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Soamari des esprits ou la caverne 

Une aventure dans le sud malgache

dimanche 6 septembre 2009, par Serge Meitinger

In memoriam

Moïse Le Yaouanc

3 juin 2001

Je ne savais pas, quand, à Tuléar, l’on me proposa de visiter une grotte du côté d’Ankililoaka (où je n’avais pas idée, comme la plupart des gens, qu’il y en eût), à quelle étrange aventure je m’engageais. Celui qui se proposa pour nous guider était un dénommé Jean-Baptiste (ou plutôt Zan-Batist, pour mieux respecter la prononciation locale), gaillard trapu et plutôt bien bâti d’environ 30 ans, campagnard aux dents plaquées d’or qui était un tromba et un guérisseur fameux, assez récemment installé en ville ; il voulait nous montrer, près d’Ankililoaka donc, la grotte où il vaticine car l’un des esprits qui périodiquement le visitent s’appelle Mme Soamari et elle est la patronne de cette grotte. Mon vieux complice, Alizène, qui guide des touristes dans la région, comptait faire, éventuellement, de ce lieu un but d’excursion.

Roulant vers le nord à partir de Tuléar, nous fîmes étape pour la nuit dans le village d’Ankililoaka où, dès la veille de notre équipée qui aura lieu le dimanche de la Pentecôte, nous achetons (pour des offrandes ou des rites ?) du tabac à priser, du rhum rouge, des cigarettes, des bougies et des allumettes... Nous prîmes la route, ce matin-là, à cinq dans la 4X4 : Arnault (un jeune homme qui appartenait à la famille chez qui nous logions), Rija (notre jeune aide-chauffeur qui conduisit par moments), Zan-Batist, Alizène (qui conduisit le plus souvent) et moi et nous nous sommes dirigés, par une voie au sud d’Ankililoaka, vers ladite grotte en passant par Amboboka (nom formé à partir d’une onomatopée suggérant un vif bouillonnement), lieu de la résurgence d’où viennent les eaux qui arrosent si abondamment la région. Ce chemin fut choisi parce que l’autre, plus au nord, exigeait le passage à gué d’une rivière et qu’on le disait difficile. Traversée d’une vaste plaine fertile et bien irriguée, une généreuse campagne au large horizon, mais sur une piste à fondrières, impraticable quand il pleut sauf aux charrettes. L’“ œil de l’eau ” (masondrano), le point vivant de la résurgence, se situe en une sorte de piscine naturelle qui ouvre un écrin bleuté sous des banians à la belle envergure. Lieu étonnamment propre et calme, s’arrondissant sagement en asile, l’impression rare et gratifiante d’être à la source et de pouvoir s’y installer dans une vie pastorale et agreste au rythme des eaux et des saisons (mais c’est l’impression du passant parce que, justement, il passe...). L’on imagine mal, ou comme une profanation, des touristes pique-niquant ici, la 4X4 elle-même y apparaît aussi nécessaire que déplacée.

