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Pérelle, mon fiancé des lettres 

dimanche 19 juillet 2009, par Chloé Hunzinger

Le soir, des fois, je parle à mes morts. J’en ai trois, des morts.
Michel est mon préféré, celui avec qui je cause le mieux. J’allume une bougie, je fixe sa flamme érigée, et je lui dis : "Montre-moi le chemin qui ne mène nul part".
Michel, c’était mon fiancé. Mon fiancé par lettres.
J’avais préféré, d’emblée, le prévenir. Le rencontrer ? JAMAIS.
Et, en effet, nous ne nous sommes jamais rencontrés.
J’ai toujours refusé, résisté - (je sais que j’ai bien fait).

On s’est vouvoyé la première lettre. On s’est tutoyé, la seconde.

Après, on s’est écrit souvent. Beaucoup de petits mots et quelques longues pages - avec toujours, ici et là, des fautes d’orthographe bien en vue, histoire de s’amuser à tout se permettre, histoire d’oser malmener notre langue. On avait vite posé nos règles, et tout d’abord celle de ne jamais montrer nos lettres à personne. Je soupçonnais Michel d’aimer les "contrats" (par exemple : "une lettre par jour") que nous passions pour le seul délice qu’il trouvait à les contrarier...

Aujourd’hui, elle est là, sous mes yeux, notre joyeuse, ludique, délurée et batailleuse correspondance. Une partie épinglée sur le bois de mes bibliothèques (Ses petits mots. Comme par exemple : "Alors tu vis seule. C’est pas vrai puisque nous nous écrivons. Ou si c’est vrai, moi aussi je vis seul. Tu vois bien que ce n’est pas vrai"). L’autre, cachée dans une chemise brune avec dessus une étiquette blanche "Michel - 95" qui se trouve dans une pochette à élastiques, qui elle même se trouve dans un carton d’endives tout au fond d’un gros coffre ancien.

Michel attachait de l’importance aux mots que nous nous échangions. Au début, il craignait que je ne les brûle - au fur et à mesure : "Il est 18 heures et la poste à côté ferme. Aussi je ne garde pas de double de tout ce que je t’écris, je compte sur toi pour ne pas te laisser tenter par les flammes de ta cheminée. Mon coeur te garde, garde ces mots que je t’écris. Oh ! Pourquoi ? Dis Chloé pourquoi ?"

Michel m’écrivait sur tout ce qui lui tombait sous la main : cartes de visite de "Michel Desmotreux" (je n’ai jamais su quel était son vrai nom, je veux dire, son nom noté sur les registres de l’Etat civil...), cartons de vernissage du Musée Picasso, bout de papier griffonné de notes de rendez-vous, cartes avec des textes de Platon... Il affectionnait tout particulièrement les papiers à en-tête - j’en possède une jolie collection, de l’Université de Paris VIII, institut polytechnique de philosophie route de la Tourelle (en double exemplaire) à L’Officiel de la couture et de la mode de Paris, 262 rue du Faubourg Saint-Honoré...

Ce qui était bien, c’est que non seulement il y avait un mot dans l’enveloppe, mais en plus il y avait des poèmes écrits sur l’intérieur de l’enveloppe, et des P.S. écrits sur l’extérieur de l’enveloppe aussi...

On avait un rituel. C’était de se préciser la marque, le prix de nos stylos. Il utilisait un "stylo Straedler liquide point 415 pp, très agréable, environ 15 F". (précisé au dos d’une enveloppe)

Il avait aussi un stylo - avec lequel il écrivait mal - que lui avaient donné "deux petites (20 ans) étudiantes en philosophie de la Sorbonne". Quand il écrivait mal, il se justifiait toujours, genre : "Ecrit avec un stylo dégueulasse" ou genre : "J’écris avec ce stylo dégueulasse parce que ton frère, à chaque fois que je le vois, me les pique, mes stylos". Et quand en revanche il écrivait joliment, il notait : "Tu vois c’est plus clair : Stabilo Stylbal 199 fine 0,5 (8,40F)". Autour des stylos, il lui arrivait de partir sur des interrogations métaphysiques : "Je change de crayon bille, ça écrit mal, pourquoi les crayons écrivent ? Verlaine a écrit "Sagesse" avec une allumette trempée, tripotée dans du noir (en prison)".

