Dans le monde de la culture, le plagiat a toujours été considéré comme un mal. On l’assimile généralement au vol ; ceux qui n’ont pas de talent dérobent la langue, les idées et les images pour s’enrichir ou pour servir leur gloire personnelle. Mais, comme nombre de mythologies, celle du plagiat est facilement réversible. Ne devrait-on pas plutôt suspecter ceux qui soutiennent la législation de la représentation et de la privatisation du langage ?
Et dans un contexte social donné, ne sont-ce pas les actions plagiaires qui contribuent le plus à l’enrichissement culturel ? Avant le Siècle des Lumières, le plagiat participait à la diffusion des idées. Un poète anglais pouvait prendre et traduire un sonnet de Pétrarque et se l’attribuer. La pratique était tout à fait acceptable et en accord avec l’esthétique classique de l’art comme imitation. La valeur réelle de cette activité résidait moins dans le renforcement d’une esthétique classique que dans la diffusion d’œuvres vers des régions qu’elles n’auraient pu atteindre autrement. Les travaux de plagiaires comme Chaucer,Shakespeare, Spenser, Sterne, Coleridge et De Quincey, sont une part vivante de l’héritage anglais et appartiennent encore au canon littéraire(1). Aujourd’hui, les conditions ont changé et le plagiat redevient une stratégie acceptable, voire cruciale pour la production textuelle. Nous sommes à l’âge du recombinatoire, à l’âge des corps recombinés, des catégories sexuelles recombinées, des textes recombinés, de la culture recombinée. Avec le recul, on peut dire que, dans le passé, la recombinatoire a toujours été un élément essentiel du développement du sens et de l’invention ; récemment, les progrès extraordinaires de l’électronique ont attiré l’attention sur son importance, aussi bien théorique que pratique (l’utilisation du morphing dans le cinéma et la vidéo par exemple).La valeur première de toute technologie électronique, en particulier celle des ordinateurs et des systèmes d’imagerie, est la vitesse incroyable à laquelle ils sont capables de transmettre l’information, qu’elle soit brute ou déjà traitée. Lorsque l’information circule à très grande vitesse dans les réseaux, des systèmes de sens disparates, incommensurables parfois, se croisent, avec des conséquences inédites tant sur le plan d’une meilleure compréhension que d’une nouvelle inventivité. Dans une société dominée par l’explosion de la « connaissance », il est plus urgent d’explorer les possibilités du sens de l’existant que d’accumuler de l’information redondante (même si elle est produite selon la méthodologie et la métaphysique de l’« original »). Jadis, on défendait le plagiat en insistant sur son utilité sur le plan de la résistance à la privatisation de la culture, laquelle répondait aux besoins et aux désirs de l’élite au pouvoir. Étant donné la nature même de l’existence post-moderne et de sa techno-infrastructure, on peut affirmer que le plagiat est aujourd’hui acceptable, voire inévitable. Il est productif, mais n’implique pas l’abandon du modèle romantique de production culturelle privilégiant la création ex nihilo. D’un point de vue général, ce modèle est assurément anachronique, mais il demeure valide dans certaines situations spécifiques, bien que personne ne puisse dire quand il sera à nouveau globalement approprié. Quoi qu’il en soit, il s’agit de mettre fin à sa tyrannie et à sa bigoterie culturelle institutionnalisée. Nous appelons ici à l’ouverture de la base de données culturelles, afin que chacun puisse utiliser la technologie de production textuelle au maximum de ses capacités.
Les idées s’améliorent. Le sens des mots participent de cette amélioration. Le plagiat est nécessaire. Il est la conséquence du progrès. Il s’empare de la phrase d’un auteur, use de ses expressions, efface une idée fausse et la remplace par une idée juste (note a).
