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Ce « Spot » 

mercredi 29 août 2012, par Jack London (Date de rédaction antérieure : 9 octobre 2011).

Je suis complètement dégoûté de Stephen Mackaye. Naguère, je ne jurais que par lui et l’aimais vraiment comme un frère. Nous ne nous voyons plus. Mais, si jamais nous nous retrouvons de nouveau, je ne réponds pas de moi. Il est inouï qu’un homme avec qui j’ai partagé mon pain et ma couverture, avec qui j’ai cheminé autrefois sur la piste du Chilcoot, m’ait joué un pareil tour.
Toujours j’avais considéré Stephen Mackaye comme un homme loyal, un bon camarade, une nature sincère, incapable de la moindre méchanceté. Jamais plus je ne me fierai à mes jugements sur mes semblables. Oui, j’ai soigné cet homme atteint de la typhoïde. Oui, nous avons pensé périr de faim, de compagnie, près des sources du Stewart. Il m’a, pour sa part, sauvé la vie sur le fleuve du Petit-Saumon. Et, maintenant, je le méprise et je le hais, et je lui en voudrai jusqu’à ma mort, du tour pendable qu’il m’a joué.
Voici l’histoire.

Nous partîmes ensemble pour le Klondike, lors de la grande ruée vers l’or, de l’automne de 1897. Nous avions paqueté et chargé sur nos épaules notre menu bagage, et nous effectuâmes ainsi une partie du chemin.

Mais nous étions partis trop tard pour pouvoir franchir le défilé du Chilcoot avant l’hiver et le gel. La neige, tout à coup, s’était mise à tomber. Il nous fallut acheter des chiens, pour accomplir en traîneau le reste du voyage. Et voilà comment nous acquîmes ce Spot.
Les chiens étaient hors de prix et il nous fallut payer, pour lui, cent dix dollars. Il semblait les valoir. Je dis « il semblait », car c’était, en apparence, une des bêtes les plus superbes que j’eusse jamais vues. Il ne pesait pas moins de soixante livres et toutes ses lignes étaient celles d’un excellent chien de traîneau.

Jamais, par contre, nous n’arrivâmes à déterminer exactement à quelle race il appartenait. Ce n’était pas un husky. Ce n’était pas, non plus, un malemute, ni un chien de la baie d’Hudson[1].

Il ressemblait à tous ces chiens à la fois et n’était aucun d’eux. Il avait aussi quelque chose des chiens civilisés et de leurs bigarrures coutumières. Car, sur un de ses flancs, se dessinait, sur sa couleur générale, qui hésitait entre le gris sale et le brun jaune, une énorme tache, noire comme du charbon et large comme le fond d’un seau. C’est pourquoi nous l’appelâmes « Spot »[2].

Les apparences d’un excellent chien, il les avait vraiment toutes. Lorsqu’il se mettait en forme, tous ses muscles saillaient magnifiquement, d’un bout à l’autre de son corps. Jamais je n’avais rencontré, dans tout l’Alaska, animal plus robuste d’aspect, ni qui parût plus intelligent. On eût juré, rien qu’en le regardant, qu’il était capable de faire, à lui seul, la besogne de trois chiens de son poids et de sa taille.

Peut-être en était-il réellement capable. Mais ce n’est qu’une supposition gratuite et je n’en ai jamais eu la preuve. Son intelligence et sa volonté ne s’exerçaient pas dans ce sens.
Il s’entendait beaucoup plus à voler et à piller. Oh ! là, il excellait. Il avait un instinct tout à fait surprenant, pour deviner quand il y avait à faire quelque travail. Et il se défilait en hâte. Il avait, dans ces occasions, le génie de se perdre et de demeurer perdu. Mais, pour le travail, toute son intelligence tombait soudain. Il devenait un être stupide, plus mou que du beurre, qui tremblait sur ses pattes, à vous faire saigner le cœur.

Cette stupidité apparente était, je l’ai toujours cru, un raffinement de son esprit. À l’instar de certains hommes (j’en connais ainsi un certain nombre), il estimait le travail une chose beaucoup trop vulgaire pour qu’il daignât s’y astreindre. Après avoir pesé le pour et le contre, il conclut, j’imagine, qu’une raclée de temps à autre, et pas de travail, valait infiniment mieux que n’être pas battu et travailler toujours.