Il m’envoyait des photos. J’en ai trois : celle d’un pâtre grec (il savait comme ce pays-là comptait dans mon coeur) et deux de lui à des époques différentes... Il m’en réclamait, aussi. Et sur tous les tons : "J’attends quand même une photo de toi, Erbée bleue, ma chérie, mon amour". Le plus souvent, à l’impératif : "Envoie-moi une photo de toi nue". C’était sa grande affaire, ça, l’histoire de la photo nue. Il y revenait souvent. Je refusais. Il insistait : "Photo nue, amoureuse... Figure de style... On n’est pas au 19e siècle où on s’aimait par courrier !" Pour finir, dans un de ses derniers P.S., par : "Si tu veux, envoie-moi une photo de toi normale en pied. Moi aussi, je suis curieux comme une femme. Vive toi !"

Il m’envoyait des étiquettes et des adresses. Il y en a une qui m’a fait gamberger, d’adresse. Celle d’un certain Nicolas, à Strasbourg. Des mois plus tard, j’ai su : "Nicolas, c’était juste pour t’intriguer, je connais la curiosité des femmes. C’est l’enseigne d’un marchand de vin à côté de chez moi qui m’a montré la liste des dépositaires où j’ai lu, rue des Orfèvres Strasbourg."

Des dessins, aussi. Par exemple une esquisse d’un monstre m-bête mi-homme avec pour tout commentaire : "Toi, quand tu m’engueules, du lion !" C’est vrai qu’on s’engueulait. Fréquemment. Ca pimentait. Quand je lui donnais une peine d’une semaine de silence, après je ne sais quel incident, il m’envoyait un petit mot : "J’étais inquiet. Sans doute avais-je prévu que tu te fâches. J’attends et vite une lettre de toi".

Et puis, il a réussi à mettre la main sur mon numéro de téléphone.

Le soir, quand je rentrais tard après des spectacles et des bistrots, combien de fois n’ai-je pas vu clignoter en vert fluo sur mon répondeur : 88.

C’était Michel qui, lui aussi, de son côté, avait cherché à tenir tête à la nuit.

Je me souviens de celui qu’il a laissé, juste avant de se laisser glisser sous une voiture. Il disait : "C’est Michel. Je suis triste et j’essuie mes larmes. Je suis triste parce que je ne suis pas vraiment amoureux de toi. La seule chose que je te reproche, c’est de ne pas être assez philosophe, et de ne pas être capable de t’endormir avec René Descartes. J’ai peur que, toi là-bas à Strasbourg, tu sois une petite fille, et maigre comme ton frère ici à Paris. Je voudrais que tu sois épaisse, énorme, philosophe. Excuse-moi de te dire ça".

Dans nos lettres, on se parlait de nos musiques, celles qu’on écoutait seul. Il aimait ça, la musique, Michel. Il aimait que je lui en parle : "C’est bien que tu me dises la musique que tu écoutes le matin en buvant de la bière avec (grignotant de tes petites quenottes bien blanches) un morceau de fromage - rires... Ecrivant ce texte à toi adressé et rien qu’à toi, ce qu’autrefois on appelait une lettre et que les méchantes amantes brûlaient pour n’en garder, qu’elles, le souvenir, j’écoute sur mon excellente chaîne anglo-japono-française (c’est bien un truc de mec que de bander pour du "matériel") CHET de Chet Baker. D’ailleurs ce n’est pas l’heure, ça s’écoute la nuit (le soir) en buvant du champagne, et même en dansant (collé-serré of course) un slow avant d’ouvrir le canapé-lit. Remarque que si j’écoute de la musique ça m’est indispensable. J’habite au bord du bois, c’est le printemps, le ciel est bleu, le soleil chauffe mon bureau et (la fenêtre ouverte) ces salauperies d’oiseaux font un bruit infernal".

Il m’envoyait des C.D. : "Chet" de Chet Baker ou "Pop pop" de Rickie Lee Jones..."J’espère que le Popo-pop de Rickie, très (trop) "concept" te plait. Que tu peux sans dommage l’écouter dans ton antre zen. Si c’est le cas, je t’en enverrai d’autres (ne te formalise pas, ils (les compacts) ne me coûtent rien)".

Un matin, je pouvais par exemple recevoir, tapé à la machine sur un beau papier blanc très épais (très sage, pour Michel - et donc signifiant son importance) un

"Conseil à une jeune femme adorable pour passer la journée en musique".