Pourtant, un fardeau de connotations négatives pèse sur le plagiat (en particulier dans la classe bureaucratique) ; alors que les besoins se sont accrus avec le temps, le plagiat lui-même a été camouflé sous un nouveau lexique par ceux qui souhaitaient faire de sa pratique une méthode ou une forme légitime de discours culturel. Ready-made, collage, art-cloche, écriture automatique, intertexte, combinaisons, détournement, appropriation : autant d’expressions qui témoignent des explorations du plagiat. Certes, ces termes ne sont pas exactement synonymes, mais ils recoupent un corpus de sens essentiel à la philosophie et à l’activité plagiaire. Philosophiquement, ils s’opposent tous aux doctrines essentialistes du texte : dans un texte donné, aucune structure ne donne un sens universel et nécessaire. Aucune oeuvre d’art ou philosophique ne peut s’épuiser d’elle-même. De telles oeuvres sont toujours en relation avec le processus vital d’une société, tout en en étant distinctes. L’essentialisme des Lumières n’est pas parvenu à dégager une unité d’analyse qui soit aussi une base du sens. Celles qui interviennent dans l’analyse d’un texte sont tout aussi arbitraires que la connexion entre le signifiant et son référent. La notion de lexia proposée par Roland Barthes indiquait avant tout l’abandon de la recherche d’une unité fondamentale de sens. Projet d’emblée voué à l’échec, dans la mesure où le langage était le seul outil disponible pour développer un méta-langage. Autant vouloir manger de la soupe avec de la soupe. Le texte en soi est fluide - même si le jeu de langage de l’idéologie peut donner l’illusion d’une stabilité, créant un blocage par manipulation des questions irrésolues de la vie quotidienne. En conséquence, le principal objectif du plagiaire sera donc de restaurer la dynamique et la dérive instable du sens, en s’appropriant et en recombinant des fragments de culture. On peut ainsi produire du sens, sans qu’il soit préalablement associé à un objet ou à un ensemble d’objets.
Marcel Duchamp est l’un des premiers à avoir compris le pouvoir de la recombinatoire ; avec sa série de ready-mades(1’), il a été le premier à donner forme à cette nouvelle esthétique. Duchamp a pris des objets auxquels il était « visuellement indifférent » et il les a recontextualisés de manière à en détourner le sens. En sortant, par exemple, l’urinoir des toilettes, en le signant et en le plaçant sur un piédestal dans une galerie d’art, il a fait dévier l’interprétation en apparence exhaustive et fonctionnelle de l’objet. Même si le sens premier ne disparaît pas totalement, il se trouve brusquement associé à une autre possibilité - sa signification en tant qu’objet d’art. Le problème de l’instabilité s’est accru lorsqu’on a soulevé la question de l’origine : l’objet n’était pas fabriqué par l’artiste, mais par une machine. Que le spectateur ait ou n’ait pas accepté d’autres interprétations quant à la fonction de l’artiste et à l’authenticité d’un objet d’art, l’urinoir exposé dans une galerie a provoqué un moment de doute et de réévaluation. Ce jeu conceptuel a fait de nombreux adeptes durant le vingtième siècle, parfois avec des objectifs bien étriqués, comme les combinaisons de Rauschenberg - conçues simplement pour attaquer l’hégémonie culturelle de Clement Greenberg - parfois pour promouvoir une restructuration politique et culturelle à grande échelle, comme ce fut le cas des Situationnistes. Dans tous les cas, les plagiaires ont oeuvré pour l’ouverture du sens par l’injection du scepticisme dans la culture-texte.
On assiste, là aussi, à l’échec de l’essentialisme romantique. L’objet supposé transcendantal n’échappe pas non plus à la critique des sceptiques. La notion du ready-made inversé de Duchamp (détourner un tableau de Rembrandt en table à repasser) suggère que l’objet d’art ainsi distingué tire sa puissance d’un processus de légitimation historique profondément enraciné dans les institutions de la culture, et non du fait d’être le passage obligé vers les hauteurs de la transcendance. L’idée n’est pas de nier les possibilités de l’expérience transcendantale, mais d’affirmer simplement qu’elle n’existe pas ; elle est pré-linguistique et, de fait, reléguée dans les sphères intimes de la subjectivité individuelle. Une société où la division du travail est complexe a besoin d’une rationalisation du processus institutionnel, qui à son tour dépossède l’individu d’un moyen de partager l’expérience non rationnelle. Au contraire des sociétés où la division du travail est simple et le vécu d’un des membres est semblable à celui de son voisin (une aliénation minimale), l’expérience du spécialiste n’a rien de commun avec celle des autres spécialistes. Par conséquent, la communication a avant tout une fonction instrumentale.
