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Un fâcheux oubli 

vendredi 2 novembre 2012, par Frédéric L’Helgoualch

Les phrases sont balancées compulsivement sur l’écran. Comme un besoin naturel trop longtemps retenu. Mes mots ont mis quinze ans à se trouver et mûrir. Ils jaillissent brutalement aujourd’hui, enfin. Simples mais aiguisés comme des lames. Enfantins mais guerriers. Interrogatifs, désespérés et exutoires : « Tu m’aimes ? M’as-tu jamais aimé ? Es-tu capable d’aimer quelqu’un ? » Je ne me relis pas (je ne veux pas risquer un vacillement de dernière minute). « Envoyer ». Voilà. C’est fait. Quinze ans de silence viennent de se rompre. Quinze ans de tentatives illusoires d’oubli et de négation. Quinze ans de douleur camouflée. Un vertige me saisit. J’éteins mon portable. S’il sonnait maintenant, mon trouble serait trop flagrant. Je dois le dominer. Dominer le trouble. Dominer le père. A seize ans, je le chassais de ma vie. Croyais-je alors. Il ne cessa pourtant de s’immiscer, de l’influencer, ma vie, la traînant toujours plus vers le bas, la modelant sournoisement, à distance, à l’image de la sienne : chaotique. Ces longues années à envier les autres, les autres mecs, qui réussissaient ou essayaient au moins car portés par un désir d’imitation ou un besoin de revanche sur leur géniteur, admirable ou défaillant, à leurs yeux. Mimer le mien eût été s’identifier au pire. Mais je culpabilisais de ne pas ressentir non plus la flamme vengeresse, courroucée, qui pousse certains vers les sommets, vers le dépassement de soi. « Haine », « mépris », employés à son égard, d’un air bravache, durant cette longue période : autant de facilités verbales, auxquelles j’ai cru, autant de mensonges répétés en boucle, que j’aurais souhaité gober. Toujours présent. Toujours aimé. Les souvenirs et sentiments de l’enfance ne s’effacent pas d’un revers de la main, fut-il théâtral. « Les monstres doivent rester des monstres », me forçais-je à penser. Mais les monstres n’existent pas, je le sais désormais. Le déclic s’est produit voilà un mois, allongé sur un divan. Le seul apport de la psychanalyse aura été celui-là. Enorme ou limité, je ne le sais pas encore. Lors de cette séance, je radotais sur un sujet quelconque (au prix de la demi-heure, mieux vaut combler les blancs), lorsque la voix tonna, autoritaire, dans mon dos : « Votre père vous manque ? » Déstabilisé et agacé (je ne parlais pas du tout de cela, dis-moi si tu n’es pas intéressé par ce que je raconte, coco !), je lui répondis, ironique : « Bah ! J’ai appris à faire sans ! Depuis le temps... » Revenant fissa à mon sujet précédent, la voix, d’ordinaire suave et rassurante, interrompit à nouveau mon charabia, sur le même ton inhabituel : « Qu’aimeriez-vous lui demander ? » Ma gorge se noua d’un coup, ma salive s’évapora, un nœud sembla se former, serré, énorme, dans mes entrailles. Essayant de reprendre la main, j’articulai une phrase qui ne vint jamais. Le silence gagna la pièce, le nœud devint une boule, physique, remontant lentement jusqu’à ma gorge. Totalement impuissant face à cette énergie mystérieuse qui prenait le contrôle de mon corps, je tentai encore de parler. Mais, ma voix n’était plus que sanglots, comme si elle me trahissait, s’alliait avec l’autre voix, l’inquisitrice, m’empêchant de mentir, me refusant toute pirouette échappatoire. Abandonnant la lutte, face à cet étrange sérum de vérité psychologique : « Est-ce qu’il m’aime ? », sortit alors. Je restai statique, en larmes, assommé par cette impression de dédoublement quasi surnaturel. Sonné par cette révélation, cet aveu à moi-même. J’avais certes prononcé ces mots, moi, mais c’était la voix d’un enfant qui les avait portés. L’enfant que j’étais, l’enfant vieilli que je suis. Reprenant pied, je tentai un jeu de mot. La boule ressurgit, menaçante, en lien direct avec mes glandes lacrymales, m’obligeant donc au repli. Si on ne peut même plus compter sur son propre corps ! Je restai encore quelques minutes allongé, dans le recueillement approprié pour de telles retrouvailles. Je sortis du cabinet groggy, les yeux rougis. « Dites donc, vous êtes fort ! Je n’avais pas pleuré depuis la mort de mon canari Cuicui en 82... » Il ne fut pas dupe, ne souris même pas à ma diversion. « Il n’est jamais trop tard. Il n’est jamais trop tard », me glissa-t-il, de sa voix à nouveau bienveillante. « Jamais trop tard, jamais trop tard », songeai-je ensuite dans la rue, facile à dire ! C’est un toquard, c’est un toquard ma saleté de daron : je ne peux pas le changer ! Je ne me doutais pas, ce jour-là, qu’il s’agissait d’une de mes dernières visites. Deux semaines plus tard, il allait oublier ma présence au rendez-vous précédent. « Une séance manquée est une séance due ! », allait-il me sermonner. Sauf qu’aucune séance n’avait été manquée, aucune dette ne traînait. « Mais, je me rappelle ce dont je vous ai parlé ce jour-là... » Il n’allait rien vouloir entendre. Payant toujours en cash, j’avais remarqué que mon nom apparaissait immanquablement au crayon-gris sur son agenda. Une fois la porte passée, hop : un coup de gomme, dans la poche les biffetons ! Pas mon problème, jusqu’à ce qu’il s’emmêle les pinceaux dans ses différents jonglages et me confonde, sans doute, avec quelqu’un d’autre. La main sur le portefeuille, j’allais définitivement refermer la porte, concluant cette expérience par un oubli pour le moins vexant. Décidément, moi et les hommes... Je rallume mon portable. Je suis prêt à la bagarre, si c’est ce qu’il veut. A autre chose, je ne sais pas. Répondeur vierge. Pas d’appels manqués. Bon. Je tapote le numéro fourni par ma sœur qui, elle, a conservé quelques contacts épisodiques avec le type. Une sonnerie. Une deuxième. La tachycardie me guette. Une voix répond. Je ne la reconnais pas. J’ai oublié sa tonalité. « Tu as eu mon message ? », demandais-je, d’un ton ferme, sans aucune idée de la suite à donner à l’entretien. « Mais... Mais, c’est qui ? » Je bondis de ma chaise. Je ne l’avais pas vue venir, celle-là ! « C’est qui ? » Mon texto était signé alors à quel jeu joue-t-on maintenant ? - « Ton fils ! Pourquoi, tu en as répandu beaucoup d’autres, depuis ? » - « Aah ! C’est toi... » Non mais, je rêve ! Il ne réagit même pas à mon insolence. Mon prénom pouvant se féminiser, il m’explique tranquillement qu’il soupçonnait une conquête abandonnée en plein délire persécuteur. Il m’aura tout fait, lui... Je sonne la charge, sans aucun scrupule à présent, l’assaille, le pique, le sommant de me fournir des explications. Sur sa disparition, sur son absence de réactivité, de remords, de recherches, de preuves d’intérêt minimum pour moi. Sur mon abandon. « C’est toi qui m’as dit de partir », me lance-t-il benoîtement. Je commence à subodorer une débilité avancée. Et cet accent, cet accent breton horripilant ! Je n’en avais pas souvenir. « J’avais seize ans... ». Mais non, mais non, l’idée de m’en coller une, façon : « Monte dans ta chambre ! Tu en redescendras quand tu auras fini ta crise d’adolescence ! », façon autorité affirmée, façon... façon ’père’, tout simplement, ne lui est pas venue à l’esprit. « Disparais ! » « Avec plaisir, je retire mon collier et je m’en vais en sifflotant ». Je suis hors de moi. Comme une bête blessée, mes ruades n’en sont que plus violentes. Je hurle dans l’appareil, décochant mes flèches les plus empoisonnées. Les prétextes extravagants se succèdent. « Le divorce, c’est compliqué... » Imbécile ! Un couple sur deux, à ce jour. Tous les pères n’abdiquent pas pour autant ! Que n’a-t-il pas disparu à la séparation (j’avais un an) ? Au moins, j’aurais pu le fantasmer et me bâtir autrement. Répugnante créature ! Je ne m’acharne pas, n’essaie même pas de décrire les conséquences de sa lâcheté sur mon existence. J’ai compris, trop bien compris : il s’en bat les balloches. Mystérieusement, ma rage se conjugue avec une forme d’apaisement. Il est mort. A mes yeux, cet individu est décédé. Je lui fais, grinçant, mes adieux. Toujours aussi décalé, il me dit, comme une politesse jetée à la cantonade : « Si tu passes à Quimper, appelle-moi ! » Dernier tacle : « A moi de faire la démarche, encore ? Encore à moi ? C’est fini. Tu n’existes plus ». Je devine un air penaud au bout du fil, sans plus, tel un gosse rabroué. Je raccroche, éberlué. ’Quimper’. Hélas, oui, nous n’en avons qu’un...

