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Portrait de Jean-Luc Nancy 

lundi 22 décembre 2008, par Jean-Clet Martin

Jean-Luc Nancy, j’en porte sur moi quelques souvenirs, comme on dirait d’un portrait en ce qu’un portrait, c’est bien quelque chose que l’on porte, emmène et qui se déplace par la vertu de ce port. Il se porte d’ailleurs tout en me portant avec lui, souvenir où je suis inclus non seulement à titre d’observateur mais en tant que figure de fond. Je me sens là, en même temps que lui qui se porte, qui se porte bien d’ailleurs, montrant un sourire et une main suspendue à un point qui passe de son cahier, très peu consulté, à un livre de Kant (qu’on devine puisqu’il ne l’a pas emporté aujourd’hui) et de là revient s’agiter en un dialogue avec son autre main.

C’était en 1980, fin novembre. Un air un peu frisquet déjà, avec un peu de brouillard, mais qui laissait voir néanmoins, depuis ma place assise, les tours environnant la Faculté des Lettres et sciences humaines, à Strasbourg. A côté de Jean-Luc Nancy, en train de parler de Kant, Lacoue-Labarthe, attentif à la finesse de son crayon, pouvait sourire d’un acquiescement qui s’adressait à la salle autant qu’à celui qui parle. Le calepin de Lacoue, comme on l’appelait alors, était chargé de petits dessins mais laissait deviner de loin une écriture dont la finesse supposait une loupe pour en déchiffrer le propos.

C’était un propos sans fond d’ailleurs, avec entre le brouillard du monde et la fumée des cigarettes quelque chose d’aussi difficile à cerner que le principe d’incertitude en physique quantique. On sombrait doucement, tous, dans l’incertain de ce qui se porte et se supporte sans prendre appui sur aucun support. On était posé là, mais le « là » ne se laissait pas du tout situer. Parce qu’il était question non pas de ce qui est là, mais de ce qui fait qu’une chose puisse se dire là. Et pour dire cet être comme le « là », il fallait, du front plissé de Jean-Luc Nancy, suivre le parcours de son index jusque dans le texte de Kant, quelque part entre les pages imaginaires de La critique de la raison pure qu’il apporterait la prochaine fois, c’est promis.

Je dis entre, parce que je vois bien encore, de retour chez moi, « la troisième antinomie » de la première Critique. Il y est question de la liberté, mais il m’était impensable de dire de quel côté on pouvait se reposer dans la certitude d’un lieu. Donc une espèce de vertige de la liberté comme fond, fond premier qui se dérobe en tant qu’il n’a pas de fond, ne se laisse pas dériver selon l’ordre de la connaissance ou dans les termes théoriques du jugement déterminant. Le fond est sans fond ! Fin du premier cours !!

Dehors le brouillard ne s’est pas encore levé. Il commence déjà à faire nuit. Petite pause dans un couloir pour discuter entre nous d’un fond qui ne peut avoir de fond, cause sans cause, à la primauté si obscure qu’on ne pouvait que rester indécis. Rien dans la poche, juste de quoi prendre un fond de café et de parler du « Satz vom Grund » de Heidegger avec quelqu’un qui, de mémoire, s’appelait Joseph, un costaud. Donc, on sort, indécis, dans l’indécidable et on en fume encore une dernière avant d’écouter une leçon : un mot au hasard donné à un étudiant pour poursuivre la seconde séance de cette double séance faite par deux profs dont l’un écoutait ce que l’autre avait également à lui dire.

C’était d’ailleurs mon tour, le premier désigné pour la leçon, et il m’appartenait de parler avec un minimum de préparation du « Livre » : Le Livre ! Un point c’est tout ! Je me suis évadé par Borges que je connais bien mieux aujourd’hui… Mais avec le sentiment d’être dans un autre fonds. Il me semble maintenant que cette façon de faire n’était pas sans rapport avec le cours où il était question de tirer tout de soi pour entendre ce qu’il en est de la liberté, du non savoir essentiel de la liberté. Et de Jean-Luc Nancy, il me reste bien un portrait en ce qu’il se portait tout seul, tirant de ses doigts propres ce qu’il avait à nous apprendre s’agissant d’un acte sans antécédence, purement impératif. De la liberté, comme causalité inconditionnée, il n’y a rien a entendre finalement : que des esquisses, des schèmes qui se portent selon une ressource que l’attention présente ne sait pas fixer mais que l’imagination peut anticiper comme depuis un temps sans temps, un temps sans orientation, un temps désorienté, mort. Risque de se tenir ainsi au bord et de s’y porter dans l’art de ce portrait qu’est la figure de Jean-Luc Nancy. Sur ce bord, on pouvait, un autre jour, passer vers une autre rive puisqu’il y avait, le mardi, un cours pour les secondes années, sur Freud et une forme de vertige similaire. Lacoue y était plus actif cette année là. Mais, pour bien être dans la tourmente, il fallait tout de même suivre les deux, de Kant passer à Sade…

Depuis ces deux rives, il me semble qu’avoir compris un cours de ce genre, cela ne tenait d’aucune explication. Seulement d’un visage, de quelques mimiques, de certains signes. Un sens qui provenait de tous les sens. Le schème de temps qui en constituait le choc -non pas l’ordre mais le cours !- ce schème, c’était le visage de Jean-Luc Nancy qui seul le rendait accessible. Une manière de rendre intelligible, faite avec la voix, beaucoup avec les mains, ou des mimiques. Et c’est seulement au travers de ce regard qu’on pouvait saisir le fond, cet « art caché » du schématisme retiré en un fondement où l’obscur n’est éclairé par aucune source préalable : rien que le rien, à la naissance d’un sourire. Aussi, relire chez soi un cours de Jean-Luc Nancy qu’on n’avait pas vu, entendu, perçu dans son regard, devenait par là même étrange et incompréhensible. Il y avait en cela comme un formidable port de soi qui se nomme encore liberté, une allure de liberté sur un gouffre.

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