Le plagiat s’est historiquement refusé à privilégier un texte quelconque par des mythes légitimant, qu’ils soient spirituels, scientifiques ou autres. Le plagiaire voit tous les objets à l’identique et, de ce fait, il horizontalise le plan du phénomène. Tous les textes sont potentiellement utilisables et réutilisables. C’est en cela que réside l’épistémologie de l’anarchie ; le plagiaire s’y réfère pour discuter le fait que si la science, la religion ou toute autre institution sociale exclut la certitude de la sphère privée, alors il vaut mieux doter la conscience du maximum de catégories d’interprétations possible. La tyrannie des paradigmes peut avoir des conséquences bénéfiques (une plus grande efficacité du paradigme lui-même par exemple), mais la répression coûte trop cher aux individus (exclusion des autres modes de pensée et réduction des possibilités d’invention). Mieux vaut dériver dans les séquences de signes, qu’être mené par elles, et choisir l’interprétation la plus adaptée aux conditions sociales d’une situation donnée.
Il faut mélanger diverses techniques de cut-up afin de répondre à l’omniprésence des émetteurs qui nous abreuvent de leurs discours moribonds (les médias de masse, la publicité etc.). Il faut dé-chaîner les codes - pas, encore, le sujet - de façon à ce que quelque chose puisse éclore, s’échapper : les mots entre les lignes, les obsessions personnelles. Une autre forme de mots est née, qui échappe au totalitarisme des médias, mais en absorbe la puissance pour la retourner contre ses anciens maîtres.
La production culturelle, littéraire ou autre, est traditionnellement un processus lent et pénible. En peinture, sculpture, ou dans l’écriture, la technologie a toujours été primitive. Pinceaux, burins et marteaux, plume et papier, imprimerie même, ne se prêtent pas à la production rapide et à la grande distribution. Le délai entre production et diffusion peut sembler insupportablement long. Comparés aux oeuvres électroniques, les livres d’art et l’art visuel traditionnel souffrent encore énormément de ce problème. Avant que la technologie électronique ne domine, les textes eux-mêmes se définissaient assez clairement comme des oeuvres individuelles. Les fragments culturels étaient perçus comme des unités indépendantes, dans la mesure où leur influence s’étendait suffisamment lentement pour permettre le développement méthodique d’un argument ou d’une esthétique. On pouvait maintenir les frontières entre les disciplines et les écoles de pensée. La connaissance était considérée comme finie et, donc, facile à contrôler. Au dix-neuvième siècle, les nouvelles technologies se mirent à accroître la vitesse du développement culturel, et cet ordre traditionnel se délita. Durant la Guerre Civile américaine, Lincoln était assis devant son poste de télégraphe, attendant impatiemment les rapports de ses généraux au front. Il n’avait aucune indulgence pour la rhétorique surannée du passé et exigeait de ses officiers une économie de langage efficiente. On n’avait plus le temps pour les ambiguïtés traditionnelles de l’essayiste élégant. Depuis, la vitesse culturelle et l’information se sont accrues à un rythme exponentiel, déclenchant une véritable panique de l’information.
Celle-ci doit être produite et diffusée en temps réel, sans délai, ni pause. À cette demande, la techno-culture a répondu par les bases de données et les réseaux électroniques où l’information circule à la vitesse de l’éclair.
Dans ces conditions, le plagiat répond aux besoins de l’économie de la représentation, sans en étouffer l’invention. Si celle-ci se manifeste lorsque émerge une perception ou une idée nouvelle - par l’intersection d’au moins deux systèmes formellement disparates -, alors les méthodologies recombinantes sont souhaitables. C’est en cela que le plagiat va au-delà du nihilisme. Il ne se contente pas d’injecter du scepticisme pour contribuer à la destruction des systèmes totalitaires qui freinent l’invention ; il participe à l’invention et, de fait, il est également productif. Le génie d’un inventeur comme Léonard de Vinci tenait à sa capacité de recombiner les systèmes alors séparés de la biologie, des mathématiques, de l’ingénierie et de l’art. Il n’était pas tant un créateur qu’un synthétiseur. Il y a peu d’exemples de tels individus dans l’histoire, car les mémoires biologiques sont rarement capables de retenir autant de données. Aujourd’hui, cependant, l’ordinateur facilite la technologie de la recombinatoire. Le problème des futurs producteurs culturels est d’avoir accès à cette technologie et à l’information. En fin de compte, l’accès est le plus précieux de tous les privilèges ; il est donc strictement gardé. Ce qui nous amène à nous demander en retour si, pour être un bon plagiaire, il ne faut pas être aussi un bon hacker (2).
