La Revue des Ressources

Qui a peur des femmes de lettres ? 

lundi 16 août 2010, par Elisabeth Poulet

Parler, aujourd’hui, d’écriture féminine, est toujours problématique et sujet à polémique. L’écriture féminine est marginale et marginalisée. Elle a été et reste le lieu d’un conflit entre le profond désir d’écrire de la femme et une société qui manifeste à l’égard de ce désir soit un refus marqué, parfois même une franche hostilité, soit cette forme que l’on dira atténuée, et qui pourtant est bien pire, qu’est l’ironie ou la dépréciation systématique et complètement injustifiée. Il faut donc se garder d’établir une ségrégation entre écriture masculine et écriture féminine mais faut-il pour autant nier la spécificité de l’écriture féminine ?
Le désir féminin d’écrire est souvent jugé subversif, ou parfaitement inutile. Le rejet de la société à l’égard de la femme qui écrit peut aller jusqu’à la destruction des textes en passant par le refus de la transmission, sinon pourquoi Madame de Lafayette n’aurait-elle pas signé La Princesse de Clèves, ce drame de la parole toujours différée, parce que refusée à la femme  ? A notre époque, l’hostilité face à la femme qui se targue d’écrire prend une forme non moins abjecte qui consiste à lui attribuer une petite place, toujours en marge des écrits des hommes, toujours inférieure, voire à la reléguer dans une para-littérature. Certains lecteurs masculins avouent ne pas lire d’auteurs féminins, même s’ils admettent avec un petit sourire condescendant que « cela » existe, car ils n’ont pas le temps, préférant aller à l’essentiel !
Et pourtant, l’écriture des femmes a une réelle et belle existence. Elle est la marque d’une différence, reconnaissable à un certain accent. Plus la société empêchait les femmes d’affirmer leur identité, plus elles la revendiquaient dans leurs textes, c’est la raison essentielle pour laquelle les genres littéraires qui ont été les plus représentés dans la littérature féminine sont ceux qui permettent au « je » de s’exprimer, autrement dit le lieu de l’intime : poésie, lettre, journal, autobiographie et roman.
Les femmes ressentent la vie différemment, n’ont pas les mêmes aspirations que les hommes (même si l’époque moderne voit les mêmes désirs chez les deux sexes). Virginia Woolf, lorsqu’elle imagine les révolutions turques dans Orlando, ne s’attache pas du tout à l’aspect guerrier. Tout devient irréel et fantasmatique car l’important n’est pas dans ces affrontements militaires, mais dans la métamorphose qui s’accomplit chez le personnage et qui va lui permettre de retrouver son identité féminine. La littérature féminine est à la recherche d’une autre réalité, cette « ouate indéfinissable » qu’évoquait Virginia Woolf (Instants de vie). Dans cette recherche d’une autre réalité, parce qu’on les avait exclues (et certaines femmes le sont encore) de la grande scène du monde, les femmes ont excellé dans certains genres mais aussi dans des catégories esthétiques très marquées comme le merveilleux (le fantastique étant plutôt l’apanage masculin puisqu’il propose toujours au lecteur deux explications possibles : l’une rationnelle et l’autre irrationnelle) où réel et surnaturel vont de concert. Ecrire que les femmes se sont complu dans tel domaine plutôt que dans tel autre n’a bien entendu aucune valeur de généralité et ne signifie pas qu’elles y sont les seules maîtresses. L’auteur masculin qui apparaissait à Virginia Woolf comme l’objection fondamentale faite à l’écriture féminine, c’était Marcel Proust. En effet, bon nombre des caractéristiques que nous avons pu relever dans l’écriture féminine se retrouvent chez l’auteur de La Recherche. La lecture de l’écrivain français décourageait la romancière anglaise, tant elle avait le sentiment qu’il avait déjà écrit exactement ce qu’elle voulait dire.
Cependant, on remarque, par exemple, que l’enfance est cette « spacieuse cathédrale » (Virginia Woolf, Instants de vie) où les femmes, davantage que les auteurs masculins, aiment à revenir, peut-être parce qu’elles acceptent davantage l’irrationnel, qu’elles savent se pencher sur d’infimes détails, qu’elles ont la nostalgie d’un langage antérieur au langage, fait de sensations et d’images. Dans L’épouvante, l’émerveillement, Béatrice Beck tente une expérience limite : Paméla, de deux mois à treize ans, se raconte. Les mots que l’auteure prête à l’enfant composent un étonnant tableau enchanté et cruel de la découverte du monde, de la connaissance de l’autre, de l’apprentissage du langage, de la peur, du plaisir. L’auteure dresse ici un déroutant portrait de la féminité.
Si la femme est aussi le sujet de l’écriture, c’est parce que la femme qui écrit éprouve une fascination pour l’autre femme ; on retrouve toujours, dans les romans, à côté de l’héroïne, une amie, une sœur, une confidente qui lui sert de miroir. Tantôt elle exacerbera le narcissisme en étant très proche de l’héroïne, tantôt, dans sa radicale différence, elle permettra à l’autre de comprendre la femme qu’elle n’est pas, qu’elle souhaiterait (ou ne voudrait pas) devenir.
L’écriture féminine, c’est aussi celle du corps, enfin unifié et non plus morcelé comme dans les écrits masculins (les yeux, un sein, une chevelure, etc). La femme qui écrit parle de son corps comme elle le sent et non pas comme les autres le voient. Colette, s’affranchissant du regard vicieux de Willy, nous donne à voir Claudine différemment et La retraite sentimentale est à cet égard une nouvelle façon d’inscrire le corps féminin dans le texte. L’écriture féminine est une écriture du Dedans (Hélène Cixous, Dedans), de l’intérieur du corps, de l’intérieur de la maison. Nostalgie de la Mère et de la mer (Marguerite Duras, Virginia Woolf). L’écriture, chez les femmes qui écrivent, est souvent un moyen de ressusciter le corps mort de la mère. Tout d’abord parce que le récit revient toujours à elle (Un Barrage contre le Pacifique, L’Amant, La Promenade au phare) mais aussi parce que l’acte même d’écrire est un processus magique qui permet de faire surgir son propre visage au miroir de la morte. C’est pourquoi il faut défendre farouchement cette « chambre à soi » contre les agressions de l’extérieur, contre les hommes armés pour détruire, contre tous ces viols symboliques qui empêchent la femme d’écrire et de retrouver son identité au miroir de l’écriture.
Si l’écriture des femmes dérange, irrite ou ravit, c’est qu’elle est terre de transgression. En effet, comme le confiait Marguerite Duras à Xavière Gauthier, la femme « est beaucoup plus proche de la folie… Du moment qu’elle est beaucoup plus proche de toutes les transgressions » (Les Parleuses). Cette possibilité de la femme d’errer aux confins de la folie, c’est une véritable force, celle de Lol V. Stein qui erre dans la ville, cette femme qu’aucun homme ne veut réellement connaître parce qu’elle fait peur. Ecriture féminine, écriture du désir, du silence enfin entendu, que je vous invite à découvrir et redécouvrir dans cette sélection, parce que les écrits des femmes me passionnent et ne manqueront pas de vous fasciner…

