de la Garonne, elle doit paradoxalement à son origine et à sa vie polyglotte l’amour de notre langue dans ses subtilités étymologiques et jusqu’en ses dialectes régionaux, en même temps que de cette partie de la France où elle a, selon son expression, finalement « posé ses valises ».
Autre caractéristique non ordinaire de son inspiration, la polyphonie thématique et stylistique, qui va d’un quotidien individuel multiple dans Vapeurs fugitives à des ambitions non-personnelles et tragiques dans Carmina, mais qui avec Accents de Garonne et Visages de plein vent traduit un appel de la terre élémentale, de l’eau, du vent, qui, conjugué avec l’histoire passée et présente de la région, célèbre « la belle Garonne » chère au cœur de Hölderlin, le Bassin d’Arcachon avec sa Dune du Pyla, et plus douloureusement les blockhaus légués par la seconde guerre mondiale au rivage aquitain.
Accents de Garonne descend le cours historique du fleuve depuis le Garuna des Romains et du proconsul des Gaules Marsala et avant eux peut-être du dieu Garon, puis évoque les invasions wisigothes, jusqu’aux derniers embellissements - tellement attendus - de la Rive droite de Bordeaux à La Bastide. C’est un fleuve bien vivant, avec les accidents de sa topographie, les Iles, le mascaret, mur automnal annuel... et toute sa toponymie de petites villes en amont et en aval du Port de la Lune... des localités aux noms familiers et mystérieux à la fois qui enracinent sa vie de fleuve dans le concret de la terre et créent une connivence avec les lecteurs.
« Je te veux, Garonne !/ Je veux défier tes tourbillons/...Je te poursuivrai jusqu’à ton embouchure/ où tu perds ton nom »... (p.50)

VOLS (p.16)
A la saison rousse je veux revoir le passage des vols d’alouettes de grives
les canards les bécasses au premier givre
& les vanneaux en janvier
quand les forsythias se seront embrasés dans une tonne je me loverai
dans une attente de tourterelles d’oies cendrées

Dans un paysage de rêve fragile
dérive la gabare pauvre fantôme piqué de falaises
avec son infaillible instinct
remonte-t-elle encore le temps de la marée ?

Blaye Bourg défilent les collines de Lormont où déjà se dessinent
le pourpre le jaune des peupliers d’argent et des chênes
où jeune homme Friedrich saluait la ‘belle Garonne’
où enfant je torturais l’informe terre glaise
c’était avant avant d’aller à Tübingen

Les oiseaux de mer accompagnent les remous de l’étrave
les vagues éclatent sur mes flancs
je suis gabare je suis vaisseau
les bruits de la rivière se font plus graves

Ferme les yeux hume ces anciennes odeurs
d’argile de rhum de fougère & de raisin
à Bassens reconnais les effluves de maïs de soja
l’odeur tenace des bois tropicaux
d’Afrique de l’ouest du Togo
imagine les voix des chants noirs

Ecoute le peuf-peuf du petit caboteur
chargé de vin de bois des Landes
tandis qu’un pilote avec le flot
remonte le bois de Finlande.

Le deuxième recueil du volume, Visages de plein vent, sous-titré « Du lit de Garonne aux crêtes de la dune du Pyla Bassin d’Arcachon - Aquitaine » dessine la côte mais est surtout le lieu d’une méditation sur l’immensité océanique ; le poète interroge le sens de l’existence et la pertinence de la langue - « En ‘contact’ vertical avec le sable/ Le mot sable n’aide pas à le toucher ». Interrogations métaphysiques aussi : « - Je crois-/ Je ne crois pas/ Je crois croire-/ Je ne crois plus// - Que dois-je croire enfin ? » (p.57)
« Connu - reconnu - inconnu / libéré du connu / recréer la sensation de l’étonnement / LA DUNE / regardée observée maintes fois gravie / libère encore de l’inconnu » (p.68).
Réflexion aussi sur les drames de l’Histoire immédiate : « A un fil se balance - la grosse pomme -/ Tandis que les jumelles font trois petits tours & puis / S’en vont mordre la poussière » (p.57).
La Côte elle aussi est lourde de souvenirs historiques douloureux, aujourd’hui à demi enfouis dans les mémoires comme les blockhaus dans le sable : tel est le message de la troisième partie, Mémoire en blocs.

AU BOUT DU BOUT AU BOUT DU CAP (p.85)

quelques bulles du rêve de conquête témoignent encore ici du mur de
l’Atlantique
ce mirage de béton aux arêtes sans poisson
aux recoins visités par l’ombre & l’inutile poison
n’en finit pas d’exposer impudique son ventre comiquement tragique

hier encore au bout du bout au bout du Cap
des Aryens casqués bottés au parler guttural
foulaient le sable jaune de la pointe du Cap
aujourd’hui les mastodontes couchés sur le flanc râlent

les marées d’équinoxe fouettent les énormes corps
les vents de nordé claquent sur d’immenses charniers
déchiquetés démantelés ils offrent la ferraille de leurs os morts
rongés par le sel de l’océan supplique dirigée vers un ciel muet.