Des écrivains très sérieux refusent de s’ouvrir aux possibilités de la technologie. Je n’ai jamais pu comprendre ce type de peur. Nombre d’entre eux redoutent d’utiliser un magnétophone, et l’idée de se servir d’un quelconque outil électronique à des fins littéraires ou artistiques est, à leurs yeux, une forme de sacrilège.
Dans une certaine mesure, un peu de technologie est passée à travers les mailles du filet et elle est tombée aux mains de quelques bienheureux. Le meilleur exemple en est l’ordinateur personnel et le caméscope. On a développé des programmes d’hypertexte et de traitement d’images pour accompagner ces objets de consommation et les rendre plus versatiles - des programmes conçus pour faciliter la recombinatoire. Le rêve du plagiaire est de pouvoir, par des commandes simples, accéder au texte, le déplacer et le recombiner. Il se peut que le plagiat appartienne de plein droit à la culture post-livresque, car il aura fallu l’avènement de cette société pour expliciter ce que la culture du livre, avec ses génies et ses auteurs, a toujours caché : l’information est plus utile quand elle interagit avec d’autres informations, que lorsqu’elle est déifiée et présentée dans le vide.
La recherche de nouveaux modes de recombination de l’information a été le propre du vingtième siècle, même si elle est restée le fait d’un petit nombre. En 1945, dans un article de l’Atlantic Monthly, Vannevar Bush (3), ex-conseiller scientifique de Franklin D. Roosevelt, a proposé une nouvelle organisation de l’information. À cette époque, l’informatique en était à ses débuts et on n’avait pas encore conscience de ses véritables capacités. Bush eut pourtant la vision d’un système qu’il appela le Memex. Selon lui, il fallait le fonder sur un stockage sur microfilms et sur un dispositif permettant à l’utilisateur de sélectionner et d’afficher la section de son choix, l’autorisant ainsi à se déplacer librement, sans corrélation préalable, de fragment d’information en fragment d’information.
Il était impossible à l’époque de fabriquer le Memex, mais avec l’évolution de l’informatique, son idée s’avéra pleine de sens pratique. Vers 1960, Theodor Nelson, qui commençait à étudier la programmation à l’Université, parvint à ce résultat : Après des mois, je réalisai que les programmeurs structuraient leurs données hiérarchiquement, bien qu’ils ne fussent pas tenus de le faire. Je commençai à voir l’ordinateur comme le lieu idéal d’interconnexion des données accessibles à l’homme. Je compris que l’écriture n’avait pas à être séquentielle, et que non seulement les livres et les magazines de demain seraient sur écrans (des terminaux à tube cathodique), mais qu’ils pourraient tous être connectés les uns aux autres dans toutes les directions. Je commençai aussitôt à travailler sur un programme (écrit en langage 7090 Assembleur) pour développer ces idées.
L’idée de Nelson, qu’il baptisa hypertexte, ne fit pas d’adeptes au début ; mais vers 1968, son utilité devint évidente pour certaines personnes au gouvernement et dans l’industrie de la défense. Un autre pionnier de l’informatique, Douglas Englebart, au crédit duquel on porta de nombreuses avancées dans l’usage de l’ordinateur (comme le développement de l’interface Macintosh et Windows), développa un prototype (4). Son système, nommé Augment, fut mis à contribution pour organiser le réseau de recherche du gouvernement, ARPAnet ; McDonnell Douglas, le contracteur de la défense, l’utilisa pour améliorer la coordination de projets au sein des groupes de travail techniques, comme la conception d’avion : Toutes les communications sont automatiquement implémentées dans la base d’information d’Augment et liées, si nécessaire, à d’autres documents. Un ingénieur peut, par exemple, utiliser Augment pour écrire et délivrer électroniquement un plan de travail aux autres membres du groupe. Ceux-ci peuvent alors étudier le document, ajouter des commentaires liés à l’original, et créer le cas échéant une « mémoire du groupe » des décisions prises. Les facultés puissantes de liens d’Augment, permettent aux utilisateurs de retrouver très rapidement de l’information, même ancienne, sans se perdre ni être submergés par des détails. L’informatique a été améliorée en permanence et - comme tant d’autres avancées technologiques aux États-Unis - après avoir été exploitée dans ses moindres détails par l’armée et les services secrets, elle a pu faire accessoirement l’objet d’une exploitation commerciale. Certes, le développement des micro-processeurs et de la micro-informatique grand public ont immédiatement créé le besoin de logiciels qui faciliteraient la gestion d’une masse toujours croissante d’information, en particulier textuelle. La première application humaniste de l’hypertexte vient probablement du domaine éducatif. De nos jours, l’hypertexte et l’hypermédia (qui ajoute les images graphiques à la gamme des interconnections possibles) restent les outils privilégiés de la création industrielle et de l’éducation.