Au réveil, il me proposait "Blue Delight" de Sun Ra, durée 11 : 10 ("humour, énergie, un ami, un meneur d’hommes, un génie du peuple noir").

L’après-midi : "Body and soul" par John Coltrane, version Live at seattle, durée 21 : 03 ("le plus grand musicien et - grange - du 20è siècle : j’ai pleuré à sa mort assis par terre au Lido - musique - des Champs Elysées")

Le soir : "Der Abschied, 6è mouvement du Chant de la Terre" de Gustave Mahler, version Kathleen Ferrier, durée 28 : 20 ("émotion maximum, ah l’oubli des derniers ervig avant le cancer qui l’emporta Kate").

Il signait : "Kisses, ton Michel" et rajoutait au bas de la page : "Tout est en compact et très cher comme il se doit pour des chefs d’oeuvre".

Il m’écrivait, aussi : "J’aimerais danser avec toi (contre toi) "Glad I met Clo" de Chet Baker au bord d’un lac au crépuscule. On le fera un jour !"

Il me racontait les enterrements. Je crois qu’il aimait aussi ça, les enterrements. En 1995, il y a eu la mort d’André Laude : "Ses cendres au Vert-Galant dans la Seine avec des fleurs, des livres de ses poèmes ; des jeunes filles et des vieux cons comme moi étaient émus. Dommage que tu n’aies pu être là. Tiens, une faute de syntaxe comme André Laude aimait en faire pour forcer la langue des salauds". Ou encore, un autre jour : "J’ai été à la crémation d’André Laude. C’était (ce fut) très bien. On a jeté ses cendres au Vert-Galant."

Et en 1996, il y a eu la mort de François Mitterrand. C’est lui, Michel, qui me l’a annoncée, un lundi matin à l’aube. Il pleurait, au téléphone, en me répétant : "François est mort, François est mort" - et je n’y comprenais rien. C’est en ouvrant le journal deux heures plus tard que j’ai compris.

On s’amusait, bien sûr. On s’amusait au jeu de la séduction. Notre jeu de séduction était simple. Je lui disais qu’avec moi, c’était pas la peine d’essayer, que tout entre nous se passerait par lettres, uniquement par lettres. Et c’était vrai que le soir, dans mon lit, je faisais de drôles de prières. Je pensais : Surtout, mon dieu, faites que jamais Michel ne rencontre Chloé, ni que Chloé jamais ne rencontre Michel...

A l’époque, j’en faisais courir un certain nombre, des hommes. J’étais couverte de messages sur le répondeur, de coups de fil, de fleurs, de présents, de lettres, de ceci et cela... ça n’arrêtait plus. C’était mon jeu de folle, un jeu très sérieux.

Lui, Michel, avait la chance d’être épargné. Je ne sais pas comment, il était devenu le héros (EROS) principal de ma saga personnelle, de mes contes sublimés... Je transportais mon éros à l’Olympe. Et je lui disais : Surtout ne bouge pas de là, Michel ! La guimauve, le mielleux, le sirop sucré, les mains et les lèvres farfouilleuses, ça suffisait comme ça. Pas lui, pas lui.

Je lui disais : c’est l’estime ou le plaisir, au choix. S’il avait choisi le plaisir, ç’aurait été tout vu : fichu, illico. Et ç’aurait été dommage, quand même, parce qu’on faisait bien la paire de scribouilleurs, lui et moi.

Et puis, je le savais. Lui face à moi, on se serait bouffé le nez au bout de trois minutes : je lui aurais filé une tape dès la première main aux fesses (et même une simple caresse sur le bras : il n’y avait pas plus sauvage que cette folle-là à qui il écrivait) et du coup, il m’aurait envoyé son poing dans le ventre, et alors je lui aurais fait une prise de judo et là, hop, sous les yeux de mon frère et de sa fille, on aurait été lui et moi à terre, knock out je crois qu’on peut dire comme ça, avec du sang, des bleus, de la morve, de la bave, pas beaux du tout à voir... Ah, là là ! Comme je voyais tout ça ! IMPOSSIBLE !

Il consentait (à contre coeur) à cet apparent caprice : "Chère herbelette. Donc c’est comme ça que je t’appellerai, comme Maurice Sève appelait Pernette du Guillet, Délie. Puisque tu m’es inaccessible et qu’il me faut te charmer, il m’importe de cette précaution, réservant Chloé à mon imaginaire".

Il me répondait des trucs comme : "Donc, O.K., je t’estime et très profondément, c’est difficile par écrit mais aussi ça m’évite d’enfiler un préservatif".

