Je n’ai jamais pensé écrire un jour pour le théâtre. Ecrire une phrase du genre « J’m’sens pas bien » me semblait relever de l’hérésie littéraire. En 1995, je m’engage à fond dans la restauration de la Maison Rimbaud à Aden. Je débarque au Yémen la veille de l’inauguration de la maison. La guerre civile éclate le soir de mon arrivée [2]. Je passe un mois dans la ville de Sanaa coupée du monde, à compter les Scuds qui tombent non loin de l’hôtel. Je rentre sonné au mois de juin à Paris et trouve un message du théâtre du soleil qui m’invite à participer à une soirée de l’Aida, association internationale de défense des artistes... À la tribune, il y a Mnouchkine, Chéreau, Derrida. À l’époque l’Algérie était confrontée à la barbarie islamiste. Les intellectuels du pays tombaient les uns après les autres sous les balles des terroristes. Le théâtre est plein comme un œuf. Je prends place à la tribune et lis un très court poème :
Ils ont interdit les routes parce qu’elles mènent vers les hommes et non vers Dieu.
Ils ont interdit les oiseaux parce qu’ils coupent le chemin aux prières.
Ils ont interdit les arbres parce qu’ils sont trop attachés à la terre.
Ils ont interdit la mer parce qu’elle s’aventure jusqu’au rivage des infidèles.
Ils ont interdit les puits parce qu’ils doutent de la bonté du ciel.
Ils ont interdit le calendrier parce qu’il croit au jour à venir.
Ils ont interdit le rire parce qu’il tourne le dos à l’enfer.
Ils ont interdit le chant parce qu’il pénètre l’âme.
Ils ont interdit la caresse parce qu’elle se prosterne devant le corps.
Ils ont interdit la femme parce qu’elle est un complot tramé par la vie.
La soirée s’achève dans la liesse. Ariane me demande d’écrire un texte pour la défense des libres penseurs qu’elle ferait entendre au Festival d’Avignon où elle donnait le Tartuffe.
Je prépare dans une grande fébrilité une joute poétique « le vin, le vent, la vie ».
En quelques jours, je me trouve projeté dans le monde du théâtre, à vivre de l’intérieur l’aventure de la troupe du Soleil, avec ses éclats , ses déchirements, ses débordements de haines et d’amours. Moi qui n’avais jamais mis les pieds au théâtre, j’assistais chaque soir aux huit heures de la ville Parjure et le lendemain au marathon du Tartuffe, si prémonitoire, où l’on voit une troupe de barbus envahir la scène.
Je découvre subitement le festival d’Avignon. Un embouteillage de comédiens, de parades enfantines et de spectacles superflus. Valérie Grail, alors comédienne du Soleil porte à bout de bras le projet. Elle est sur le pont jour et nuit. Collant les affiches le matin, et cherchant dans la nuit Ali Dilem qui s’est perdu.
Les premières répétitions se font au milieu de la Cour du Lycée Saint Joseph. Ariane arrive avec son équipe. Elle prend les textes, les lis à peine, en retient certains et en retire d’autres, sans lire presque, au flair, les comédiens sont presque tétanisés, » puisqu’il s’agit d’un texte sur le vin, amusez vous, buvez un coup ». Un comédien se lance dans un texte de Khayyâm, il lit, « plus haut, plus haut, » lui lance la metteure en scène. Le comédien monte sur la table, il est en extase, le mistral se lève de nouveau, « plus haut, plus haut encore, avec un texte comme ça tu peux voler » :
Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni guèbre, ni musulman ;
Je ne suis ni d’Orient, ni d’Occident...
Je ne suis pas de terre, ni d’eau, ni d’air, ni de feu...
Je ne suis pas de ce monde, ni de l’autre, ni du paradis ni de l’enfer,
Je ne suis ni d’Adam, ni d’Eve...
Ma place est d’être sans place, ma trace est d’être sans trace ;
Je n’ai d’autre fin que l’ivresse et l’extase.
Le jour tombe sur Avignon. Je me souviens de ce ciel. Je me souviens des toits en brique rouge. Le comédien prend un deuxième verre et monte d’un cran. « Plus fort, plus haut, » lui crie Ariane. Il est sur la table. Le mistral plus encore fou s’engouffre dans la cour, soulève les chaises, les feuilles, les arbres et le public. Le comédien est ailleurs, il crie. Le jour tombe. La voix de Khayyâm couvre la cour. Le public ne bouge pas en dépit des bourrasques. Il est comme rivé aux mots, aux corps du comédien. Je sens d’un coup mon corps comme attaché à la chair des autres. Je suis relié aux yeux, à la respiration, aux frémissements des gens. Le comédien fait un autre saut vers le ciel, il trébuche, il tombe sur la bouteille de vin qui se casse. Il est rouge, est-ce du sang ou du vin ? Il continue pourtant à déclamer. Ariane rit aux éclats. Le mistral tombe d’un coup. Je viens de voir pour la première fois comment un texte prend chair, et corps, jusqu’au bout, jusqu’à la chute, jusqu’à la blessure. Ma première leçon de théâtre. Je pense alors à la formule de Lacan « faire l’amour ce n’est pas soulever une jupe mais un mot ». Faire du théâtre c’était ça, soulever à la fois la jupe et le mot.
Avec son aimable autorisation
inédit cité de Facebook