Une expérience intéressante à cet égard a été mise en oeuvre en 1975 par Robert Scholes et Andries Van Dam à l’Université de Brown. Scholes, professeur d’anglais, fut contacté par Van Dam, qui enseignait l’informatique. Celui-ci souhaitait savoir si certaines disciplines des sciences humaines pouvaient bénéficier de ce que l’on appelait à l’époque un éditeur de texte (aujourd’hui traitement de texte) doté de fonctions hypertextes. Scholes et deux assistants constituèrent un groupe de travail et furent particulièrement impressionnés par un aspect du programme : ils pouvaient lire tous les éléments liés à un texte sur un mode non linéaire. Un hypertexte est donc clairement perçu comme un réseau d’éléments interconnectés. Cette description suggère un parallèle bien précis entre la conception de la culture-texte et celle de l’hypertexte.
L’une des facettes les plus importantes de la littérature (et aussi la plus difficile à interpréter) est sa nature réflexive. En se référant à ce corps global de matériaux poétiques, dont chaque poème particulier est un petit segment, les poèmes personnels gagnent constamment en sens - souvent par le biais d’allusions directes ou de re-utilisation des motifs traditionnels et des conventions, parfois par des moyens plus subtils comme le développement de genre et l’extension ou la référence biographique.
Il leur aurait été facile d’assembler une base de données hypertextuelle de matériaux poétiques, mais Scholes et son groupe étaient plus intéressés par l’interactivité - c’est-à-dire qu’ils voulaient construire un « texte commun », contenant non seulement la poésie, mais aussi les commentaires et les interprétations des étudiants. De cette manière, chaque étudiant pouvait lire un ouvrage et y attacher des « notes » d’observation. Le « texte étendu » ainsi obtenu pouvait être lu et implémenté sur un terminal doté d’un écran divisé en quatre parties. Le poème s’affichait dans l’une des zones (nommées fenêtres) et les éléments liés dans les trois autres fenêtres, selon un ordre choisi. Ceci renforce très nettement la tendance à la lecture non linéaire. Chaque étudiant apprenait ainsi à lire une oeuvre comme si elle existait réellement, non pas « dans le vide » mais plutôt comme le point de départ d’un corpus de documents et d’idées se révélant progressivement.
L’hypertexte est semblable à certaines formes de discours littéraire. Dès ses débuts, on l’a défini sommairement comme un texte multidimensionnel, proche de ce que peut être l’article standard d’un chercheur en sciences humaines ou en philosophie, parce qu’il fait appel aux mêmes systèmes conceptuels, tels que les notes de bas de page, les annotations, les citations et allusions à d’autres ouvrages, etc. Malheureusement, les conventions de la lecture et de l’écriture linéaires, la physicalité de la double page et la nécessité de les relier en une séquence unique, a sérieusement limité le véritable potentiel de ce type de texte. L’un des problèmes est que le lecteur est souvent obligé de chercher l’information corrélée dans le texte (ou de poser le livre pour la chercher ailleurs). Procédé qui prend du temps et distrait le lecteur ; au lieu de se déplacer facilement et instantanément dans des zones d’archivage éloignées ou inaccessibles, il doit lutter contre des nombreux obstacles physiques. L’avènement de l’hypertexte a permis un déplacement rapide et flexible dans l’espace de l’information, enfin en adéquation avec le fonctionnement de l’intellect humain, et à un degré que ne permettaient pas le livre et la lecture séquentielle. Le texte recombinant sous forme hypertextuelle témoigne de l’émergence de la perception de constellations textuelles, toujours/déjà, novas en explosion. Dans cette lumière étrange le biomorphe des auteurs se consume (note b).