Son intelligence était fort capable de ce calcul. Souvent je me suis assis devant ce chien et j’ai mis mes yeux dans ses yeux. Il arrivait un moment où des frissons m’en couraient tout le long du dos, où j’en tremblais jusqu’à la moelle épinière. Je ne puis dire exactement ce qu’était cette intelligence. J’en avais le sentiment, et voilà tout.

Lorsque je tentais de lire au fond de l’âme de ce chien, il me semblait que j’avais devant moi une âme humaine. J’en étais effrayé. Et je songeais à tout ce que l’on raconte des réincarnations communes de la bête et de l’homme. Quelque chose d’immense flottait dans les yeux de cette brute. Un message y était enclos, que j’étais incapable de saisir. Il errait derrière ces prunelles. Ce n’était ni de la lumière, ni de la couleur. C’était... J’ai souvent éprouvé la même impression devant les yeux d’un cerf frappé à mort... C’était plus qu’une parenté entre ces yeux et les miens, entre cette âme et la mienne. C’était une égalité. Vous qui n’avez pas, comme moi, senti ce regard, dites, si vous voulez que je suis fou. C’est ainsi pourtant. Bref, ce chien nous déconcertait. Et Stephen Mackaye éprouvait les mêmes troubles que moi.
Ce Spot n’était, décidément, bon à rien. Je me résolus à le tuer. Je sortis de la tente et l’emmenai à l’écart, dans un fourré. Il me suivit à pas lents, et en rechignant. Tandis que je tirais sur la corde, il comprenait, sans aucun doute, ce qui se préparait. Quand je jugeai l’endroit propice, je mis mon pied sur la corde et sortis mon gros revolver Colt.

Le chien s’assit sur son derrière et me regarda. Oh ! il ne me supplia pas ! Non. Il ne fit rien d’autre que de me regarder. Et je vis remuer, dans ses yeux, des tas de choses que je ne comprenais pas. Des choses qui dépassaient mon imagination. Il me parut que j’allais tuer un homme. Un homme conscient et brave, qui regarde sans trembler le trou du revolver braqué sur lui, et qui vous demande simplement : « Qui de nous deux a peur ? »

J’allais presser du doigt la gâchette. Je m’arrêtai. Le message insaisissable flamboyait dans les yeux du chien. Et, dès lors, ce fut trop tard. Tous mes membres s’émurent. Je sentis, dans mon ventre, un gargouillis semblable à celui qu’y déchaîne le mal de mer.
Alors je m’assis et regardai le chien. Il me parut que j’allais perdre la raison. Voulez-vous connaître la conclusion ? Je jetai par terre mon revolver et revins au campement, en courant, avec la crainte de Dieu dans mon cœur.

Stephen Mackaye se moqua de moi. Cependant, je dois ici faire remarquer que, la semaine suivante, lui aussi conduisit la bête dans un petit bois, pour la tuer. Il revint seul. Fort bien. Mais, un quart d’heure après, le chien rappliquait.

Spot, quoi qu’il en soit, ne prétendait pas travailler.

Lorsque nous eûmes sorti, Stephen et moi, de notre sac, cent dix dollars pour son acquisition, Stephen l’attela au traîneau, en société des autres chiens. Il ne daigna même pas raidir ses traits. Stephen lui parla, et il se mit à trembler, mais ne tira pas davantage. Stephen le toucha du fouet. Il jappa, mais ne tira pas. Stephen le toucha plus fort. Il se mit à hurler, du hurlement lamentable et régulier du loup. Alors Stephen s’emporta et lui distribua une demi-douzaine de coups bien appliqués.

Je sortis de dessous la tente et déclarai à Stephen Mackaye qu’il était un brutal. Il me répondit avec mauvaise humeur. Ce fut la première querelle qu’il y eût jamais entre nous ! Il jeta son fouet sur la neige et s’éloigna fort en colère.
Je ramassai le fouet et m’avançai vers le chien. Spot fut repris de son tremblement, qui le faisait ressembler à une gelée de charcutier et, avant même qu’eût claqué la lanière, il s’aplatit sur le sol. Je le cinglai et, à la première morsure du fouet, il se prit à gémir comme une âme perdue. Puis il se coucha dans la neige.