Ou : "Non, je ne cherche pas à te séduire. Comme dit Dominique Aury, 87 ans, secrétaire de Jean Paulhan mort à la NRF, dans le Monde des livres d’hier - j’ai toujours pensé qu’il n’y avait que les femmes pour savoir parler d’amour, bien sûr aussi la part féminine des hommes -, "L’amour est fatal, ça n’a pas beaucoup de sens de se demander si on est aimé ou pas. Ca tombe juste ou pas"....

Il tentait quand même : "Hier, c’était formidable à la galerie, à Paris... pourquoi ne viens-tu pas m’embrasser ? gamine."

En guise d’apostrophe, Michel me susurrait de la plume des douceurs ("Ta lettre est délicieuse, tu es ravissante"), m’appelant par tous les noms imaginables : "A l’herbelette d’amour, la chérie de Strasbourg, la fille nue des Vosges, le trésor des sources, l’inventaire du ciel noir...". Parfois, il y allait carrément : "Ô ma chloé adorée, ma sarcelle sauvage, mon petit saumon dans la neige, ma fleur poétivore ! Comme tu le sais, tes petits mots impudiques (c’est là l’expression d’une bonne santé littéraire) me ravissent." Et aussi : "Alors, vilain canard, tendre femelle du colvert, as-tu pondu ?"

Un jour : "Tu veux un diminutif mieux qu’Herbette. O.K., Herbette c’est bien, c’est gentil, très français (populaire) et un poil vieillot. Ce qui compte c’est la prononciation. Quand tu es aux toilettes, au fond du jardin, et que je crie pour que tu viennes surveiller le feu, ça devient "bette...". Moi j’ai choisi erbée (herbe en italien). Au fond du jardin, tu entendras "bée...". C’est jolie non ? toi qui a été élevée avec des chèvres. Erbée Pérelle. Avoue que ça sonne bien ! En fait, c’est "bette..." qui fait chèvre ; "bée..." ça fait bouc, puissant, autoritaire, bouche bée ou ferme-la, "ce qu’on ne peut dire il faut le taire" (L. Wittgenstein), autori-taire, auteur i taire, écrire et la fermer..."

Il me saluait avec : "Le plus que pluriel de baisers à toi" ou "Délicatement je t’embrasse, je ne veux pas te voir rougir sans que tu l’aies décidé" ou "Je t’embrasse partout sans te connaître avec le reste de virilité qui me reste". Et il signait des trucs comme : "Ton michel à toi et pour toujours ! A jamais ne te vois-je ! Sur ton front un baiser !" ; comme : "Je t’embrasse partout, la suite suit, ton vieux Michel" ; comme : "Michel le shell qui t’aime Pérelle le père qui vole...En v’là du kitsch, en v’là... !

Il me provoquait - à sa façon : "Chérie, très ému par ta lettre et la chèvre angora. Je l’ai montrée hier rue St Antoine à deux jeunes étudiantes. Elles n’ont pas aimé la photo (je l’adore), ont tiqué sur la lettre, ont souri, me l’ont lue à haute voix, ont compris que tu m’aimes (moi je ne sais pas)..."

Et encore : "Je joue un peu aux courses en espérant gagner gros pour voyager avec toi où tu voudras. Je connais des coins perdus merveilleux en Crète, en Finlande, où tu m’apprendrais la nature, où je ne retiendrais que les palpitations de ton coeur et ça te fera rire car nous le ferons bientôt (forcément dirait Marguerite)".

J’aimais son insolence, son ironie cinglante : "Et si je parlais de toi... Ah ! Ah ! ça t’intéresse... Incidente, on se promenait dans le bois avec ma fille, on faisait du bateau sur le lac de la Porte jaune, bien sûr quand tu viendras me voir on ira, on se racontait, sobrement toutefois..." (et son récit se poursuivait...)

ou bien : "Alors comme ça mademoiselle est heureuse. Bravo ! J’attends une photo du petit (de ton chiard à venir), pas de toi bien sûr. Je suis ravi, vraiment, que tu fasses l’heureuse, petite herbelette adorée. Ton vieux Michel."