Il faut rendre grâce à Barthes et Foucault d’avoir théorisé la mort de l’auteur ; cependant, pour le technocrate qui recombine et implémente de l’information sur son ordinateur ou sa console vidéo, l’auteur absent est davantage une histoire de vie quotidienne. Il/elle vit dans le rêve d’un capitalisme toujours désireux de perfectionner sa production. La notion japonaise de « livraison juste à temps » (en flux tendus), où les unités à assembler sont livrées sur demande à la chaîne d’assemblage, était la première étape de la rationalisation des tâches de montage. Il n’y a pas de capital sédentaire dans un tel système, mais un flux constant de marchandises brutes livrées au distributeur au moment précis où le consommateur en a besoin. Le système nomade élimine les empilements de stocks (il y a encore des temps morts ; le japonais, lui, les a réduit à une poignée d’heures et vise les quelques minutes). Ainsi, production, distribution et consommation ont implosé en un seul et même acte, sans commencement ni fin, une simple circulation ininterrompue. De la même façon, un flot ininterrompu de textes inonde les réseaux électroniques. Dans cette société de la vitesse, il n’y a plus place pour les délais caractéristiques des unités discontinues. De ce fait, la notion d’origine disparaît de la réalité électronique. La production de texte présuppose l’immédiateté de sa diffusion, de sa consommation et de sa révision. Tous ceux qui participent au réseau participent aussi à l’interprétation et à la mutation du flux textuel. Le concept d’auteur n’est pas mort, il a simplement cessé de fonctionner. L’auteur est devenu un ensemble abstrait qui ne peut être réduit à la biologie ou à la psychologie de l’individu. Évidemment, un tel constat prend des allures apocalyptiques - la peur que l’humanité ne s’égare dans le flux textuel. Se pourrait-il que les humains ne soient pas capables de prendre part à l’hypervitesse ? On peut rétorquer que de tout temps, les humains, ensemble ou individuellement, n’ont jamais su prendre part à la production culturelle. Aujourd’hui au moins, il y a une potentialité de démocratie culturelle plus élevée. Le bio-génie solitaire n’a plus à remplacer l’humanité à lui tout seul. Le véritable enjeu est toujours le même : la nécessité d’accéder aux ressources culturelles.
Les découvertes de l’art et de la critique post-moderne relatives aux structures analogiques des images démontrent que lorsque deux objets sont mis en présence, quelques éloignés que soient leurs contextes, une relation s’établit. Se restreindre soi-même à une mise en relation personnelle de mots est une pure convention. La somme de deux expressions indépendantes dépasse la somme des éléments originaux et produit une organisation synthétique au potentiel supérieur (note c).
Le livre n’a nullement disparu. L’industrie de l’édition résiste toujours à l’émergence du texte recombinant et s’oppose à l’accélération de la culture. Afin d’assurer sa survie, elle s’est installée dans l’interstice entre production et consommation de textes. Si on autorise un accroissement de la vitesse, le livre est condamné, et, avec lui, ses compagnons de la Renaissance, la peinture et la sculpture. C’est pourquoi l’industrie a si peur du texte recombinant. Une telle oeuvre comble le vide entre production et consommation, et ouvre le marché à tous ceux qui ne sont pas des célébrités littéraires. Si l’industrie ne peut plus s’appuyer sur le spectacle de l’originalité et de l’unicité pour différencier ses produits, sa rentabilité s’écroule. Par conséquent, elle avance en traînant des pieds, mettant des années à publier des informations qu’on voudrait immédiates. Mais, étrange ironie de la situation, pour réduire la vitesse, elle est également obligée de participer à l’urgence sous sa forme la plus intense, celle du spectacle. Elle doit se réclamer de la « qualité » et des « standards », elle doit inventer des célébrités. De tels efforts impliquent une publicité immédiate - c’est-à-dire une pleine participation au simulacre qui sera sa propre perte.
Du point de vue quotidien du bureaucrate, l’auteur est bel et bien vivant. Il/elle peut être vu(e), touché(e) et sa signature sur la couverture des livres et des magazines témoigne de son existence. À une telle évidence, la théorie répond par une maxime : la signification d’un texte donné découle exclusivement de sa relation à d’autres textes. Ces textes dépendent de ce qu’il y avait avant eux, du contexte dans lequel ils se trouvent et de la capacité d’interprétation du lecteur. Cet argument n’a bien sûr aucun poids pour les segments sociaux pris dans l’interstice culturel. Tant que ce sera le cas, on n’accordera aucune légitimation historique aux producteurs de textes recombinants, toujours suspects aux yeux des gardiens de la « haute » culture.