Je reste assis un long moment. Que de temps perdu. Quel gâchis. Je me remémore la conversation et réalise que, une ultime fois, j’espérais un sévère redressage de bretelles. Une bonne soufflante. Une réaffirmation naturelle des choses. Une dernière illusion avant le décillage définitif. Rien à en tirer. Le père est mort. Vive les pères ! « C’est qui ? » Que la réponse est dure à trouver.

4 Messages

  • Un fâcheux oubli 2 novembre 2012 17:39, par Olivia Cham

    J’ai beaucoup apprécié ce texte : son authenticité, son écriture vivante et prenante, sa précision dans les éclairs, les correspondances et les révélations.
    L’attitude (stratégie ?) du psy est curieuse. On n’a Quimper, mais l’oubli (très fâcheux) est à répétition.
    Avec ma très cordiale sympathie.
    Olivia

    • Un fâcheux oubli 3 novembre 2012 10:21, par Frédéric L’Helgoualch

      Merci beaucoup pour ce message sympathique et encourageant !

  • Un fâcheux oubli 4 novembre 2012 11:20, par José Vitart

    Salut à toi petit frère,
    Si un autre père que le tien m’a fait venir à ce monde il y aura bientôt 60 ans, une certaine filiation me semble exister entre nos deux géniteurs, et j’ai reconnu sans aucun doute le dur combat qu’il faut mener pour s’en "débarrasser".
    Si tant est que l’on puisse un jour...
    Merci pour ce texte précis, au ton juste.

    José.

    • Un fâcheux oubli 4 novembre 2012 18:23, par Frédéric L’Helgoualch

      Merci beaucoup !

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