La Revue des Ressources

Distrait en Arcadie 

lundi 12 septembre 2005, par Roland Pradalier

J’avais pris le train de banlieue, il venait de refaire surface et j’arrêtai ma lecture, la joue subitement chauffée et dans l’œil gauche un rayon. Une légère dépression matinale m’avait accompagné depuis le réveil et j’eus une joie confuse à m’apercevoir que j’avais quitté Paris.

Un soleil de mayonnaise dessinait des tangrams sur les fenêtres, les ombres découpaient des pliures sur des buildings tigrés couleur de vin blanc.
Une migraine bizarre me rendait sensuel, fiévreux et des riens m’émouvaient. J’étais stupidement sensible aux variations, dans un état d’extase et d’éblouissement et je détestais ces sensations menteuses autant que je les aimais.

Ces faiblesses me rendaient minimaliste et fragile, comme un ogre à jeun.

Lorsque je descendis sur le quai, je voulus repartir. La pancarte me parut si mélancolique, penchée sous le toit d’ardoise que je me crus perdu et tombé dans un piège. Je ne sais pas ce qui me prit, trop de normalité m’effraie. J’étais en province, dans une petite ville inconnue et ce changement de dimension, d’échelle après une longue fréquentation des boulevards provoquèrent un refus, comme un silence non désiré au milieu d’une conversation.
Je me devais de réagir avant que le ridicule n’exploite ma faille temporaire pour rendre le monde baveux.

Je passais près de la mairie, aimable construction enfantine qui ressemblait à un SAUCISSON et qui s’étalait en largeur, et présentait pour façade un mur de vrai ciment gris d’une teinte médicamenteuse.

Dans une rue étroite et ombrée, où je m’engageais pour trouver le pur silence qui sert de portée aux oiseaux, j’entendis un couple jouir, alors que leur fenêtre laissait passer la voix de Marvin Gaye qui surpasse en chaleur les pépiements, même celui du rossignol dans les ajoncs en juillet. Chacun ses sirènes.

J’eus un demi-sourire que j’adressais à mes pieds.

Je marchais une heure pour rejoindre la propriété, parcourus des kilomètres entre la nationale et le fossé. A mon arrivée, je fus accueilli par un jeune homme, qui fut surpris d’apprendre que j’étais piéton. Il m’emmena dans un jardin où étaient une table ronde, un parasol et des boissons, et j’allais saluer un vieil homme qui buvait en se servant de copeaux de jambons. Il avait un front très large, un ventre gonflé, portait une chemise à manches courtes d’un mauvais tissu bleu clair, et ses deux bras maigres contrastaient avec l’épaisseur de son bassin.

L’homme l’appela maître et me fit asseoir. Il se dégageait de son regard malgré la disgrâce physique, une puissante malice et une étrangeté SAUCISSONESQUE naissait du contraste entre ce corps à l’abandon et ce que je croyais entrevoir de son intelligence par la lueur de ses yeux. Pourtant celle-ci aussi semblait sur le déclin, et le vieil homme trahissait les signes d’une grave maladie. Je le voyais pour la première fois, mais il ne pouvait m’échapper que la mort était entrée en lui et qu’elle avait commencé de circuler dans ses artères, et planté ses drapeaux noirs. Le regarder de face m’était difficile, et je ressentais une compassion gênée devant ce visage jauni aux traits fatigués et raides.

L’homme qui m’avait reçu, s’en alla et une femme prit sa place. Elle était presque blonde, d’un châtain très clair, paille mouillée. Elle avait enfilé un t-shirt blanc, et ne portait pas de soutien-gorge. Cela, je le vis sans le vouloir, par réflexe, je le notais. De toute façon, je déteste les femmes qui portent des balconnets sous un T-shirt.

Je lui dis bonjour avec le naturel, d’un homme célibataire depuis deux ans, lui posais un baiser sur la joue gauche. Il me sembla alors que le ciel assez sombre connaissait une éclaircie.

- Que voulez-vous boire ? Dit-elle.

- Heu. Dis-je.

- De l’eau ? Dit-elle.

- Non, une bière. Dis-je.

- Nous n’en avons pas. Je suis désolée. Mais les hôtes n’ont pas l’habitude d’en boire. Je peux vous proposer quantité d’alcools, martini, gin, whisky, champagne à votre convenance.

- Champagne alors.

Alors que mon voisin se lissait les paumes de la main, je me levais et partis inspecter les allées du jardin. Il était profond d’un hectare, et descendait en pente. Quand je revins de cette exploration, une chenille ondulait autour de mon verre.

J’interrogeais le vieil homme.

- Je suis venu vieillir ici, comme un éléphant qui pérégrine vers le cimetière.

- Vous êtes encore très vert. Dis-je.