On se donnait des nouvelles de nos affaires de coeur :

"Bravo pour ton fiancé. Moi j’en ai deux (x ( 25-27 ans( x ). C’est presque trop vieux pour moi. Rires... ! L’une, emmanuelle, est vraiment jolie, elle fait les patrons de mode pour Dior et Lagerfeld et ressemble à Sophie Marceau, quoique elle soit un peu portée sur la gay pride. A mon âge (et pauvre) on ne peut pas tout avoir".

Il me parlait de sa fille dans ses lettres - beaucoup, beaucoup. C’était son grand amour, ça c’est sûr. "Tu crois que Freud / Lacan avait raison que le père n’est qu’un arbre, je le crois...aussi pour te faire plaisir, ma ’deuxième’ fille..." Et puis une autre fois : "Ensemble, toi, elle et moi on fera du bateau sur le lac de la Porte jaune et en Amérique, si on le peut. Je t’adore, sauf ma fille Claire, Chloé".

Quand il y avait un silence de quelques jours, il m’apostrophait :

"Alors comme ça on ne m’écrit plus. Ecris-moi, idiote ! J’y suis habitué, ça me manque"

On avait des "discussions littéraires", aussi.

C’était peut-être mes préférées (quoique).

Faut dire que Michel et moi, on s’était rencontré autour de ça, autour de l’écriture.

J’avais eu son adresse par mon frère, et je lui avais envoyé un lot de pages, des nouvelles, en lui demandant d’y poser son regard. Il m’avait vite répondu. Une réponse lapidaire : "Trop difficile pour toi. Toujours les jeunes écrivains veulent commencer par le plus difficile. Ce que je te propose"... et il enchaînait en remuant les chapitres, en bousculant les paragraphes. Il concluait : "Tel quel ! Regarde l’ensemble. Ca fonctionne ! Le seul problème pour une nouvelle de cette envergure, c’est d’élaguer un peu. C’est tout. Aussi une première et une dernière phrase. C’est seulement ça une belle nouvelle, une première et une dernière phrase. Envoie moi ta tentative. Si c’est bon, j’en corrigerai les (ph)autes d’orthographes...Aussiofoliste tes pages pour éviter les erreurs. Ex sur 20 pages : 1/20. 2/20. 2/20.etc"

Il me disait : "Prends la littérature au sérieux et n’écoute pas les (faux) menteurs : Tristan Tzara and C°. Ceux qui les écoutèrent s’en repentirent (Raymond Queneau et la petite gallimarderie frileuse). Vole de tes propres ailes et regarde les grands oiseaux que tu fascines avant que lassés d’un long voyage, ils ne te mangent comme ça, pour rien, histoire de déchirer une demoiselle, rapportant, déglutissant dans un nid vide où nos oiseaux-terre s’étaient envolés avant qu’on ne revienne les nourrir".

Il me disait aussi "La subjectivité, c’est bien, après l’écriture mallarméenne de cette fin du 20e siècle, il est temps de dire à nouveau "je"é de regénérer la littérature..."

Et aussi : "Que la notion de charme est l’idée centrale de la littérature. C’est tout à fait ça. Avec la spécificité des femmes qui savent écrire (très peu). C’est tout. Duras a raison. C’est moi la littérature. C’est elle. Remarque que je m’en fous de la littérature, je suis poète".

Et puis : "Je vais chercher un petit vin de muscat et puis je continue. C’est dur, c’est difficile pour moi d’écrire comme ça, parce que ça ne m’est pas naturel. Je suis un poète entre Verlaine et Mallarmé (l’instinct, l’intellect). Je n’ai pas le dégueulis (génial) de Victor Hugo. Je suis sobre et alcoolique. Sans doute plus sobre qu’alcoolique. Je suis Pérelle, le plus grand poète de ma génération avec, allez on donne des noms : post-moderne comme moi, Patricia Delhay (???). Comment veux-tu que je me rende compte ? Jules Laforgue, dommage qu’il soit mort..."

"Ici, chez ma vieille mère, on ne lit que Colette et Duras. Ici, chez les intellectuels, les grands, on aime la littérature. Moi Colette je déteste mais Duras c’est mon chéri. Je ne lis jamais de roman excepté Duras et Thomas Bernhard."

Je lui parlais de René Ehni ? Il me répondait du toc au toc un mot avec en gros au stabilo bleu :

"Pas si fou, (O.K. !) mais si bon poète que MOI".

Il me citait des pages et des pages tirées des Contemplations de Victor Hugo. Il avait même réussi à dénicher deux vers dans "A propos d’Horace" où apparaissait mon prénom : "Tu sais l’importance que j’attache aux prénoms".