Je mis en marche les autres chiens, qui le traînèrent avec eux, tandis que je continuais à le fouetter. Il se laissa rouler sur le dos, en rebondissant, les quatre pattes en l’air, et en criant comme si on le faisait passer dans une machine à saucisses. Stephen revint vers moi, me railla, et je lui présentai mes excuses pour les reproches que je lui avais adressés.
Depuis, le même manège ne cessa de se répéter.

Si Spot ne prétendait pas travailler, il était, en revanche, glouton comme un porc et, de plus, un habile et fieffé voleur. Il n’y avait pas moyen de se mettre à l’abri de ses larcins. À maint repas, nous dûmes nous serrer le ventre de lard fumé, parce que Spot s’était servi avant nous. Si nous faillîmes mourir de faim, en remontant le Stewart, ce fut grâce à lui. Il avait découvert notre réserve de vivres, y avait pénétré avec effraction et, ce qu’il ne mangea point, le reste de l’attelage s’en chargea. Mais nous reviendrons là-dessus.

Il était impartial, au demeurant, dans le choix de ses victimes et pillait indifféremment les étrangers et ses maîtres. Sans cesse il était en maraude et jamais nous ne fûmes à cinq milles d’un campement, qu’il n’y poussât un raid. Le pis est que les gens se rabattaient ensuite, sur nous, pour nous faire payer la note de ses repas. Et, parfois, c’était dur pour nous. Au cours de ce premier hiver, où nous franchîmes les passes du Chilcoot, il nous fallut payer des tas de lard et des jambons entiers, dont nous ne mangeâmes jamais un morceau.

Si ce Spot avait une peur bleue du travail, il ne craignait pas autre chose. Et, s’il laissait à ses compagnons chiens le soin de tirer le traîneau, il s’entendait, lui, à les faire marcher. Il avait réussi à merveille leur éducation et savait admirablement les corriger. Il était même, envers eux, plutôt sévère.

Il ne craignait rien de ce qui trottait sur quatre pattes. Je l’ai vu qui fonçait seul, sans la moindre provocation, sur tout un attelage, et qui, en un instant, y semait la panique.
J’ai dit qu’il avait un superbe appétit. Il était capable, en outre, de manger n’importe quoi. Je le surpris, un jour, en train d’ingurgiter le fouet. C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Il débuta par la lanière et, lorsque j’arrivai, pour constater le flagrant délit, il en était au manche.
Sa bonne apparence trompait tout le monde, comme elle nous avait trompés nous-mêmes. Grâce à quoi, au bout de huit jours, nous le vendîmes pour soixante-quinze dollars, à la Police montée. Elle a des conducteurs expérimentés, et nous ne doutions point qu’avant d’avoir couvert les soixante milles qui nous séparaient de Dawson, Spot serait devenu un chien modèle. Si nous n’en doutions point, c’est que nous le connaissions imparfaitement encore. Par la suite, nous devînmes plus circonspects.

Huit jours après, en effet, nous fûmes réveillés, un matin, par un vacarme infernal et un combat de chiens, à tout casser. Ce Spot était revenu nous trouver et reprenait son dressage des autres chiens du traîneau.

Notre déjeuner fut triste, je vous assure. Mais le sourire nous revint quand, deux heures après, nous revendîmes Spot à l’un des courriers locaux du Gouvernement, qui s’en allait, lui aussi, à Dawson, avec un chargement de dépêches officielles.
Au bout de trois jours, Spot était de retour et célébrait, par une bataille en règle avec ses anciens compagnons, sa joie de nous retrouver !

Après que nous eûmes franchi le défilé du Chilcoot, avec nos propres bagages, nous passâmes la fin de l’hiver et le printemps à transporter, à travers ces passes, les colis d’autres gens. Le métier était bon et nous rapportait un bénéfice estimable.
Nous gagnâmes aussi beaucoup d’argent, à vendre Spot. L’opération se renouvela bien vingt fois. Toujours il revenait, et personne ne venait le réclamer ou réclamer son argent. Nous nous en moquions, d’ailleurs, et nous eussions même payé très cher pour que quelqu’un nous en débarrassât. Mais c’était un espoir vain.