- Je me suis retiré dans cette nature pour le rester. Mais j’ai de moins en moins de sève.

- Qui est la jeune femme ? Demandais-je.

- Ah elle ! Hum. Elle vous plait ?

- Oui, mais avais-je le droit de répondre non ?

- C’est ma petite fille. Je ne suis pas sûr que votre dernière plaisanterie soit très amusante.

- Je ne sais pas. Je ne la trouve pas si mauvaise.

- Trinquons.

Un homme basané qui était mi-indien mi-chinois, donc péruvien nous rejoignit. Il se réveillait de sa sieste.

- Que les oiseaux sont bruyants. Dit-il. Toujours à chanter quand on veut dormir.

- Regardez là-haut sur la branche, voilà leur leader, le petit chef d’orchestre en culotte brune, le rouge-gorge.

La jeune femme revint, elle était accompagnée par l’homme qui m’avait introduit dans la propriété.

- Nous sommes tous là. Nous allons pouvoir commencer. Dit-elle.

Le vieil homme reprit la parole :

- J’ai connu un perroquet qui sifflait « La Marseillaise ». Tout le monde l’adorait les premiers temps. Jamais vu un oiseau plus patriote. Mais quand on a entendu trente fois dans la même journée les premiers accords de l’hymne, on commence à vouloir étrangler le chanteur. Le perroquet ne semblait pas le comprendre, pour lui cette mélodie était un enchantement permanent, et il la répétait sans se lasser, avec entrain. On a essayé de lui apprendre d’autres airs, il ne les retenait pas, sa préférence allait à la « Marseillaise ». Un perroquet peut vivre soixante ans, celui-ci en avait moins de dix, et il semblait prêt à se répéter jusqu’à sa mort qui eut lieu curieusement le 11 novembre. Pauvre bête qui manqua le seul jour de l’année où sa chanson aurait été bienvenue !

- Je connaissais un mainate qui récitait tout le jour durant « Joyeux Noël » et « Souriez ». J’ignore ce qu’il est devenu. Producteur de télé ou politicien. Il avait le choix de la reconversion.

- Messieurs les ornithologues, passons au salon.

- Le geai gélatineux geignait dans le jasmin. Dis-je en quittant ma chaise.

L’un des hôtes eut un sourire de connivence.

Il faisait une fraîcheur de salle d’eau dans la maison, un air tiède et ventilé douchait les meubles. Une curieuse odeur de crème pour la peau s’échappait de ma voisine.
Le Péruvien alluma un cigare et je m’avançais vers lui, séducteur comme Don Juan l’avait été auprès des femmes lorsqu’il ne voulait pas payer. Je voulais qu’il m’en offre un. Bien qu’on l’ignore ou la néglige, la séduction existe entre hommes, et elle a pour moteur l’intérêt, la sympathie naturelle, l’envie de plaire ou la volonté d’impressionner. Dans les faits, elle est même courante et il n’est pas rare qu’un homme veuille en conquérir un autre, soit qu’il en réclame de la bienveillance, soit qu’il souhaite s’en faire remarquer.

- Ce que vous fumez semble excellent. Dis-je.

- Oui, c’est un Cohiba Lanceros. J’ai arrêté la cigarette pour me concentrer sur le cigare.

- Puis-je voir votre étui ? Il est en cuir ?

- Servez-vous. Je vous en prie.

J’installais le bâton brun entre mes dents, l’allumais et aspirais chaque bouffée comme un privilège qui m’était accordé. Ma gorge et mes poumons me remercièrent que je les intoxique.

Le Péruvien paraissait content d’avoir été généreux. Nous nous assîmes côte à côte, nos calumets de la paix encensèrent toute la pièce et me rendirent nuageux. J’avais cessé de penser à la jeune femme comme à un être de chair, source de chaleur et je me rappelais subitement au désir de l’observer.

Je surveillais aussi les moindres paroles du « maître », j’attendais de lui qu’il répande des trésors, qu’il me subjugue d’un mot, que de lui une idée sorte qui serait si profondément exacte qu’elle m’apparaîtrait indéniable, revêtue du principe d’autorité, incontestable à la manière des révélations. Mais, pour l’heure, il était absent et distrait, et n’avait pas l’intention de dispenser sa manne. Assis dans un grand fauteuil, il militait pour la sobriété du silence, la contemplation et la quiétude de l’âme, mais peut-être plus prosaïquement somnolait-il.

Le Péruvien à l’inverse était devenu bavard et je n’eus pas à l’interroger pour qu’ il me parle du quartier parisien où il habitait.

- Mes fenêtres donnent sur une place, au centre de laquelle il y a quatre statues de femmes nues, comme on les aimait au dix-neuvième siècle, charpentées et graciles, elles représentent quatre fleuves français. Je vis peut-être dans le passé, en bourgeois de vieille gravure. Il me semble que c’est excusable. Ce que je demande à Paris, c’est la possibilité d’un repli.