Prenez vos propres mots, ou les mots supposés être « les mots mêmes » d’un individu quelconque mort ou vivant. Vous verrez vite que ces mots n’appartiennent à personne. Les mots ont une vitalité propre. Les poètes sont supposés les libérer - non pas les enchaîner à des phrases. Les poètes n’ont pas de mots « qui leur soient propres ». Les mots n’appartiennent pas aux écrivains. Depuis quand seraient-ils la propriété de quiconque ? « Vos propres mots », vraiment ! et qui êtes-« vous » donc ?
Fin 60, début 70, l’invention du magnétoscope Portapak déclencha force spéculations chez les artistes radicaux des médias : dans un futur proche, chacun aurait accès à un tel équipement, ce qui provoquerait une révolution dans l’industrie de la télévision. Beaucoup espéraient que la vidéo devienne l’outil suprême d’un art démocratique distribué Chaque foyer aurait son centre de production, et faire confiance aux réseaux de télévision pour être informé ne serait plus qu’une possibilité parmi d’autres. Une prophétie qui ne se réalisa malheureusement jamais. Démocratiquement parlant, la vidéo ne redistribua pas beaucoup plus les possibilités de production d’images que le film super 8, et n’eut que peu d’effet sur la diffusion. Hormis la vidéo domestique, elle est restée aux mains de l’élite technocratique, même si (comme dans toute classe), certains segments marginalisés ont résisté à l’industrie des médias et maintenu un programme de décentralisation.
La révolution vidéo a échoué pour deux raisons : un manque d’accessibilité et une absence de désir. Il est toujours aussi difficile d’avoir accès à l’équipement, en particulier à celui de post-production, et il n’y a pas de points de distribution hormis le réseau public local proposé en franchise par certaines télés câblées. Il a également été difficile de convaincre ceux qui n’appartenaient pas à la classe technocratique de vouloir faire quelque chose avec la vidéo, quand bien même avaient-ils accès au matériel. Fait compréhensible, quand on voit la quantité astronomique d’images offerte par les médias, il ne vient pas à l’idée d’en produire davantage. Les plagiaires contemporains sont justement en proie au même découragement. La potentialité à générer des textes recombinants de nos jours n’est précisément que potentielle. Elle a tout au plus une assise confortable, puisque l’ordinateur qui permet de produire ces textes a échappé aux technocrates et s’est répandu dans la classe bureaucratique ; pourtant, la production culturelle électronique n’a pas pris la forme démocratique qu’espéraient les plagiaires utopistes.
Les problèmes immédiats sont évidents. Le coût technologique d’un plagiat productif est encore trop élevé. Même si l’on opte pour le mode moins efficace du plagiat manuscrit, on a besoin de l’édition électronique pour le diffuser, puisque aucune maison d’édition ne l’acceptera. Pire encore, en général la population des États-Unis ne sait que recevoir de l’information, elle ne sait pas en produire. Dans le cadre de cette structure exclusive, la technologie, tout comme le désir et la capacité d’en user, reste centrée sur une économie utilitaire, où l’esthétique et les possibilités de résistance n’ont que peu d’importance.
À ces barrières évidentes, vient s’ajouter un problème plus insidieux émergeant de la schizophrénie sociale américaine. Alors que son système politique est théoriquement fondé sur les principes démocratiques d’inclusion, son système économique se fonde sur ceux de l’exclusion. Par conséquent, la superstructure culturelle, un luxe en soi, tend, elle aussi, vers l’exclusion. Un principe économique déterminant dans l’invention du copyright, qui n’a pas été conçu à l’origine pour protéger les auteurs, mais pour réduire la concurrence entre éditeurs. Le copyright apparut pour la première fois en Angleterre au dix-septième siècle ; son but était de préserver à perpétuité le droit exclusif des éditeurs eux-mêmes d’imprimer certains titres. Sous couvert, bien sûr, que toute oeuvre littéraire formulée le soit dans un langage qui porte la marque de son auteur, et donc d’une propriété privée. Issu de cette mythologie, le copyright a fleuri dans le vieux capital, faisant jurisprudence dans le domaine de la privatisation d’une production culturelle, qu’il s’agisse d’une image, d’un mot ou d’un son. De ce fait, le plagiaire (même technocrate) est maintenu dans la marginalité, quel que soit l’effet inventif et efficace que puisse avoir sa méthodologie sur l’état de la technologie et de la connaissance.