Nous n’avions même pas besoin de l’offrir aux acquéreurs, ce qui, au surplus, eût paru suspect. Il avait si bonne mine que nous étions sollicités de le céder. Nous déclarions seulement : « Son éducation n’est point faite. » Ce qui n’empêchait pas qu’on nous en offrît des prix invraisemblables. Si nous l’abandonnâmes, une fois, pour vingt dollars, on nous en donna, une autre fois, cent cinquante.

Ce dernier client nous le ramena, en personne, et nous traita de façon abominable. Il déclara que cent cinquante dollars, c’était bon marché, pour avoir le droit de nous dire tout ce qu’il avait sur le cœur. Nous en entendîmes de dures, et cet homme avait si pleinement raison que nous ne sûmes que répondre à ses grossièretés. Aujourd’hui encore, quand j’y songe, je n’en suis pas complètement remis. J’ai honte, et je me méprise, d’avoir subi une telle humiliation.
Lorsque la glace eut complètement disparu des lacs et des fleuves, nous chargeâmes nos bagages dans une embarcation, sur le lac Bennet, et fîmes définitivement route vers Dawson.
Notre attelage de chiens était excellent (sauf ce Spot) et, naturellement, il embarqua avec nous et s’empila sur nos bagages. Spot était là, lui aussi. Il n’y avait pas eu moyen de le perdre quelque part. Comme il se trouvait trop serré, il culbuta par-dessus bord, le premier jour de notre navigation, tous ses camarades, les uns après les autres. Ce Spot n’aimait pas la foule et prétendait avoir ses aises.

Les chiens repêchés, Stephen Mackaye me dit, le deuxième jour :

— Ce que désire cet animal, c’est beaucoup d’espace. Laissons-le en plan. Il courra où il voudra.
Ainsi fut fait. Nous poussâmes notre barque vers la rive, au gué du Caribou, et le fîmes sauter à terre. Deux autres de nos chiens, deux excellents chiens, nous échappèrent et firent comme lui. Nous perdîmes deux jours entiers à les chercher. Nous ne pûmes les retrouver et ne les revîmes jamais.

Mais, après que nous eûmes repris notre navigation, nous sentîmes en nous un soulagement et un calme inaccoutumés. Comme le client qui n’avait pas réclamé ses cent cinquante dollars, nous estimions que c’était encore bon marché, d’avoir payé, de la perte de deux chiens, la liquidation de cette affaire. Pour la première fois, depuis plusieurs mois, Stephen et moi, nous nous prîmes à rire, à siffler et à chanter. Nous étions heureux comme des palourdes dans l’eau. Les jours sombres avaient disparu. Le cauchemar s’était dissipé. Ce Spot était parti.

Deux semaines passèrent.

Stephen Mackaye et moi, nous étions debout, un matin, à Dawson, sur la berge du fleuve. Un batelet approchait, arrivant du Lac bennet.
Je vis Stephen qui sursautait et j’entendis tomber de sa bouche, à travers sa barbe, un vilain mot.

À mon tour, je regardai. À l’avant du batelet, les oreilles dressées, ce Spot était assis.
Stephen Mackaye et moi, nous déguerpîmes sur-le-champ, comme des chiens devant un fouet. Nous avions l’air de malfaiteurs apeurés, fuyant devant la justice qui est à leurs trousses. Telle fut l’opinion du lieutenant de Police, en nous voyant ainsi courir. Il supposa que le bateau amenait des confrères, lancés après nous et, sans plus attendre, nous somma de nous arrêter. Il nous fit conduire, par un policeman, dans un bar qui était proche, et nous passâmes des moments dénués d’agrément, à lui expliquer de quoi il s’agissait.
Finalement, après que le policeman eut été s’enquérir au bateau, vers lequel nous refusâmes énergiquement d’aller nous-mêmes, il se décida à nous relâcher.