Puis nous piquons au nord-est vers le village de Zan-Batist, à travers une sorte de savane aux herbes démesurées ou usant de brefs passages dans une forêt épaisse, à peine taillés pour de petites charrettes. Après un cheminement sinueux et qui nous parut long, nous arrivâmes à un hameau quasi désert, composé de quelques cases de bois bien closes. Il était environ 9 h 30 et la chaleur commençait à se faire sentir. Il fallut faire ouvrir la case de Zan-Batist en allant quérir celui qui en tenait la clef. Dans la petite maison, devant nous, devant sa mère et quelques enfants curieux, Zan-Batist se mit à farfouiller dans plusieurs valises empilées et une petite malle pour en extirper les instruments nécessaires à sa prestation, dont le costume de Mme Soamari : perruque brune aux cheveux mi-longs et raides, longue jupe verte. Il plaça dans une valise plus petite les objets et ingrédients achetés la veille au village et quelques pièces de vêtements accompagnées de quelques verres. Après avoir soigneusement peigné la perruque, il la mit et enfila la jupe (pour le haut, il gardait son tricot de corps blanc dégageant de rondes épaules et moulant une poitrine bombée). Nous tournant le dos, il s’assit devant un miroir et un léger tremblement des épaules accompagné d’un bref cri rauque signala la première métamorphose. Se retournant, Mme Soamari, légèrement étonnée, se présenta et nous salua en zézayant un charmant “ Bon giorno ” (son italien n’alla pas plus loin !). Nous nous présentâmes à notre tour et elle nous expliqua sa présence en même temps que sa destinée. L’esprit de Mme Soamari Marianne (son nom est composé de soa, “ bon ” en malgache et de mari, finale à consonance italienne et chrétienne), victime d’un accident d’avion, fut renvoyé sur cette terre par le Créateur qui lui dit que son temps n’était pas encore venu. C’est ainsi qu’elle atterrit à Madagascar où elle dut s’acclimater et apprendre la langue afin de communiquer avec les esprits du cru et qu’elle vint habiter, par intermittences, le corps de Zan-Batist dès 1994. C’est elle qui va nous conduire jusqu’à la grotte dont elle est la maîtresse et patronne. Pendant notre visite l’on nous préparera un repas au village (nous pensions être de retour pour 14 h au plus tard). La mère de Zan-Batist lui annonce alors comme une importante nouvelle que la grand-mère de celui-ci vient de mourir. Confiant la petite valise contenant tous ses accessoires à l’un des garçons qui nous accompagnent, elle marche un certain temps devant la 4X4, un miroir rond à la main où elle semble lire le nom et le destin des gens qu’elle croise en chemin et auxquels elle adresse, d’une voix douce mais nette, quelques mots, plus ou moins oraculaires : l’on sent chez ces campagnards un respect mêlé de crainte, une réelle gravité alors que nos garçons, déjà urbanisés, rient sous cape. Puis elle monte en voiture, utilisant son miroir comme un téléphone portable afin de prévenir les gardiens de la grotte et d’y faire préparer notre arrivée, nous guidant jusqu’à un second village où nous prendrons avec nous un gardien pour notre véhicule. Elle fait en ce hameau bien plus peuplé et animé que le précédent, comme il se doit, une visite de condoléances, répandant quelques pleurs sonores sur le sort de la défunte chère à Zan-Batist.

Le chemin à faire en 4X4 jusqu’au point où il nous fallut commencer à marcher vers la grotte fut indescriptible : alternance de savane où la voie est à peine frayée parmi les herbages, de coulées en forêt où le véhicule force sa route, brutalement griffé et giflé par les branches et les épineux, et de moments où le sol rocailleux met la suspension à rude épreuve. Chaleur et soif, poussière et irritation des yeux et des muqueuses, cahots qui font baller têtes et membres, en quête d’assise et d’équilibre, les reins se creusent, les jambes s’arc-boutent, les mains se crispent et s’ankylosent sur les poignées disposées à cet effet. Il faut à chaque carrefour (et ils sont innombrables) s’enquérir du chemin et je doute fort que notre chauffeur lui-même dont la dextérité ne cessa de faire ses preuves pût de quelque manière s’y retrouver tout seul ! Cela semblait n’en plus finir et à l’arrivée même au “ parking ” de la grotte, un gros bloc de rocher qui roula sous la voiture mit à mal le pare-chocs arrière...

