Le Voyage à Tanger — 1. Vincent et Dalilah
De lourds conditionneurs encombrent le haut des fenêtres, partiellement masquées par des rideaux. Sous d’antiques ventilateurs, qui ne tournent plus, une foule de joueurs, richement vêtus, se presse, autour des tables d’une luxueuse salle de jeu au décor marocain : marqueteries ouvragées, terres cuites émaillées à motifs géométriques sur les murs... L’atmosphère est enfumée.
À la table de baccara on vient d’apporter un rafraîchissement au BANQUIER, Asiatique trapu, vêtu d’un smoking beige ; il vide son verre d’un trait et le rend au serveur.
Un jeune dandy blond, VINCENT, en veste de lin ample sortie de chez Carson, Pirie, Scott, des années 1950, trouvée aux puces de Tunis ou de Londres, ouverte sur une chemise du même acabit, vient d’« abattre à 9 ». Juchée derrière lui, sur un tabouret de bar, une brune aux cheveux courts et à l’allure androgyne, dans des vêtements blancs de matelot américain, s’incline et prend appui sur lui, pour mieux voir les plaques et les jetons s’entasser. C’est DALILAH.
Forcément, on les remarque, à leur style décalé, parmi l’assemblée au chic de la dernière mode internationale.
Un regard s’échange entre elle et l’Émir, assis en face, avec sa suite réduite à un garde du corps et un conseiller, qui paraît commenter la partie, égrenant un collier à prière. Sur la table, devant l’Émir, on peut compter l’équivalent d’une fortune en plaques. Le CROUPIER poursuit imperturbablement le compte des gains et des pertes tandis que les femmes s’éventent. Les hommes s’épongent le front.
On refait les jeux : Vincent laisse porter.
Le banquier donne : ses mains répartissent les cartes sur les deux tableaux dans une ambiance devenue soudain silencieuse. Dalilah saute de son siège et allume une cigarette.
VINCENT :
Carte !
CROUPIER (avec un accent britannique) :
Carte au premier tableau.
Au deuxième tableau, la main est à une femme d’une quarantaine d’années, couverte de bijoux.
FEMME :
Carte !
CROUPIER :
Carte au deuxième tableau.
Quand le banquier retourne ses cartes un frisson parcourt l’assemblée. Roi de trèfle, dame de pique. Il pose un as devant Vincent, un dix devant la femme aux bijoux, tire pour lui-même un valet de cœur, qu’il jette sur ses deux premières cartes.
CROUPIER :
Baccara à la banque.
À leur tour, les joueurs retournent leurs cartes : deux points pour Vincent — avec l’as de cœur qui vient de lui être donné sur ses deux premières cartes, as de pique, roi de carreau... Trois points pour la femme aux bijoux, avec son 10 comptant pour 1, sur une figure (nulle) et 2 de trèfle. Une fois encore les jetons et les plaques, distribués à la palette par le croupier, s’entassent devant les joueurs. Une vague de murmures a envahi la salle.
Le banquier s’impatiente : il se tourne et fait un signe en regardant vers le fond de la pièce. Le DIRECTEUR DES JEUX, un Marocain en costume européen qui commande quelque chose en arabe lorsqu’il passe devant le bar, rejoint le banquier à la table ; les joueurs s’écartent pour le laisser passer. Les deux hommes s’expliquent, le directeur acquiesce et disparaît. Alors le banquier passe le sabot au croupier, qui le fait glisser vers le centre de la table.
CROUPIER :
La main passe...
Le banquier quitte la table et va prendre l’air.
L’Émir fait signe au croupier de lui remettre le sabot, il reprend la banque. La tension est à son comble ; plusieurs joueurs se replient.
Prudent, Vincent retire une partie de son gain dont il prélève quelques plaques qu’il donne à Dalilah. Elle se dirige aussitôt vers la caisse, à l’entrée de la salle, où on lui remet des dollars en échange des plaques.
De l’autre côté des fenêtres, autour de la piscine déserte, en surplomb de la pelouse ornée de palmiers, des clients de l’hôtel assis à des tables de jardin sirotent des cocktails. Parmi eux, le banquier et le directeur des jeux discutent tranquillement. Tout en bas, très loin, la baie de Tanger flamboie dans le soleil couchant.