Une bouteille de whisky fut posée sur la table pour me tenter. J’avais vidé ma coupe et je souhaitais boire encore, un autre, puis un autre, puis un autre, jusqu’à ne plus pouvoir compter. J’avais un penchant à l’ivrognerie, j’étais consommateur de tout ce qu’interdit l’hygiène. L’assistance ne buvait pas, et je me fis remarquer en me servant. Mon geste me fit honte, et je regrettais ma main intruse qui avait volé au-dessus de la table pour capturer la bouteille, avec précipitation.

- Vous aimez le whisky, c’est bien. Quand on est jeune, il faut boire. C’est un excellent moyen d’apprendre le contrôle de soi. Quand j’avais votre âge, je suis tombé amoureux d’une femme qui ne buvait pas, et se méfiait des excitants, le thé et le café. Elle refusait de perdre la tête. Avec elle, les discussions étaient éprouvantes, j’avais l’impression d’être face à un jury. Elle était par malheur, charmante, délicate comme de la neige et chiante comme une bûche, et pour la voir, j’acceptais l’ennui qui était son élément naturel. Raconta le vieil homme qui avait fait pivoter son fauteuil dans ma direction.

Qu’il m’adresse la parole me fit plaisir. J’étais embarrassé, et je cherchais une réponse spirituelle. Erreur ! Il ne faut pas forcer, à vouloir être brillant, on devient artificiel. Je répondis à contretemps, avec retard et j’articulais à pleine voix comme si je m’adressais à un sourd :

- J’ai le problème inverse, toutes mes amies sont des pochetronnes.

La jeune fille parut surprise et me dévisagea avec raideur, songeant sans doute que j’étais une parfaite brute, symbole de l’immaturité masculine. Je n’étais plus un petit monsieur mais une sinistre TRANCHE DE GIGOT.

- Pochetronne ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Demanda le Péruvien qui ne connaissait pas l’argot.

La jeune femme répondit :

- C’est un terme vulgaire comme gouge, tapiner, ou cramouille et qui veut dire alcoolique.

- La véritable vulgarité est davantage contenue dans des mots comme synergie, patchwork, flexibilité, moral des ménages. Dit l’homme qui m’avait fait entrer et s’était peu exprimé depuis mon arrivée.

- Nous allons pouvoir commencer la projection. Tout le monde est bien installé ? Je vous présente mon dernier film. Profitez de cette vision privée. Dit le « maître ».

Le silence fut interprété comme un acquiescement. Le moteur de l’appareil enclencha la bobine et les images apparurent.
Quand le film s’arrêta une courte salve d’applaudissements salua le générique. Le lustre éblouissant s’alluma et j’en fus électrifié. Je sortis de ma torpeur, me levais et m’étirais. J’avais l’illusion de me croire aussi haut que le plafond, le film m’avait agrandi, j’étais rendu à ma taille géante. J’avais bu et mon enthousiasme concentré n’avait cessé de fermenter.

Aussitôt les débats commencèrent, et les questions.

- Vous n’avez pas beaucoup parlé. Me dit « le maître ». Vous n’aimez pas mon film ? Ne soyez pas hypocrite, faire l’unanimité peut être effrayant.

- Monsieur. Dis-je. J’ai adoré votre film. Vraiment. Je vous le dis avec le cœur. Vous êtes une sorte de génie.

- Vous êtes jeune et impressionnable.

- Je suis très sérieux. Comprenez-moi bien, je n’ai pas l’habitude de dire qu’un pantalon est génial, et c’est un mot que je n’utilise pas plus pendant la période des soldes que pour parler de ma libido. J’évite de trop l’employer, et je ne le dis pas comme un point d’exclamation.

- Combien de whiskys avez-vous bu pour parler ainsi ?

- Très peu. Très peu. Juste ce qu’il faut.

Le soir, alors que j’étais allongé dans ma chambre, dans l’attente du repas, le Péruvien frappa à la porte. Je rêvassais sur un mode mineur et plaintif.

Il entra, et j’ouvris un œil morne sur l’intrus qui interrompait ma somnolence.

- Excusez-moi. Je dois vous parler.

- Faites, Nestor. Eus-je envie de répondre mais je me retins, et opinais du menton.

- Le maître est gravement malade. Il est condamné. Il devrait vivre tout au plus un mois. Je tenais à vous prévenir que chaque invité recevra de sa part un pourcentage d’héritage. En échange, il vous demande de rester ce week-end, et de ne pas partir cette nuit comme vous l’aviez prévu. Sa fortune n’est pas immense, mais elle devrait vous permettre de vivre plus à l’aise et de ne plus racler les tiroirs. Voilà, vous êtes au courant. Rendez-nous la vie facile. S’il vous plait.