Il était déjà midi et nous n’étions pas au bout de nos peines. Nous commençâmes à regretter de n’avoir pris avec nous que quelques bananes et un peu d’eau. L’appréciation des durées et des distances restant très flottante, nous comprîmes que nous étions lancés dans une aventure qui serait plus longue que prévue. De surcroît Zan-Batist, quand il est ainsi en transe, possédé par un esprit, se dit insensible à la faim et à la soif autant qu’à la fatigue, libéré de tout besoin physique comme de pisser, et il ne pouvait plus nous aider. Nous prîmes tout de même résolument la direction de la caverne, située à encore 4 ou bien 8 kilomètres, traversant plusieurs plaines dont la première était plantée de baobabs, longeant, remontant et franchissant plusieurs lits de torrents à sec remplis de cailloux blancs qui roulaient sous nos pieds, fendant plusieurs pans de forêt plus ou moins denses, le tout sans sentier tracé, sans cesse désorientés, menés par une initiatrice fort diserte, évoquant ici et là les aménagements qu’elle ferait faire pour faciliter l’accès à son domaine par une piste carrossable, décrivant plantes et espèces végétales avec leurs vertus médicinales comme un guide patenté. À un confluent plus conséquent que les autres entre deux larges cours d’eau à sec, à un moment où le chemin se fit plus abrupt Mme Soamari nous annonça qu’elle nous quittait pour nous devancer à la grotte, laissant la place à une autre personnalité, plus jeune qu’elle et plus agile pour gravir les dernières pentes. Zan-Batist quitta la perruque et la jupe étroite pour revêtir une robe à volants (blancs, bleus et rouges), un peu trop serrée aux entournures et noua en turban un foulard sur son crâne nu, coco-rasé. Même tremblement d’épaules, même cri bref pour une métamorphose analogue : une jeune diéguienne s’adressa à nous en se présentant, nous apprendrons un peu plus tard qu’elle est la sœur aînée de Jaotsara, morte juste après son bac. Elle sert Mme Soamari devenue l’épouse de son frère, et nous fait reprendre la juste voie vers la grotte. Sur ce chemin qui semblait ne jamais vouloir aboutir, nos commentaires allaient bon train en marge du discours de nos cicérones femelles et portaient sur la nature et la qualité de la prestation. Nul d’entre nous ne croyait à la présence des esprits mais nous nous demandions si Zan-Batist, lui, y croyait, s’il s’était autosuggestionné au point d’être vraiment hors de lui ou s’il était, en acteur consommé, maître de son jeu. Nos deux garçons se moquaient presque ouvertement de son travestissement et de son inversion supposée, rappelant sans pitié le manège plus trivial des travestis prostitués qui opèrent à Antaninarenina, haut-lieu de Tananarive, inconnu de ce provincial. Alizène et moi admirions, par contre, la subtilité et la puissance de son subterfuge. Voilà un jeune homme qui pour être accepté aussi comme la femme qu’il se sent être dans le fond, par tout le village et par son propre père, s’invente un rôle extraordinaire qui a sa logique et sa force dans la mentalité magique qui est celle de son ethnie et la sienne. De plus il associe à ses pouvoirs de tromba des capacités de guérisseur, liées à une sûre connaissance des maux, des plantes et des remèdes et qui lui ont valu une vraie fortune en zébus (monnaie et principal gage de richesse dans la région), lesquels lui ont été, il y a peu, volés par des rivaux d’autres villages, jaloux et malveillants, le méprisant et le ravalant, eux, à ce qu’ils tiennent pour une faiblesse, une tare ou un vice (l’évolution des mentalités, où que l’on soit est loin d’être homogène et tous les degrés de conscience comme de croyance sont en fait simultanés ; de plus, le sens de l’intérêt traverse et distend partout les croyances). Cette mésaventure, déplaisante, expliquait son installation, encore récente, à Tuléar.

Nous arrivâmes enfin à ce qui nous fut présenté comme les portes du domaine : une tournure monumentale des falaises qui encadraient le lit du torrent que nous remontions. Puis ce fut le premier poste de garde, tenu par un esprit vigilant que nous saluâmes, juste avant de commencer à gravir un renflement de terrain plutôt arrondi. La jeune fille (c’est-à-dire, nous l’oubliions parfois, Zan-Batist) nous indiqua que nous étions déjà au-dessus de la grotte et elle nous en montra un peu plus loin les “ narines ”, deux gros trous réguliers s’ouvrant comme en un groin. Un peu plus haut encore l’entrée : large fente horizontale, bien plus longue que haute, offrant sans transition une impressionnante plongée sous terre en un monde sans couleur, sans reflet et sans écho, terne et poudreux, où la lumière même était grise et sale. Nous avions atteint le seuil de la caverne Tsiloakarivo (qui-n’a-pas-été-trouée-par-les-mille) et une certaine appréhension nous saisit immédiatement comme en un lieu voué à la mort : de fait, comme il nous l’était expliqué, cet antre était aussi un cimetière gardé par des esprits auxquels nous devions respect et redevance. Une gravité certaine nous envahit tous qui nous incita à nous préparer avec prudence et pondération à la descente. Une poussière noire et morte s’effritait sous nos pas et nous allumânes nos bougies à mi-descente, alors que nous nous installions dans une pénombre homogène. Notre parfaite hôtesse nous fit l’honneur des lieux, nous montrant sur notre droite l’anfractuosité où étaient endormis les lions de la porte et à l’orée du premier boyau, le lieu où seraient installés les singes qu’allait faire venir Mme Soamari. Elle nous parla aussi des deux-cents chambres que comprenait ce souterrain palais et des aménagements réalisés pour le confort des hôtes, des pissoirs et des douches, de l’eau courante. Une fois parvenus à ce qui paraissait être le fond de la faille, nous tournâmes à droite puis à gauche dans un boyau étroit où il fallait monter de façon plus abrupte : la lueur de nos bougies commença à accrocher l’éclat de nombreux cristaux.