Index des articles choisis

Du 16 au 22 août :

Marie NDiaye, une femme puissante

De l’Ovaire à l’Absolu, Journal de Catherine Pozzi (extraits)

Marguerite Duras, voyante et visionnaire

Les choses

Chinatown
Thuân ou le roman comme recherche

La femme hantée

Les tarentes, extrait du roman "A la rigueur"
Sous le soleil noir de Denitza Bantcheva

Du 23 au 29 août :

Le Fou visionnaire de Virginia Woolf

Anjana Appachana contre la concaténation des femmes

L’espoir de Margareth

Pendant qu’il te regarde tu es la Vierge Marie

Wendy Guerra, la mémoire cubaine

La convocation (extrait)
La convocation ou l’absurdité totalitaire (à propos du roman d’Herta Müller)

La fille dévastée (extraits)

2 Messages

  • Qui a peur des femmes de lettres ? 17 août 2010 10:42, par Frederika Fenollabbate

    J’aime beaucoup ce texte. "Qui a peur des femmes de lettres ?", c’est déjà excellent comme titre, la peur qui est pointée, oui elles font peur mais cette peur ne se déclare jamais franchement comme telle et prend des détours bien fâcheux.

    Au sujet du retour à la Mère, l’on pourrait peut-être avancer que cela ne concerne pas seulement les femmes qui écrivent, mais aussi les hommes dans le fond. Car la mère me paraît un aspect incontournable pour tout le monde, qu’elle soit absente ou présente, et plus encore pour ceux qui écrivent (les mots sont toujours d’abord du côté maternel). Comme les femmes, comme il est indiqué si bien dans cet article, sont plus davantage dans la (vraie) transgression, aux confins de la limite, elles n’ont pas peur de s’y confronter, de se lancer dans cette quête.