Le deuxième volume de poèmes, Vapeurs fugitives et Carmina, s’écarte sans la quitter de l’Aquitaine par une thématique de destins humains liés à une actualité planétaire :

BUG
(p.40)

De la nuit du désespoir
d’une fin de siècle cyclonique
veule et bâtarde
je conserve un goût amer

mer de boue
eaux tourmentées de Garonne
sorties de leur lit pour noyer le mien

tourbillonnantes criminelles rafales
frappent et volent les grands anneaux du temps

les barreaux sombres des Landes et du Médoc
choient l’ombre croît
la peur s’installe

le progrès détricote ses bienfaits
maille après maille s’en vont les ans

bougie au pied d’argile vacille
au-delà des maux
l’homme apprivoise la magie du feu

et en dehors des mots
saisit le cri vengeur du langage de la nature

La seconde partie du volume se réclame à la fois de Carmina Burana de Carl Orff et de « Léo Ferré dans Le mal-aimé » et se présente comme « une sorte d’Epopée, d’Odyssée, de chemin initiatique à rebours, d’anti-quête de spiritualité, de recherche d’une autre humanité. L’ ‘action’ peut se situer, aussi bien au temps de la première croisade du 11e siècle que durant la 2nde guerre mondiale du 20e siècle (mêmes pogroms) ou encore s’appliquer, en ce début du 21e siècle, à la guerre déclarée ‘contre les forces du mal’ de ‘nouveaux croisés’. »
Nous suivons « la route sinueuse du moine Simon » en de courts versets où le chœur alterne avec le récitant :

7. CAREME (p.90)

CHŒUR

jour et nuit
repentance

nuit et jour
dieu est amour

RECITANT

amour me fit verser mille pleurs
pour cette jeune fille en tunique rouge

jamais ne la reverrai
ni ses yeux ni sa bouche

mon bateau vole
mon cœur balance

poisson maigre
et sel dans mes veines

CHŒUR

noire pénitence

Après chaque recueil des didascalies précisent les intentions du poète. Il en va de même pour Ex-Ode du Jardin, dont les intentions sont pourtant explicites, même si le poète a su en dégager de tout réductionnisme trop personnel, entre autres par la forme infinitive des verbes qui l’expriment, le contenu lyrique : joie et tristesse de retrouver le jardin familial, presque ancestral, tout « illuné » - terme magnifique - et silencieusement bruissant de souvenirs après la « boue de l’égarement », avec ses « graines pérégrines » - ici aussi une expression magnifique qui résume à elle seule tous les contraires dont est tissée une existence, espace clos du jardin, d’une vie, et espaces ouverts du voyage et de la méditation, fuite du temps et présence foisonnante de plantes, de fruits, d’animaux qui rampent ou volent ... Impermanence mais fécond retour du même résumés dans ce « jardin chaosmique ». Tentative d’une totalité réconciliée aussi entre

La - voix du père
Le - chant de la mère ...

& si dans ce lieu le temps
n’était pas qu’une épreuve

aller vers l’essentiel :

l’impermanence faite jardin

P.-S.

Publié dans Le journal des Poètes 2006/1

Germanophone d’origine, Rome enfant déchiffrait amusée, par-dessus l’épaule de son grand-père allemand, les textes en gothique de Hölderlin, Goethe, Novalis, de l’Ancien Testament... : Über allen Gipfeln / Ist Ruh..., et s’imaginait le cosmos comme un immense terrain de jeux.
Après avoir pérégriné durant deux décennies en Europe, en Arabie, en Iran, aux USA, Rome Deguergue a depuis quelques années regagné l’Aquitaine de son adolescence, afin de se consacrer à l’écriture, en langue française et à la traduction.
Elle participe et a participé à différentes revues et ouvrages collectifs (la Part des Anges Editions, Isis, Taches d’Encre, Cahiers de Poèmes (GFEN), Encres Vives, en France, à l’Atelier du héron de Belgique, Il giardino delle muse, Bari, Italie...), et est affiliée à l’Institut International de Géopoétique. Participe à différentes rencontres sur la francophonie, francophilie.

Principales publications

Marmara, poésie, Encres Vives, Colomiers, 2003.

Accents de Garonne
, poésie-1er prix ARDUA 2002 de Bordeaux, prix Marisa Borrini de Bergerac, 2004, suivis de

Mémoire en Blocs, Visages de plein vent
, Schena editore, Fasano, Italie, 2004.

Carmina, Vapeurs Fugitives, poésie, Schena editore, Fasano, Italie, 2004.

Ex-Ode du Jardin
, poème, au Poémier de Plein vent, Bergerac, 2004.

EX-ODES du JARDIN, variations & autres collages d’intemporalité
. Inédit.

NABEL
, roman, l’Harmattan, 2005. Prix ARDUA, - recherche de création littéraire -.

Exils de soie,
nouvelles, Schena editore, Fasano, 2003.

Plis & Replis de mémoire poétique
, entretien avec le poète et professeur Dotoli, coll. Poesia e racconto, Schena editore, Fasano, 2004.

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