Je me levais du lit et ouvris la fenêtre. Je ne pouvais répondre du lit, accomplir un geste stabilisa mon esprit.

- Quelle est sa maladie ?

- C’est sans importance. Le cerveau ne sera pas atteint. Il va demeurer lucide.

- A-t-il peur ?

- Demandez lui. C’est un sujet que je n’ai pas abordé. On ne parle pas de la mort avec les moribonds, ne croyez-vous pas ?

J’avais repoussé les montants en bois des volets, la lumière s’étala comme une giclée de peinture blanche. Le Péruvien préféra me laisser, il quitta la pièce en fermant la porte comme un acteur de théâtre qui retourne en coulisse. Son rôle de messager venait de conclure par une annonce la fin de l’Acte I.

Je me rallongeai et méditai, puis me laisser absorber par une vague imperceptible que je vis au plafond. Une déplaisante atmosphère grise et maladive entra dans la chambre - j’étais sous influence - et la lumière éclaira avec cruauté les meubles défraîchis, les rainures du parquet, et une longue lézarde d’humidité qui boursouflait le papier peint.

Je restais un quart d’heure les yeux ouverts, aveuglé, puis quittais le lit, me regardais dans le miroir, et décidais de descendre retrouver la compagnie.
Mon comportement ne changea pas, mais j’eus à feindre d’être encore celui que j’avais été naturellement moins d’une heure plus tôt.

Le début de repas fut assez sinistre et s’en apercevant le vieil homme tenta de forcer sa gaieté, plaisanta et fut alerte. Il voulut démontrer qu’être enterré le mois prochain n’était qu’un des nombreux épisodes catastrophiques de sa vie, et qu’il n’avait pas perdu l’appétit pour le poulet de Bresse grillé, ni pour les lentilles arrosées de beurre.

- Que fait-on ce soir ? Demanda le péruvien.

- Allons danser. Dit Clémence. A 20 kilomètres, il y a un club, le Pimko.

- Comment est la musique ?

- Oh, vous savez comme partout. De l’euro-dance, de la variété internationale et mondialisée. Du R’n B et des chansons d’amour où il est question de Porsche, de gourmettes en or massif, et de bars à putes en Floride.
- Je n’aime pas danser. Dit le Péruvien. Et je déteste les bars à putes en Floride.

- Vous préférez ceux de Paris ?

C’est à ce moment que le téléphone sonna et que la jeune femme partit décrocher. Je me sentis tendu et l’écoutais répondre dans le combiné :

- Impossible...Vous êtes certain ?...Je vais régler ce problème immédiatement. Quel culot.

A son retour, elle demanda le silence et debout, la voix tremblante, accusatrice, elle m’apostropha :

- Qui êtes-vous ?

- Comment ça, qui je suis ? Mais je l’ignore. Qui le sait ?

- Ne jouez pas au plus fin. Vous n’êtes pas notre invité. Je viens d’avoir en ligne votre frère, c’est lui qui devait venir et non vous.

Les convives étaient stupéfaits, l’événement flattait leur sens du romanesque, et leur curiosité s’aiguisa.

- Alors ? Nous attendons des explications.

- Oui. Dis-je. C’est exact. J’ai volé une lettre qui appartenait à mon frère. J’ai agi par désœuvrement. Par ennui. Mon frère a une vie brillante, il sort et fréquente les gens qui comptent, il possède ce que je voulais et que je n’ai pas. Pourtant, il est d’une intelligence très moyenne et n’a aucun talent particulier. Je l’ai entendu parler de ce week-end, dire qu’il ne connaissait personne ici, et qu’il n’allait pas venir, puisqu’il devait aller à Stuttgart. Sur son bureau, j’ai trouvé l’invitation, et j’ai pris la décision de venir à sa place. Je ne suis animé d’aucune mauvaise intention. Je m’excuse. Je voulais me divertir, prendre l’air, je suis tellement déprimé.

- Avez-vous des papiers d’identité ?

Je tendis mon portefeuille.

- Sortez de la pièce, voulez-vous. Nous devons prendre une décision.

Un bref conciliabule que je tentais d’écouter, mais qui ne me parvint que brouillé, inaudible, eut lieu. J’étais anxieux et j’avais envie de prier. On m’appela :

- A trois voix contre une, nous avons choisi de ne pas vous expulser. Dormez ici ce soir, profitez du temps qui reste, visitez le jardin.

- Et puis-je savoir qui a voté contre moi ? Demandais-je en me rasseyant à table où ce soir-là, de haute volée, je gagnais une place auprès de gens dont je devins ensuite proche.

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