Démilitariser l’enseignement
L’esprit de caserne a régné souverainement dans les écoles. On y défilait au pas, obtempérant aux ordres de pions auxquels ne manquaient que l’uniforme et les galons. La configuration du bâtiment obéissait à la loi de l’angle droit et de la structure rectiligne. Ainsi l’architecture s’employait-elle à surveiller les écarts de conduite par la rectitude d’une autorité spartiate.
Jusque dans les années soixante, l’institution éducative demeura pétrie de ces vertus guerrières qui prescrivaient d’aller mourir aux frontières plutôt que de s’adonner aux plaisirs de l’amour et du bonheur. Une telle injonction sombrerait aujourd’hui dans le ridicule mais, en dépit de la mutation amorcée en mai 1968 et du discrédit dans lequel est tombée l’armée d’une Europe sans combat (à l’exception de quelques guerres locales où elle dédaigne d’intervenir), il serait excessif de prétendre qu’est frappée de désuétude la tradition de l’injonction vociférée, de l’insulte aboyée, de l’ordre sans réplique et de l’insubordination qui en est la réponse appropriée.
L’autorité presque absolue dont le maître est investi sert davantage l’expression de comportements névrotiques que la diffusion d’un savoir. La loi du plus fort n’a jamais fait de l’intelligence qu’une des armes de la bêtise. Beaucoup rechignent, sans doute, à n’avoir ainsi que le droit de se taire. Mais tant qu’une communauté d’intérêt ne situera pas au centre du savoir les inclinations, les doutes, les tourments, les problèmes que chacun ressent au fil du jour — c’est-à-dire ce qui compose la part la plus importante de sa vie —, il n’y aura que la morgue et le mépris pour transmettre des messages dont le sens ne nous concerne pas vraiment en tant qu’êtres de désirs.
L’autorité légalement accordée à l’enseignant prête un goût si amer à la connaissance que l’ignorance arrive à se parer des lauriers de la révolte. Celui qui dispense son savoir par plaisir n’a que faire de l’imposer mais l’encasernement éducatif est tel qu’il faut instruire par devoir, non par agrément.
Essayez donc de prôner une compréhension mutuelle entre un professeur pénétrant dans sa classe comme dans une cage aux fauves et des potaches rompus à esquiver le fouet et prêts à dévorer le dompteur ! Alors que l’autocratisme est partout battu en brèche en Europe occidentale, l’école reste dominée par la tyrannie. C’est à qui aboiera le plus fort dans une arène où les frustrations se déchirent.
Rien n’est plus ignoble que la peur, qui rabaisse l’homme à la bête aux abois, et je ne conçois pas qu’elle se puisse tolérer ni de la part de l’élève ni de la part du professeur. Rien ne progresse par la terreur que la terreur elle-même. Quand les directives pédagogiques s’échineraient à privilégier le principe qui me paraît la condition d’un véritable apprentissage de la vie : ôter la peur et donner l’assurance, il faudrait, pour l’appliquer, faire de l’école un lieu où ne règnent ni autorité ni soumission, ni forts ni faibles, ni premiers ni derniers. Tant que vous ne formerez pas une communauté d’élèves et d’enseignants attachés à parfaire ce que chacun a de créatif en soi, vous aurez beau vous indigner de la barbarie sous tous ses aspects, du fanatisme religieux, du sectarisme politique, de l’hypocrisie et de la corruption des gouvernants, vous ne chasserez ni les intégrismes, ni les mafias de la drogue et des affaires, parce qu’il y a dans l’organisation hiérarchisée de l’enseignement un ferment sournois qui prédispose à leur emprise.
Maintenant que les idéologies de gauche et de droite fondent au soleil de leur mensonge commun, le seul critère d’intelligence et d’action réside dans la vie quotidienne de chacun et dans le choix, auquel chaque instant le confronte, entre ce qui affermit sa propre vie et ce qui la détruit. Si tant d’idées généreuses sont devenues leur contraire, c’est que le comportement qui militait en leur faveur en était la négation. Un projet d’autonomie et d’émancipation ne peut, sans vaciller, se fonder sur cette volonté de puissance qui continue d’imprimer dans les gestes le pli du mépris, de la servitude, de la mort.
Je n’entrevois d’autre façon d’en finir avec la peur et le mensonge qui en résulte que dans une volonté sans cesse ravivée de jouir de soi et du monde. Apprendre à démêler ce qui nous rend plus vivant de ce qui nous tue est la première des lucidités, celle qui donne son sens à la connaissance.
Les techniques les plus élaborées mettent à notre disposition une somme considérable d’informations. De tels progrès ne sont pas négligeables mais ils resteront lettre morte si une relation privilégiée entre les éducateurs et de petits groupes d’écoliers ne branche pas le réseau de connaissances abstraites sur le seul « terminal » qui nous intéresse : ce que chacun veut faire de sa vie et de son destin.
L’exploitation violente de la nature a substitué la contrainte au désir ; elle a propagé partout la malédiction du travail manuel et intellectuel, et réduit à une activité marginale la vraie richesse de l’homme : la capacité de se recréer en recréant le monde.
En produisant une économie qui les économise jusqu’à en faire l’ombre d’eux-mêmes, les hommes n’ont fait qu’entraver leur évolution. C’est pourquoi l’humanité reste à inventer.
L’école porte la marque sensible d’une cassure dans le projet humain. On y perçoit de plus en plus comment et à quel moment la créativité de l’enfant y est brisée sous le martèlement du travail. La vieille litanie familiale : « travaille d’abord, tu t’amuseras ensuite » a toujours exprimé l’absurdité d’une société qui enjoignait de renoncer à vivre afin de mieux se consacrer à un labeur qui épuisait la vie et ne laissait aux plaisirs que les couleurs de la mort.
Il faut toute la sottise des pédagogues spécialisés pour s’étonner que tant d’efforts et de fatigues infligés aux écoliers aboutissent à d’aussi médiocres résultats. À quoi s’attendre quand le coeur n’y est pas, ou n’y est plus ?
Charles Fourier observant, au cours d’une insurrection, avec quel soin et quelle ardeur les émeutiers dépavaient une rue et élevaient une barricade en quelques heures, remarquait qu’il aurait fallu pour le même ouvrage trois jours de travail à une équipe de terrassiers aux ordres d’un patron. Les salariés n’auraient pris à l’affaire d’autre intérêt que la paie, au lieu que la passion de la liberté animait les insurgés.
Seul le plaisir d’être soi et d’être à soi prêterait au savoir cette attraction passionnelle qui justifie l’effort sans recourir à la contrainte.
Car devenir ce que l’on est exige la plus intransigeante des résolutions. Il y faut de la constance et de l’obstination. Si nous ne voulons pas nous résigner à consommer des connaissances qui nous réduiront au misérable état de consommateur, nous ne pouvons ignorer qu’il nous faudra, pour sortir du bourbier où s’enlise la société du passé, prendre l’initiative d’une poussée de sens contraire. Mais quoi ! On vous voit prêts à vous battre et à écraser les autres pour obtenir un emploi et vous hésiteriez à investir dans une vie qui sera tout l’emploi que vous ferez de vous-même ?
Nous ne voulons pas être les meilleurs, nous voulons que le meilleur de la vie nous soit acquis, selon ce principe d’inaccessible perfection qui révoque l’insatisfaction au nom de l’insatiable.
Chapitre 1 Avertissement aux écoliers et lycéens
Chapitre 2 En finir avec l’éducation carcérale et la castration du désir
Chapitre 5 Apprendre l’autonomie, non la dépendance