Il me posait des énigmes :

"O ma petite fumée s’élevant sur tout vrai feu, nous sommes les contemporains et le nuage de ceux qui nous aiment", avec en note : "Trouve qui a écrit ça et tu as droit à un bon point (ou un deuxième bisou, choisis !). Aide : il est né en 1907 et il a fait de la résistance dans le midi".

Moi, quand je lui choisissais des bouts de phrases, il trouvait toujours de qui c’était. Toujours : "Hésitation 2 secondes pour reconnaître René. Deux lignes plus loin Cap. A ... mais j’avais déjà trouvé. Toi aussi d’ailleurs, car ce que tu donnes ta langue au chat (donc dans ma bouche) est la fin d’un poème pas très connu de lui "Destination de nos lointains". Je te l’envoie par prochain courrier avec mon Enjambée bleue".

Il me donnait des nouvelles sur le salon du livre : "Comme d’habitude, depuis que c’est Porte de Versailles, ça sent l’agriculture. Les moquettes recrachent les bétaillères. L’odeur des porcs dans le velin d’Arche, tenace, irrémédiable".

Il critiquait le quotidien pour lequel j’écrivais : "Tiens, une remarque sur le papier journal qui emballait ton écorce. Sur six colonnes, il manque sérieusement de maquette. Les titres : trop gras, trop uniformes. Les chapos : ridicules sur la colonne directe avec ces trois puces : les faire sur la justif nécessaire au moins et puis les lettrines c’est pas fait pour les chiens. A s’inspirer du J.D.D. (Journal du Dimanche) qui sur 8 cols arrive sans difficulté à être VIVANT. C’est dommage que je n’aime plus (je n’ai jamais aimé "confidence") le journalisme, sinon je serais descendu à Strasbourg pour en discuter et puis en passant pour te voir. Mais vraiment il me faut un autre prétexte pour te rencontrer".

Très vite, il m’a envoyé son Enjambée bleue.

Puis toutes les modifications qu’il y faisait. Il me tenait au courant, presqu’au jour le jour, en notant : "Voici les dernières modifications de l’E.B." avec la liste tiret après tiret des suppressions, des ajouts, des modifications...

Ou : "Je vais aussi t’envoyer le manuscrit pour que tu voies, ô adorable mère, comment je progresse".

Ou : "Je teenvois sans faute les 40 poèmes "définitifs" de l’E.B. avant parution".

Ou encore "Ultime modif de l’Enjambée"...

Une fois : "Ne reprends pas tout de suite l’E.B. : l’ultime version (40 poèmes), je te l’envoie par le prochain courrier".

Il me disait : "J’ai 50 poèmes s pour l’E.B. Je veux Gallimard ou rien ou un petit éditeur au C.N.L."

Il râlait contre les éditeurs : "Plus personne ne s’intéresse à la poésie. Quel con, ce play-boy de Denis Roche ! Et pire ces petits profs de linguistique, Faye and C° et P.C. (parti communiste) new look ! Et pire ces directeurs de collection "marketing", au Seuil et partout (Fais-moi un roman...et on publie tes poèmes). Donc, "obligado, j’ai encore amélioré E.B. contre ma paresse naturelle. Comme si vous saviez lire... bande de cons (y compris toi et moi)."

Au téléphone, alors qu’il me lit un de ses poèmes : "Pas mal", je lui dis. Il me répond : "Tu n’allais pas dire que c’est de la merde. Tu sais à qui tu parles ? Tu vois, c’est ça qui est ennuyeux, quand on a du talent on le sait. Moi je suis trop orgueilleux". Michel, orgueilleux ? Non. Juste conscient de son talent.

Il m’a écrit deux poèmes.

Le premier :

"Les sapins ruissellent de lumière noire

La bière coule à flots

aussi à la blancheur de l’aube

les mains rougies des pépiniéristes (première version, c’était "infirmières")

un monde proche continue

d’une présence muette éteinte

pourquoi tu pleures (chloé)

dis pourquoi tu pleures

puisque le ciel est bleu"

Dans la première version, il y avait une dernière strophe :

"toutes les bonnes choses ont une fin

sauf les saucisses et tes poèmes qui en ont deux

me répondit chloé"

Le second :

(dit sur le répondeur de mon téléphone, une nuit)

"Herbelette s’endort sous sa couette de neige

l’hiver pour l’ellébore a fermé son manège

ah quand la reverrai-je parmi ses herbes folles

comment reconnaîtrai-je sa touffe caracole

dans le bleu de nos nuits furie elle était rousse

au printemps si je vis vert tendre sera mousse"

L’alcool ? Bon. De toute façon, on se sauve comme on peut. Chacun à sa manière. C’est pas moi qui irait y regarder à la loupe.