Un peu d’escalade, en baissant la tête pour ne pas heurter la rugueuse paroi toute proche, nous permit d’émerger brusquement en une vaste salle dont les proportions nous coupèrent le souffle : nous étions comme à la galerie intérieure d’une cathédrale, contemplant une immense voûte régulière qui culminait bien à vingt ou trente mètres et s’abaissait doucement jusqu’à un large trou ouvert sur le ciel et qui permettait de suffisamment éclairer la caverne ; des arbres apparaissaient au bord de ce trou qui avaient laissé couler leurs racines serpentines jusqu’en bas parmi les débris calcaires. De ce balcon, notre guide nous désigna comme lieux d’aisances, l’espace situé derrière un monticule proche de l’ouverture aérienne, comme s’il voulait nettement discriminer le pur de l’impur, le profane du sacré... Puis il nous invita à monter vers le sommet d’une sorte de piton qui était couronné d’une impressionnante concrétion en forme de lingam naturel. Tout couvert d’une fine dentelle composée de minuscules cristaux qui scintillaient, ce dôme de calcaire pétrifié était en fait une énorme stalagmite correspondant à la clef de voûte de toute la salle, le produit d’un ruissellement qui fut intense. Nous nous installâmes sur la plate-forme située immédiatement au-dessous de ce centre symbolique, de ce nombril du lieu, pour assister à une manière de liturgie qui devint très spectaculaire. Zan-Batist ou la jeune diéguienne (nous ne savions plus exactement où il en était de ce point de vue) s’éloigna de nous vers le fond de la grotte avec quelques bougies qu’il alluma et installa en des points stratégiques pour éclairer des figures inscrites dans la pierre. Et d’abord il alla, tout au fond, en une sorte de coursive qui semblait ménager une montée, sonner la cloche pour prévenir les esprits des étages supérieurs de notre arrivée : il produisit, de fait, en heurtant des pierres ou plutôt des concrétions, un son cristallin presque métallique et appela en un cri long et modulé, écoutant une réponse, saluant et conversant. Puis il se rapprocha pour nous expliquer que nous étions les bienvenus mais que les konkolampo (lutins ou gnomes, esprits de la forêt et des mondes souterrains), préférant dormir tranquilles en leurs chambres du haut, ne se montreraient pas. Il nous présenta alors ce qu’il avait éclairé pour nous : gravés dans la pierre, le portrait de l’ancêtre, premier possesseur de la grotte, lorsqu’il était jeune et, à côté, une carte de Madagascar (un peu recroquevillée toutefois !) ; plus loin sur la droite, en allant vers le fond, le profil anguleux, dessiné par le roc, du même ancêtre en sa vieillesse, mis en évidence par la lueur de la bougie. Puis il s’en fut remplir l’une de nos bouteilles vides à une source cachée, il revint avec une eau fraîche et pure comme une eau lustrale.