    Frederika Fenollabbate
    http://www.frederikafenollabbate.com

  • Qui a peur des femmes de lettres ? 16 septembre 2010 17:05, par une féministe sans affiliation codifiée

    Ayant appris à mon défaut car alors j’étais en charge de taches peu littéraires que cet édito avait été saisi en controverse montée en mayonnaise heureusement aussitôt retombée, dans des lieux de communication du suivi de la ligne éditoriale de la revue, je viens dire ici qu’étant cet édito l’expression de sa sensibilité propre, comme style et réflexion littéraire, il n’avait pas d’objet d’être combattu comme une vérité à démettre, sinon tout un pan de la plus haute oeuvre littéraire par des femmes notamment depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours et en France comme à l’étranger devrait être désertée, étant entre autre — certes pas seulement mais comment nier ce fonds — des oeuvres sexuées (ou asexuées), de la même façon que l’oeuvre d’auteurs masculins dans le registre de leur sexuation propre (ou neutralité asexuée, et encore sans parler des voix en littérature où un auteur masculin peut prendre la voix d’une femme (et inversement une femme clle d’un homme) en fiction comme en dramaturgie non sans indifférence, ou des littératures par des personnalités transgenres telle Rachilde écrivant Monsieur Vénus et néanmoins l’épouse de Valette directeur du Mercure de France, et éminente mère Ubu aux côtés de la voix de Jarry... et dont l’objet est aussi d’exprimer leur affect comme une sensibilité singulière à vocation du ’lecteur universel (ironie) des sociétés.

    Et cela n’est pas le problème de la mère, car nombre d’écrivains femmes de la littérature moderne et postmoderne se débattent parmi la question du cycle — voyez L’almanach des dames de Djuna Barnes même si elle a écrit Le bois de la nuit, et même si Mary Shelley put écrire Frankenstein dans l’axe qui satisfit le plus Lord Byron déclarant ne plus pouvoir mieux l’écrire — il devait y avoir trois versions différentes entre celle de Byron, du poète Shelley, et de son épouse, — quand au contraire pour combattre la réalité de la sensibilité littéraire attribuée aux femmes George Eliot dut adopter un pseudonyme d’homme pour écrire une littérature socialiste engagée, ou comme George Sand pour émerger du romantisme comme auteur et idéologue littéraire et non comme muse, et tout cela tend à confirmer ce qui est en filigrane de cet édito.

    Des sensibilités exprimant l’homosexualité et même les littératures combattantes de la négritude y trouvèrent leur universalité justement depuis leur singularité — ne revenons pas davantage ni sur Césaire ni sur la créolité chez Glissant tellement c’est évident — devraient devenir aussi bien des littératures prescrites (voir la façon dont Simone de Beauvoir adoptant le dispositif des classes pour l’attribuer à l’oppression des femmes inspira peut-être l’antitcolonialisme chez Fanon)... Prétendre statuer contre l’affect et la personnalité — non pas l’identité — en littérature au nom de la vérité universelle de la neutralité de l’oeuvre me paraîtrait un contresens avant-gardiste ou religieux — supposant une immanence de référence en croyance unique — aventureux, se trompant de corpus objectif par exemple de la littérature à la philosophie. Il y a ce qu’on veut dire, et ce qu’on dit dans sa sensibilité, à ne pas confondre avec l’engagement politique de Flora Tristan ni même d’Olympe de Gouges... mais surtout qu’il ne faille pas confondre la question de l’égalité du citoyen et des citoyennes — et des classes — et la parité, avec le statut inégal en littérature qui n’est pas un statut social par lui-même mais par l’institution de l’édition... Il y a donc aussi des littératures neutres écrites par des femmes. Bien évidemment. Au-delà on rentre dans les dogmes — en réalité toujours arbitraires malgré la stabilité qu’ils proposent — et alors je souhaite bien du plaisir à ceux qui s’adonnent à ce genre de discrimination para-sociale. Le monde est divers donc paradoxal. À rappeler que c’est en Angleterre où es clubs sexués sévissent traditionnellement que les suffragettes finirent par emporter dans leur sacrifice en jupons (non des jupons) le premier droit moderne de vote pour les femmes dans les démocraties électorales.

    Voilà, personnellement même si je ne m’identifiais pas davantage à propos de cet édito (car en général je ne m’identifie pas) — en dépit de mon hystérie qui pourrait aussi bien faire l’objet honni des accusateurs en ellipse — je le défends bec et ongles.

    Bien sûr qu’il y a toujours eu de la polémique en la matière — et la preuve du procès insultant qui lui a été fait, ce qui en réalité lui confère, bien au contraire, toute sa raison actuelle d’avoir été écrit ! La misogynie étant également partagée parmi les hommes et les femmes et la concurrence laissant parfois place à la jalousie ("j’aurais bien voulu l’écrire à sa place et j’aurais écrit le contraire" donc vous devez payer !— Et bien produisez votre propre vision qu’on en parle !)

    Bravo à Elisabeth d’être qui elle est et de faire avec loin de vouloir l’imposer comme une vérité scientifique mais comme un édito littéraire tout simplement, très à l’ordre du jour vu les réactions. Nous sommes toutes et tous dans son cas !

    Et salut en même temps à Carson McCullers et à Mireille Havet.

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