Nous nous mîmes en route, vers notre cabane de bûches. Et là il y avait ce Spot, assis sur le seuil, qui nous attendait. Comment savait-il où nous habitions ? Dawson, l’été en question, comptait dans les quarante mille âmes. Comment avait-il pu discerner des autres notre cabane ? Comment savait-il même que nous étions à Dawson ? C’est moi qui vous le demande et vous laisse la peine de trouver une explication. Mais n’oubliez pas ce que je vous ai dit de l’intelligence surhumaine, de la lueur mystérieuse que j’avais vu luire dans ses yeux.
Nous ne pouvions songer à le brocanter une fois de plus. Il y avait trop de gens à Dawson qui l’avaient acheté déjà sur le Chilcoot. L’histoire avait fait son chemin.
Une demi-douzaine de fois, nous le déposâmes sur des vapeurs qui descendaient le Yukon. Il atterrissait, tout bonnement, à la première escale, et s’en revenait vers nous, en trottant le long de la rive.

En sorte que, ne pouvant ni le vendre ni le tuer, force nous était bien de le garder. Personne d’autre, non plus, ne pouvait le tuer. Il avait une vie surnaturelle. Je l’ai vu, dans la principale rue de Dawson, disparaître sous cinquante chiens, qu’il avait sur le corps. Lorsqu’on était parvenu à séparer les combattants, Spot reparaissait indemne, sur ses quatre pattes, tandis que deux au moins de ses adversaires, que l’on avait crus victorieux, gisaient morts, près de lui.
Une autre fois, je l’ai vu dérober un quartier de viande d’élan, dans la cachette de vivres du major Dinwiddie. La pièce était si lourde que c’est à peine si Spot pouvait maintenir sa distance entre lui et la cuisinière de Mrs. Dinwiddie, une Indienne, qui s’était lancée à ses trousses, armée d’une hache. La cuisinière dut abandonner finalement la poursuite et, comme Spot escaladait une petite colline voisine, le major Dinwiddie, qui courait aussi après lui, déchargea dans le paysage sa carabine Winchester. À deux reprises, il vida son magasin, et Spot ne fut point touché. Sur ces entrefaites, apparut un policeman.

Il mit la main au collet du major, pour avoir, contrairement aux règlements, tiré des coups de feu dans l’enceinte de Dawson, dont faisait partie la colline. Le major paya son amende. Stephen et moi, nous remboursâmes la viande, sur le pied d’un dollar la livre, y compris les os et les déchets. Parfaitement ! La viande était hors de prix à Dawson, cette année-là.
Je ne vous dis rien que je n’aie pu constater de mes propres yeux. Et je vais vous conter quelque chose. J’ai vu ce Spot tomber dans un trou d’eau, sous la glace du Yukon. La glace était épaisse d’un demi-pied et le courant le suça par en dessous, comme une paille.
Trois cents mètres plus loin, se trouvait un autre grand trou, qui servait, à l’hôpital, à puiser son eau. Spot reparut par ce second trou, se secoua et se lécha, mordit et brisa la glace qui commençait, déjà, à se former entre les doigts de ses pattes, et remonta sur la berge, en trottinant. Là, il tomba sur un gros terre-neuve, qui appartenait au Commissaire de l’Or, et lui flanqua une solide peignée.

À l’automne de 1898, Stephen Mackaye et moi, nous remontâmes le Yukon à la gaffe, avant qu’il fût pris par le gel, en nous dirigeant vers la rivière du Stewart.
Nous emmenions nos chiens avec nous, sauf ce Spot, bien entendu. Nous estimions l’avoir nourri pour rien, depuis assez longtemps déjà.

Quand je dis nourrir pour rien, c’est une façon de parler. Tous les bénéfices que nous avions tirés, naguère, de ses ventes successives avaient disparu, et au-delà, tant pour son entretien qu’en amendes diverses, qu’il nous avait values. Aussi l’avions-nous solidement attaché dans notre cabane, avant de quitter celle-ci et d’emmener notre bagage.