À quoi bon sauver le langage, quand il n’y a plus rien à dire ? L’époque actuelle nous oblige à repenser et à re-formuler la notion de plagiat. Sa fonction a trop longtemps été dévaluée par une idéologie qui n’a plus sa place dans la techno-culture. Laissons perdurer les notions romantiques d’original, de génie et d’auteur, mais comme éléments de la production culturelle, sans privilège particulier sur un autre élément tout aussi utile. Il est temps de nous servir ouvertement et audacieusement de la méthodologie de la recombinatoire, histoire d’être mieux en accord avec la technologie de notre temps.
1.N.d.e. Voir le texte de Ram Samudrala, « L’avenir de la musique », qui développe une argumentation assez proche.
1’. N.d.e. Voir http://www.franceweb.fr/zumba/.
2. N.d.e. Le CAE s’éloigne de la définition orthodoxe du hacker donnée par Eric S.Raymond (voir « Comment devenir un Hacker »). Ici, hacker est utilisé au sens de personne s’introduisant dans un système informatique quelconque sans autorisation. Bien entendu, pour un motif valable : la liberté du savoir. Nombre de hackers refusent ainsi l’appellation jugée infamante de « cracker » car ils sont autoconvaincus de la légitimité de leur action. Le cracker, c’est toujours l’autre...
3. N.d.e. Sur Memex, Bush et les fondateurs de l’hypermédia, voir l’excellent site hypertexte et hypermédia : http://home.nordnet.fr/ yclaeyssen/....
4. N.d.e. Engelbart est à l’origine de ce que l’on appelle « l’interface graphique », soit le système de fenêtres, de menus déroulant et d’icônes, présenté comme une métaphore du bureau, grâce auquel l’utilisateur manipule aujourd’hui un ordinateur. Au passage, en 1968, il a aussi inventé la souris. Le Macintosh d’Apple fut le premier appareil grand public à reprendre ces principes en 1984, suivi par le système d’exploitation Windows de Microsoft.
a. Dans sa forme la plus héroïque, la note de bas de page est une fonction hypertextuelle à faible vitesse - c’est-à-dire qu’elle met le lecteur en relation avec d’autres sources d’information qui s’articuleront ensuite avec les mots du producteur. Elle indique une information complémentaire, trop longue pour être intégrée dans le texte même. Il n’y a rien à objecter à cette fonction. La note de bas de page est aussi un moyen de surveillance grâce auquel on teste un auteur, pour être sûr qu’il/elle n’utilise pas à tort l’idée ou la phrase d’un autre. C’est ce qui la rend problématique, même si elle permet, par exemple, de vérifier les conclusions d’une étude quantitative. Cette fonction de surveillance impose pour toute séquence linguistique des interprétations fixes et la notion de propriété du langage et des idées. La note devient un hommage au génie supposé avoir émis ces idées. Ce qui serait acceptable si tous ceux qui le méritent obtenaient crédit ; mais c’est impossible car cela marquerait le début d’une régression infinie. Par conséquent, ce que l’on craint le plus se produit ; bon nombre de travaux sont volés, passés en fraude sous couvert de la signature mentionnée. La signature authentifiante permet aux personnes vivantes, d’être récompensées pour le travail des autres. Il faut avoir conscience que l’écriture en elle-même est du vol : on modifie les caractéristiques de la vieille culture-texte, comme on maquille de la marchandise volée. Le propos n’est pas de supprimer la signature, mais de se souvenir qu’elle n’est qu’un simple signe, une sténographie permettant de stocker une collection d’idées interconnectées, et de les redéployer rapidement.
b. Si la signature est une sorte de sténo culturelle, alors il n’est pas forcément atroce d’en saboter les structures pour éviter le piège de la suffisance. Attribuer des mots à une image, ex. une célébrité intellectuelle, est inutile. L’image est un outil ludique, tout comme la culture-texte. Imaginer l’histoire de l’image spectaculaire et l’écrire est tout aussi important que rester fidèle à sa structure factuelle. Il faudrait choisir la méthode la plus adaptée au contexte de production, celle qui offrira les plus grandes possibilités d’interprétation. Le producteur de textes recombinants augmente le langage, et préserve souvent le code généralisé, comme Karen Eliot citant Sherrie Levine qui aurait dit : « Le plagiat ? je n’aime pas du tout le goût que ça a ! »
c. Il va sans dire qu’on ne se borne pas à corriger une oeuvre ou à intégrer à un écrit récent divers fragments de textes anciens. On peut altérer le sens de ces fragments de manière appropriée, et laisser les constipés à leur défense servile de la « citation ».