"J’aime beaucoup cette grève d’aujourd’hui, douce et qui empâte la bouche comme le "correct" Sainte-croix-du-mont que j’ai ramassé chez E.D. (un supermarché voisin) à 25F. Il faudrait quand même que tu te calmes à propos de cette histoire : alcoolique moi ? et ta foufoune... Il est vrai que quand je vais voir ton frère je suis, j’arrive, toujours à moitié bourré. Par protection, tu comprends je ne voudrais pas être déçu par la jeunesse, je préfère la voir me critiquant qu’angoissée sur mon sort. Je n’ai aucune solution pour leur permettre à tous du travail. Alors je fais le deuil, l’homme en deuil de leur avenir, pour déblayer la place, pour éclaircir le "chemin qui ne mène nul part", pour qu’ils disent : "Ah, tu vois, pap il boit parce qu’il a peur des ordinateurs, c’est normal il ne sait pas s’en servir, mais nous on sait, on est l’avenir". Quelque chose comme ça. Je vais me resservir une gorgée de bordelais... J’arrive... Ca y est."

"Allez, encore un verre de vin d’or et puis je vais aller manger chez ma mère. Jamais, tu sais, jamais, tiens j’écris comme toi, je n’écris spontanément comme je t’écris ici, comme ça, pour toi, toi, j’écris, tiens j’écris comme Duras, parce que j’ai appris à écrire, qu’il faut écrire pour pas cracher par terre, je continue son genre, son style poignant, communiste. T’es d’accord avec moi, camarade... on boit un verre..."

"Contrairement à ce qu’on dit, je ne bois pas tant que ça (du vin), en tout cas beaucoup moins depuis que tu m’écris et que je te réponds (ah là je flatte ton côté infirmière-assistante sociale). En temps de guerre, je me serais tiré une balle dans la jambe rien que pour me faire soigner (dorloter) par toi. Tu vois comme les hommes sont... Sauf si j’avais eu de hautes responsabilités dans le commandement, auquel cas j’aurais été impitoyable pour me venger de ne pouvoir le faire, l’amour avec toi."

Bien sûr, j’avais bondi sur le mot "infirmière". Alors, pour adoucir ma colère, il m’avait écrit un peu plus tard : "Quant à la métaphore infirmière, c’est uniquement parce que j’ai honte d’avoir dix-sept ans de plus que toi". Ca n’y changeait rien. Je savais bien qu’il avait raison.

Ce matin, je suis passée chez la fleuriste. La petite vendeuse maniait le sécateur, les ciseaux et l’agrafeuse. Elle emballait des bouquets ronds dans du papier de soie jaune et orange, qu’elle couvrait ensuite de cellophane puis garnissait de choux en bolduc.

Moi, tout en la regardant faire, je pensais au dernier message de Michel, laissé sur mon répondeur juste avant de se laisser glisser sous une voiture. Il disait : "C’est Michel. Je suis triste et j’essuie mes larmes. je suis triste parce que je ne suis pas vraiment amoureux de toi. La seule chose que je te reproche, c’est de ne pas être assez philosophe, et de ne pas être capable de t’endormir avec René Descartes. J’ai peur que, toi là-bas à Strasbourg, tu sois une petite fille, et maigre comme ton frère ici à Paris. je voudrais que tu sois épaisse, énorme, philosophe. Excuse-moi de te dire cela."

Il terminait par ses mots : "je suis content que tu fasses l’heureuse. Je t’offrirais bien des fleurs mais je ne veux pas te voir rougir sans que tu l’aies décidé. Vas donc seule t’en choisir." Mais, sur moi, je n’avais pas un rond pour acheter cette fleur fragile qui tient si bien, la rose du désert - l’Eustoma Russellianum.

Michel mon mort chéri, je l’entends qui me répète : "je ne reviendrai jamais", et je le vois qui ne peut s’empêcher de revenir, juste déjà pour me dire qu’il ne reviendra jamais.

P.-S.

Texte publié pour la première fois en 1997. Un extrait d’Enjambée bleue est publié par la revue.

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