Après avoir navigué un jour durant, nous campâmes, la nuit venue, à l’embouchure de la Rivière Indienne, et nous nous félicitions, une fois de plus, d’avoir tiré notre révérence à ce maudit animal. J’étais juste assis sur les couvertures, lorsqu’une trombe s’abattit sur notre campement. À la façon dont elle fondit sur les autres chiens, nous nous doutâmes immédiatement de qui il s’agissait. C’était une marmelade à faire se dresser l’es cheveux.
Comment Spot s’était-il détaché ? Comment était-il sorti de la cabane ? Comment avait-il su, cette fois encore, quelle direction nous avions prise, et que nous avions remonté le Yukon, que nous aurions pu aussi bien descendre ? Nous avions voyagé par eau, vous le voyez, et il n’avait pu, par suite, flairer notre piste.

Stephen Mackaye et moi, nous commençâmes à nous inquiéter sérieusement de ce chien. Il y avait de la diablerie là-dedans. C’est tout juste si nous n’avions pas peur de lui.
La glace commençait à se prendre, quand nous arrivâmes à l’embouchure de l’Henderson Creek.

Nous le troquâmes contre deux sacs de farine, à des chercheurs de cuivre qui remontaient le cours de la Rivière Blanche. Qu’advint-il de ces gens ? Personne ne l’a su. Rien d’eux ne fut jamais retrouvé, ni un harnais, ni une peau ou un poil, d’homme ou de chien, ni un débris de traîneau. Cette disparition totale est encore un mystère dans la région.
Stephen et moi, nous continuâmes à remonter le Stewart.
Six semaines après, ce Spot rampait vers nous et notre campement. C’était un squelette ambulant, qui pouvait à peine se traîner. Et pourtant il parvint à son but, qui était de nous rejoindre. Par quel stupéfiant miracle ? Apprenez-le moi et je vous renseignerai.
Il était invulnérable, je vous l’ai déjà dit. Une fois, il chercha noise à un chien indien. Le propriétaire du chien, qui était costaud, balança sa hache et la lança sur Spot. Il le manqua et tua son propre chien. Vlan !

Il y a des sorciers qui prétendent posséder le pouvoir de faire dévier les balles. Faire dévier une hache, lancée par un gaillard comme était le propriétaire du chien, c’est encore beaucoup plus fort. Car il est bien évident que ce n’est pas son chien qu’il voulait tuer. C’est lui qu’il tua, cependant. Dites-moi pourquoi, et vous me ferez plaisir.

Je vous ai parlé des visites indues que faisait ce Spot à notre garde-manger. Tant et si bien qu’il faillit causer notre mort. Nos provisions se trouvèrent épuisées, et nous ne rencontrions aucune viande à tuer. Les élans s’étaient retirés, comme les Indiens, à des centaines de milles des parages où nous étions. Il nous fallait attendre le printemps et la débâcle des glaces, pour revoir paraître le gibier.

Nous devînmes maigres à ce point que nous décidâmes de manger les chiens. Spot devait être sacrifié le premier. Il le devina, sans aucun doute, et disparut. Tout simplement ! Nous restâmes à le guetter, plusieurs nuits durant. Mais il se garda de montrer son nez et ce sont les autres chiens qui furent boulottés. Tout l’attelage y passa.

Mais écoutez la suite.

Vous savez ce qu’est un fleuve, à l’heure de son dégel, lorsque des milliards de tonnes de glace se bousculent, se dressent en l’air, s’écrasent mutuellement et se broient.
Tandis que le Steward était en pleine débâcle, craquant et se hérissant, grondant et rugissant, nous aperçûmes Spot qui émergeait du milieu des glaces, et s’y débattait. Le coquin s’était fait prendre alors, sans doute, qu’il tentait de traverser le fleuve.

Stephen Mackaye et moi, nous en poussâmes de longs hurlements de joie. Nous jetions nos casquettes en l’air, nous dansions et, nous arrêtant de danser, nous nous embrassâmes mille fois. Tout cela parce que nous assistions, enfin, à la suppression du maudit chien. Il n’avait pas, pour s’en tirer, une chance sur un million. Pas une demi-chance. Et nous le vîmes, effectivement, disparaître dans le chaos des glaçons.