Muni de l’eau, laissant danser avec l’âme des bougies des ombres sur le fond obscur de la caverne, notre médium s’assit au milieu de nous et entama la part la plus surprenante de sa prestation. Même rituel que lors des deux premières métamorphoses : tremblement et cri. Apparaît un homme d’âge mûr aux traits sévères, d’allure brutale et de verbe abrupt qui s’allume d’autorité une cigarette prise dans le paquet jeté dans la petite valise. Il est Jaotsara, le fils du premier possesseur de la grotte, le mari de Mme Soamari et l’actuel maître des lieux. Il évoque le sort de sa sœur morte juste après son bac et explique ainsi que son père lui ait interdit de poursuivre des études, croyant à une malédiction liée au titre... Il retrace à grands traits l’histoire du clan Tiba auquel il appartient de par la lignée de son père Manohanda, remontant quelques siècles de mémoire avec un sens incertain de la chronologie. Les noms cités ne laissent pas indifférents ceux qui m’accompagnent et qui connaissent un Manohanda qui, dit-on, enlevait des enfants pour les échanger contre des zébus, variante dans la grande tradition tribale du vol de bœufs... Et l’atmosphère qui entoure cette démonstration change perceptiblement : les incrédules, les jeunes esprits forts qui se moquaient du travesti, commencent à douter et à se sentir confrontés à une vérité plus forte que leurs sarcasmes. Ils disent : “ C’est vrai ! nous connaissons aussi ! ” et une gravité les gagne qui ressemble à l’inquiétude devant le sacré. Alizène est, lui, convaincu par les généalogies et reconnaît à notre guide un savoir autre que folklorique : il invente certes mais dans le vrai ! Son initiative personnelle recoupe une histoire collective plus ou moins secrète : de la caverne il fait émerger des ombres qui prennent vie et sens, qui dansent la pantomime de la plus profonde vérité. Comme pour le prouver, apparaît alors, avec le même rituel, Raopepa, une vieille femme masikoro affligée des douleurs et des déficiences de la vieillesse. Le contraste est saisissant entre l’homme dur assis en tailleur et la vieille toute molle, brisée, assise les fesses bien à plat, entre la voix virile et le chevrotement, entre la force et l’infirmité. Nous qui sommes à quelques centimètres à peine de Zan-Batist devenu encore un tout autre personnage, nous ne l’y trouvons plus tant l’incarnation de la vieille est réaliste : attitude, tremblement, les mains qui tâtonnent et nous touchent, cherchant une direction, un soutien, éparpillant le tabac à priser que nous lui avons offert, - détresse immense de l’âge, une sorte de râle immémorial que se transmettent les générations et qui fait sentir ce que c’est que de devenir un ancêtre ...de son vivant. Je suis saisi et mon émotion est viscérale, j’en suis réduit au “ Je sais bien... mais quand même... ” si bien analysé par Octave Mannoni (les autres aussi, je pense). Regardant de tous mes yeux et de tout mon corps, je suis à la racine du croire et du craindre. Encore un tour et l’immémorial vit devant nous en la personne de Manohanda, lui-même, le mari de la vieille : le visage de Zan-Batist a retrouvé la forme dure et carrée de la virilité mais une virilité marquée par l’âge, chenue, le même visage que tout à l’heure mais vieilli de trente ans ! L’ancêtre nous distribue le rhum rouge que nous avons apporté dans les verres que nous avons apportés : nous trinquons avec lui et c’est aussi une libation qui nous brûle la gorge. Pour finir nous buvons l’eau fraîche puisée au fond de la grotte et en répandons autour de nous. Zan-Batist, qui est à ce moment tous les ancêtres à la fois, monte au sommet du dôme calcaire ou lingam, culminant ainsi au centre de la salle, et lance dans l’immense volume de la caverne un chant traditionnel qu’Alizène reprend avec lui, le fragment dévotionnel d’une liturgie destinée aux esprits.

Quand il en redescend, nous avons affaire à une jeune fille vezo qui sera notre hôtesse pour le retour (il est déjà plus de 16 h, la conscience de l’heure revient !). L’atmosphère se détend et le tour complet des curiosités de la grand’salle où nous sommes prend une allure plus touristique. En un parcours bien ordonné et commenté sur le ton d’un guide chevronné, la jeune fille nous promène dans la caverne par divers passages plus ou moins commodes mais qui permettent de se faire une bonne idée de l’ensemble comme du détail. Notre demoiselle escalade puis descend avec une belle agilité une fontaine pétrifiée qui a depuis longtemps suspendu son cours sous le lingam central. Nous voilà dans un trésor de stalagtites et de stalagmites dont nos bougies font luire les cristaux et nos jeunes gens, maintenant libérés et retrouvant un air goguenard, se jettent sur ces éclats comme sur de l’or, avec l’intention d’en briser des fragments pour les emporter. Nous essayons de leur expliquer qu’une fois hors de la grotte ces débris ne brilleront plus et que c’est du gâchis. Marchant sur le fond de la caverne, nous éprouvons sous nos pieds l’épaisseur d’un profond tapis de feuilles et de miettes diverses où notre guide nous montre des restes humains, un crâne et quelques os, leur associant une vague histoire de vengeance et d’assassinat. Ce faisant, nous retrouvons notre gravité et le sens des réalités : il faut sortir avant qu’il ne fasse trop sombre ! Nous revenons vers la surface par le même chemin car nous n’avons plus le temps d’explorer les étages supérieurs c’est-à-dire le dédale de ce réseau hydraulique pétrifié. Près de la bouche qui nous fera sortir de l’ombre, en une faille étroite et très profonde, un cimetière que nous n’avions pas soupçonné à l’arrivée : il faut y atteindre en rampant presque dans la poussière froide et grise, à l’odeur mate ; de fait, l’on y voit de vagues entassements pierreux qui pourraient bien être des monuments mais surtout, à l’orée de l’anfractuosité (un vide entre deux couches calcaires plus résistantes), un cercueil taillé dans un tronc unique et soigneusement clos, que l’on nous donne pour celui de Manohanda. Gêné par la poudre qui m’agace les narines et par la position presque couchée qui me raidit le dos je fais très vite machine arrière avec une certaine répulsion. Pour en finir avec le monde souterrain des esprits et notre exploration du jour, la gracieuse enfant nous révèle, dans le rebord de l’entrée, ourlet pierreux et squameux, là même où nous avons salué le gardien de la porte, la sépulture dudit gardien entre deux couches sédimentaires et, en y regardant bien, quelques os nous apparaissent sous les cailloux secs...

