Carlos Reygadas découvre le cinéma à l’âge de seize ans avec les films d’Andrei Tarkovski. Il met un temps sa passion de côté pour se consacrer à des études de droit. Il intègre une Université au Mexique avant de se spécialiser dans les conflits armés, à Londres. Il travaille ensuite pour l’Organisation des Nations Unies, avant de décider de changer de vie en 1997. Il se rend alors en Belgique pour passer le concours d’entrée de l’INSAS, une école de cinéma, où il présente un premier court-métrage. Il échoue à l’examen d’entrée.
Carlos Reygadas tourne ensuite trois courts-métrages avant de commencer à écrire son film en 1999. Le film est tourné durant l’été 2001 avant d’être présenté aux Festival de Rotterdam et de Cannes où il reçoit une mention spéciale pour la Caméra d’or. Ce premier long-métrage met en scène le périple d’un homme usé qui se rend au fin fond du Mexique se préparer à la mort.
Ceci pour l’arrière-plan biographique qui conditionne la réalisation de Japón, film que, comme beaucoup d’autres, on peut considérer comme un symptôme.
Nietzsche nous avait prévenus : si l’homme grec était la brique inamovible d’une muraille, le spécialiste de son domaine (que ce soit l’armée, la philosophie ou le droit), fixé à vie dans une fonction, l’homme moderne quant à lui aime à jouer au caméléon, à revendiquer plusieurs identités, et à jouer plusieurs rôles tout au long de sa vie, en changeant selon l’humeur.
Ainsi, Japón est l’œuvre d’un " autodidacte ", d’un homme qui, spécialiste des conflits armés, se reconvertit dans le cinéma. Le vieux refrain dostoïevskien bourdonne aux oreilles : puisque Dieu est mort, tout est permis.
Dieu est mort, mais pas le Christ : il reparaît un beau jour dans une vallée perdue du Mexique, dans la grande misère de la sierra, vieilli, désabusé, avec deux mille ans de vie urbaine sur les épaules et dans l’âme. Dans la montagne, il retrouve Marie ou " Ascension ", vieillie elle aussi, mais toujours la bonté incarnée. On extrapole, mais c’est à peu près le message subliminal du film, qui présente dans la chapelle privée de la vieille toute une collection de portraits du Christ et de Marie dans lesquels il est difficile de ne pas reconnaître les deux protagonistes.
Or le Christ est fatigué. Il voudrait bien se mettre une balle dans la cervelle, pour en finir avec la pesante humanité. Se sacrifier à l’envers, pour en finir avec l’homme cette fois-ci. Il part plus haut dans la montagne, et rate son coup, ou en tout cas fléchit. On nous dit qu’il serait ressaisi par la beauté du monde, par les énergies qui le parcourent. Si c’est le cas, ou bien si c’est la volonté avouée du réalisateur de nous montrer cela, c’est plutôt raté : rien que de la montagne aride et des cactus, un cheval crevé le long duquel le nouveau suicidé de la société s’étale, rien qui redonne envie de tout recommencer.
Et puis suivent (on a eu droit à une version longue du film, plus de deux heures et demie, mais peu importe, nous avons le temps) la redécouverte de la sexualité au spectacle de l’accouplement de - justement - un cheval et une jument, suivi de l’accouplement du Christ avec Marie dans l’ancienne grange (celle où l’on s’imagine que Jésus avait été enfanté par Marie), le démantèlement de la grange par un neveu sans foi ni loi, et enfin le sacrifice de Marie. Le Christ reste seul, fin du film sur une assez belle scène où l’on découvre les corps de Marie et des félons le long d’une voie ferrée, leur tracteur et leur chargement de pierres et d’hommes renversés par un train auparavant.
Le film a été célébré en France, primé à Cannes, salué par la critique. Ici et là on lit des jugements plutôt sévères sur la mauvaise qualité technique du film. Mais ce n’est pas l’aspect du film qui rebute le plus.
Ce qui gêne le plus, ce qui en fait un phénomène moderne par excellence, c’est la médiocrité intellectuelle et poétique qui se cache sous des dehors grandioses et métaphysiques. C’est la soupe symbolique servie là, bien chaude et goûteuse, cette façon de remixer de la pensée millénaire à travers des images chargées - et ô combien ! - sur le plan métaphysique, celle du cheval mort au pénis torturé, celle de la montagne aux symboles, celle de la vieille Indienne à la fertilité cachée, toute cette apparente habilité à resservir les mêmes plats, mais sans qu’il y ait jamais de fond, d’expérience qui lui corresponde, sinon celle d’un jeune technocrate qui, à un moment, se dit que le New Age peut aussi servir à cela, à faire de l’art, à faire de l’art comme on peut en faire aujourd’hui, c’est-à-dire avec peu de moyens, avec terriblement peu de moyens (perspectives, expériences).
On se dit donc que Japón est un symptôme, celui d’une époque où de plus en plus de gens feront de l’art, venus de tous les horizons, reprenant les plus gros symboles " librement ", selon leurs humeurs et leurs dépressions, en fonction de leur envie subite de lâcher tout, et que, spectateurs obligés, nous assisterons à cela de plus en plus, à cette montée de l’insignifiance certes, mais d’une " insignifiance grandiose ", de l’art pour tous pourvu qu’on ressente et qu’on souffre, donc de l’inverse de ce qu’il faudrait pour qu’une réelle culture partagée apparaisse : isolement, recherche patiente, silence, creusement, découverte d’une langue propre et jusqu’alors inconnue. Non, demain est ainsi fait et programmé qu’il s’affirmera comme le triomphe des spécialistes en conflits armés qui, un beau jour, auront aussi besoin d’exprimer leur part de romantisme ; des publicitaires fatigués par les soirées techno qui voudront délivrer leur âme de poètes au journal de vingt heures ; des sportifs éreintés par le dopage qui redécouvriront le message écologique et la sagesse de Lanza del Vasto en créant une communauté high tech dans les Causses. L’avenir, c’est l’avènement de la médiocrité sous une forme de progrès symbolique dont nous n’avons pas encore conscience, mais que Japón nous permet d’entrevoir, et rien que pour cela, il faut marquer ici un peu de reconnaissance.