Le fleuve redevenu libre, nous le redescendîmes en canot, à la pagaie, jusqu’au Yukon. Nous fîmes halte, pendant une semaine, aux cabanes qui sont à l’embouchure de l’Henderson Creek, afin de nous restaurer un peu. Puis nous continuâmes le Yukon jusqu’à Dawson.
À Dawson, ce Spot nous attendait sur la berge, assis, les oreilles en arrêt, la gueule souriante, et frétillant de la queue. Son accueil fut d’un enthousiasme indescriptible. Comment s’était-il tiré de la débâcle ? Ce n’est pas à moi, vous le savez, qu’il faut le demander. Et il avait su que nous revenions à Dawson ! Il avait su l’heure précise, la minute exacte où nous arriverions et où il devait se trouver là !

Plus je songe à ce Spot, plus je suis persuadé qu’il existe des choses, en ce monde, qui dépassent l’entendement humain. Le cas Spot ne rentre dans aucune des données scientifiques connues. C’est un phénomène particulier, où il entre beaucoup d’au-delà, beaucoup de psychique et de métaphysique, et je ne sais quoi d’autre encore, qui est hors de ma portée.
Le Klondike est un beau pays. Je m’y trouverais encore à l’heure présente et, comme un autre, je serais en train d’y devenir millionnaire, n’eût été ce Spot.
Je supportai sa paresse durant deux ans. Puis tout mon courage se brisa. Il agissait sur mes nerfs et les délabrait.

Durant l’été de 1899, je résolus de déguerpir. Sans en souffler mot à Stephen Mackaye, je pris donc mes cliques et mes claques.

J’avais, auparavant, mis en ordre mes affaires et je laissais, derrière moi, un petit mot, à l’adresse de Stephen, où je m’expliquais sur ma décision. Je joignais à la lettre un paquet de mort-aux-rats, avec la manière détaillée de s’en servir.

Lorsque je quittai le Klondike, je n’avais plus que la peau et les os, tellement je souffrais des nerfs. Parfois, quand on ne me voyait point, je faisais tout seul des pirouettes, comme un dément. Dès que j’eus rompu avec ce chien, je récupérai ma graisse, à vue d’œil.
J’avais déjà regagné vingt livres, avant d’être arrivé à San-Francisco. Ma femme me retrouva tel que j’étais parti et complètement redevenu mon vieux moi-même.

Une seule fois, je reçus des nouvelles de Stephen Mackaye. Sa lettre était quelque peu aigre-douce. Il trouvait excessif que je lui eusse laissé le chien sur les bras. Il ajoutait qu’il avait essayé de la mort-aux-rats, selon les instructions du papier, mais sans résultat.
Un an passa. J’avais repris mes habitudes, à mon bureau, et ma santé prospérait. Je commençais même à prendre un peu d’embonpoint.

Là-dessus, Stephen revint à son tour. Mais il ne vint pas me voir. Je lus son nom sur la liste des passagers récemment débarqués. Je l’attendis en vain et je me demandais ce que signifiait cette indifférence. Je ne fus pas long à me l’expliquer.

Comme je me levais un matin, je trouvai Spot, attaché avec une chaîne, à la barrière d’entrée de ma maison, et les dents plantées dans la culotte du laitier. Quant à Stephen Mackaye, je ne tardai pas à apprendre qu’il était, ce même jour, reparti vers le Nord.
Ma femme me conseilla d’acheter pour le chien, un superbe collier, orné de clous dorés. Spot en témoigna aussitôt sa reconnaissance, en étranglant, une heure après, le chat angora favori de sa maîtresse.

Depuis que j’ai retrouvé ce Spot, j’ai cessé net d’engraisser. Mon appétit n’est déjà plus aussi bon, et je dépéris, m’affirme ma femme.

Pas plus tard qu’hier soir, Spot a pénétré dans le poulailler de mon voisin de droite, Mr. Harvey, et a tordu le cou à dix-neuf de ses plus beaux poussins. Je devrai, bien entendu, les payer. Mes voisins de gauche ont eu, la semaine dernière, avec ma femme, à cause de Spot, une violente querelle. Ils s’apprêtent à déménager.

P.-S.

Notes du traducteur

↑ Variétés diverses de chiens de traineau.
↑ Spot signifie tache.

That Spot, 1908 (repris dans le recueil Lost Face, 1910) ; en français dans Construire un feu, traduit avec Paul Gruyer (première publication en français in Le Temps, 4 et 5 juin 1924).

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