Le chemin du retour vers notre véhicule nous parut, comme toujours, moins long que le même trajet dans l’autre sens. Nous traversâmes donc en sens inverse dans le jour déjà déclinant les cours d’eau à sec, les plaines et les forêts, fatigués, affamés. (Nous n’avions depuis le matin consommé que quelques bananes et bu de l’eau... Il fallait peut-être ce jeûne, non prémédité toutefois, pour accompagner notre initiation !). Nous avions remarqué, à l’aller, avec un certain étonnement, dans la première plaine traversée (celle des baobabs) des endroits brûlés comme on le fait pour favoriser les cultures mais sans culture aucune... Nous arrêtâmes juste à temps notre demoiselle vezo qui au retour, s’apprêtait à mettre le feu avec un briquet à des broussailles. La question grandit alors en nous : était-ce elle ou lui qui brûle cette plaine à chacune de ses excursions vers la grotte ? Nous ne sûmes répondre et notre guide se tut. Nous ne pouvions que redouter plus vivement encore l’exploitation touristique du lieu !

Nous revenons d’abord au second village où nous avions pris le gardien pour notre véhicule. Brève étape (il est 18 h et il fait presque nuit, une nuit noire car la lune n’est pas encore levée) pendant laquelle notre guide redevient Mme Soamari, perruque et longue jupe verte... Recrudescence des apartés parmi les jeunes, les nôtres et ceux du village, mais la discrétion reste de mise... Nous arrivons enfin, après un petit incident d’électricité sur notre 4X4, au village de Zan-Batist où l’on s’affaire à nous servir, froid, le repas préparé pour le midi. Pendant que nous mangeons et buvons dans la fraîcheur prenante qui nous tombe dessus, Mme Soamari vaticine pour les gens du village et pour la famille de Zan-Batist, veillant à ce que son rôle reste bien distinct du corps qui l’incarne : elle fait des recommandations diverses et demande expressément à ce que l’on transmette de sa part à Zan-Batist des informations importantes pour elle et pour lui... Le père de Zan-Batist nous demande si “les choses” (il veut dire les esprits, êtres qu’il ne faut pas nommer sous peine de les voir se manifester) ont, là-bas, une aussi belle demeure que le prétend Zan-Batist... Nous l’assurons sans hésiter de la splendeur des lieux qu’il s’est bien gardé et se gardera toujours sans doute de visiter. Nous laissons dans un vase posé sur une table de la petite case, 50 000 francs malgaches pour Zan-Batist.

Nous revenons à Ankililoaka par la route du nord, cette fois. Mme Soamari nous accompagne. Quelques hommes de la famille nous guident jusqu’au cours d’eau à franchir. En fait la traversée à gué de la rivière qu’il faut couper est peu de chose en cette saison. Ce trajet est bien plus court que celui que nous avons fait à l’aller, le matin. En chemin, la lune s’est levée et elle fait partout sur la campagne, une impression de neige fraîche. Sur la route maintenant plus large qui nous ramène, Mme Soamari fait arrêter le véhicule. Elle descend, nous tourne le dos : tremblement et cri. Zan-Batist se retourne vers nous : il ne sait rien de ce qu’il s’est passé et nous demande de le lui raconter.