Vue de la mer, la colline de Tanger, ancienne colonne d’Hercule.
Le Voyage à Tanger — 2. Dalilah dans le souk
Le lendemain matin, dans la basse ville. Dalilah, en jeans et marinière rayée, les yeux cachés par la visière d’une casquette de pêcheur, se laisse happer par la foule du souk. Ce sont principalement des hommes dans de vastes djellabahs avec des capuches retombant sur leurs dos, et des touristes européens en tenue d’été, des couffins suspendus aux épaules. Des paysannes, à l’ombre de leurs grands chapeaux de paille, les hanches enveloppées dans des foutas de coton rayé rouge et blanc, portent de larges paniers remplis des produits qu’elles viennent vendre.
Au fond de l’échoppe encombrée d’un ciseleur. Des mains ridées enlèvent un chiffon, révélant une cavité dans le mur. Le VIEUX ciseleur en extrait un sac en plastique.
Il remet les plaquettes de haschich à Dalilah, assise sur la marche devant un verre de thé.
VIEUX (avertissant des risques) :
Trop souvent les petits trafiquants se font arrêter à la douane...
DALILAH (soupçonneuse) :
... Ah oui, et vous savez pourquoi ?
VIEUX :
Parce que les vendeurs s’arrangent avec la police.
Dalilah reprend les dollars qu’elle avait posés à côté d’elle.
DALILAH (fantasque) :
J’ai changé d’avis (se redressant) je ne veux rien. Au revoir...
Au moment où elle va poser le pied dans la rue le vieux la retient.
VIEUX :
Rien ne presse, assieds-toi.
Elle revient sur ses pas, s’assied de nouveau. Le vieux à son tour s’assied et cherchant dans sa djellabah trouve une pipe à kif. Il prélève un échantillon dans le sac en plastique, avec un couteau il le gratte au-dessus d’une planchette, mélange la poudre avec du tabac. Il bourre le fourneau de sa pipe et l’allume.
VIEUX :
Trop d’impatience, c’est le problème de tes compatriotes. Qui ne sait attendre ne peut entendre.
Il passe la pipe à Dalilah. Elle aspire la fumée et la retient longuement, la tête levée, avant de l’expirer.
VIEUX :
Pour toi pas de problème. Tu passeras haut la main.
Elle apprécie ce qu’elle fume. Avec un air de curiosité tranquille, elle regarde le vieil homme.
Le vieux tire une dernière bouffée de kif et souffle dans la pipe pour décoller la braise du fourneau. Il se lève et rempoche sa pipe dans les replis de sa djellabah. Cependant Dalilah récupère la plaquette, que le vieux vient d’utiliser, et la range avec les autres dans le sac en plastique.
DALILAH (ressortant ses dollars pour payer) :
Vous parlez bien français...
VIEUX :
Simplement, j’ai appris à l’école comme tout le monde. Tu débarques à Sète, tu connais ?
Elle acquiesce, le vieux rit.
VIEUX :
C’est là que j’ai appris !
DALILAH :
Mais je vais à Paris. Enfin, Sète en passant, pourquoi pas rentrer par la mer ? j’ai tout mon temps... (elle sourit).
Il l’accompagne à l’entrée de l’échoppe. Quand Dalilah se trouve dans la venelle, il la salue de la main et de la voix.
VIEUX :
À Sète, pas de problème au « Petit Navire ».
Dalilah, interloquée, se retourne vers le vieux. Tandis qu’elle s’éloigner davantage, il lève encore la main dans un geste d’encouragement et d’adieu.
VIEUX (élevant la voix pour qu’elle l’entende) :
Sur le vieux port ! Ils ont encore le sens des traditions, là-bas !
Dalilah fait quelques pas à reculons, le temps d’envoyer un petit baiser, du bout des doigts. Puis elle tourne les talons et disparaît dans la population du souk.
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INDEX EN PROGRÈS
— I. Introduction
— II. Le voyage à Tanger
— III. Le retour de Tanger
— IV. Le plancher des vaches
— V. Le petit navire
— VI. L’antre d’Alice | VII. Le mont Saint Clair
— VIII. La gare ferroviaire de Sète | IX. La place à quai du paquebot-école