Le lendemain fut notre journée de retour sur Tuléar, à petites étapes. Nous trouvâmes en chemin, imprévue et brutale, l’illustration d’une des leçons de la caverne et de son rituel. À Ankilimalinika (petit village déjà plus proche de Tuléar), Justine, une cousine d’Alizène, secrétaire de mairie (ce qui était commode pour obtenir des actes rapidement et facilement et conformes à ses souhaits) est morte brusquement. Avant de poursuivre notre route, nous avons rendu une visite de condoléances : le mari, au milieu d’un groupe d’hommes de la famille proche, était “ malade ”, calfeutré sous une couverture (comme en couvade), c’est une tradition antandroy (son ethnie à lui). Plusieurs groupes sous les arbres ou les auvents des cases, semblaient se répartir en des rassemblements divers correspondant à des degrés de parenté et d’ethnicité différents. Les femmes seules étaient à l’intérieur, entourant et pleurant la morte : l’on entendait par moments des gémissements et des sanglots. Grand événement de la vie, le plus grand ici, la mort induit, autour du défunt, cette confluence massive et unanime du groupe familial au sens très large mais hiérarchisée de façon à réactiver les liens en même temps que les distinctions. De plus, comme aucune mort n’est “ naturelle ” surtout quand elle est prématurée comme celle-ci, le bruit courait que le décès de Justine était lié à la résistance opiniâtre et sans doute indue opposée par cette femme encore jeune à des konkolampo (ces lutins ou gnomes qui nous avaient accueillis dans la grotte) désireux de se soumettre son esprit et son corps. Alizène fait le rapprochement et en conclut abruptement, d’une façon qui paraît en contradiction avec nos analyses de la veille, que Zan-Batist a bien eu raison de céder à l’attraction de tels esprits, ne serait-ce que pour sauver sa peau ! semblant attribuer ainsi la véritable œuvre d’art qu’est la légende de Soamari et le rituel qui va avec, à une influence d’abord surnaturelle. Mais, il me semble qu’il s’agit moins là d’une contradiction que d’une image double voire duplice et qui reflète fidèlement l’attitude difficile et ambiguë et parfois douloureuse que l’homme se doit d’adopter envers l’autre qui est en lui (dans le labyrinthe de ses grottes intimes) autant que hors de lui (dans la diversité égarante du vaste monde). Ou il le refuse absolument et l’autre risque de s’assurer la dominance en prenant toute la place, c’est l’intégrisme, la folie ou la mort. Ou il le fait venir et l’accueille en ouvrant une scène où ce qui apparaît est l’autre tenu en une manifestation maîtrisée et distanciée, - il faut venir cet autre sur une scène ou en un rituel qui l’apprivoise et le fait jouer presque à la guise de l’homme qui joue tout en respectant ses voies propres (c’est un équilibre parfois délicat à préserver !). La caverne de Soamari des esprits est, pour moi, un tel lieu, littéralement antiplatonicien, où ce sont les ombres naissant du fond de la grotte, - inscrites et mobiles, vives et charnues, immémoriales et pittoresques, rapaces et prodigues, bienveillantes mais souvent jalouses -, qui confèrent leur efficace aux lueurs et au soleil et aux idées, non l’inverse.

P.-S.

Quelques éclaircissements :

La région évoquée se situe au nord de Tuléar en allant vers Morondava. Ankilimalinika est à 60 km au nord de Tuléar, Ankililoaka à 85 km.

Masikoro, vezo, antandroy sont des noms d’ethnies malgaches du Sud : les masikoro (agriculteurs vivant à l’intérieur des terres) et les vezo (pêcheurs vivant sur la côte) se partagent cette région ; les antandroy vivent à la pointe sud de l’île mais se sont dispersés un peu partout.

La jeune diéguienne, distinguée ici par son accent, correspond à une jeune fille du nord de l’île (Diego-Suarez à la pointe nord de la Grande-Ile) et d’ethnie sakalava. Le nom de Jaotsara, son frère, est d’ailleurs un nom d’origine sakalava. La légende de Soamari a, ainsi, une ancestralité sakalava (nordique) actualisée dans une présence masikoro effective (les masikoro sont considérés comme des sakalava du Sud) et dans l’intrusion d’un esprit étranger, venu du vaste monde, mais parfaitement intégré au monde malgache.

Le terme de tromba désigne une personne qui est plus facilement que d’autres envahie par les esprits, possédée, et le rituel, à valeur prophylactique ou curative, lié à cette possession.

Nous évoquons le livre d’Octave Manonni : Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, 1969, et en particulier la première étude intitulée : “ Je sais bien, mais quand même... ”. La légende, œuvre de Zan-Batist et Autre Scène, pourrait être tout entière réinterprétée en ces termes.

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