Tamara ne parle pas. Elle n’a jamais parlé. Aujourd’hui, devant l’œil du photographe, elle défie. A nous de tendre l’oreille de toutes nos forces pour l’entendre. Elle se tient debout sur le bidet, grandie, conquérante. Rasée, comme tous les enfants maltraités qui arrivent ici. Il faut neutraliser les maladies et donc les bestioles qui les transportent. A côté de Tamara, une jeune fille pleure la perte de ses longs cheveux. L’enfant ne la regarde pas, elle fixe l’objectif de l’appareil, ne le lâche pas, elle attend.
Dans les dessins de Tamara, le soleil a un nez, des yeux mais pas de bouche, de même que les maisons ou les fleurs. Muette, depuis toujours. Quand elle est arrivée ici, elle a pleuré, rien d’autre. On l’a entendue rire une fois, juste un hoquet un peu âpre. Les docteurs n’ont pas pu établir de diagnostic. Sa bouche est close, c’est tout. Dans son visage, on ne voit que ses yeux noirs et graves.
Petite fille craintive et silencieuse, absente à la vie mais parfois sauvage et méchante.
Quand sa mère vient la voir, Tamara monte sur ses genoux. Alors, la mère raconte. Elle a marché très tard cette petite, le monde ne semblait pas l’intéresser, elle lâchait aussitôt les objets qu’on lui mettait entre les mains, elle ne saisissait pas les doigts qu’on agitait devant son visage. On la croyait endormie, elle n’était qu’immobile, les yeux grands ouverts, fixés sur le mur.
Petite fille triste et solitaire. Se souvient-elle de ces peurs qui seules parvenaient à percer l’ennui ? Se souvient-elle des lambeaux de peau qu’elle arrachait et qu’elle mangeait, de ses sanglots inépuisables qui faisaient hurler sa mère ? Se souvient-elle des ces chandails qu’elle enfilait, superposait, enroulait autour de son cou, de sa figure, jusqu’à ne plus pouvoir respirer ? Ses parents la découvrant ainsi criaient et déchiraient l’étoffe, giflaient, coupaient les manches de ses pulls afin d’éviter qu’elle ne les noue autour de son cou, l’attachaient sur une chaise. Plus bouger.
Et puis la mère était restée seule avec trois autres enfants, en plus de celle-là qui ne disait rien. Le père était devenu gros buveur, l’alcool l’avait pris dans toutes ces noces où il chantait. Elle l’a chassé une nuit d’hiver.
La mère dit qu’elle a tout essayé, qu’elle lui en a lu des histoires, pour l’intéresser disaient les docteurs, des livres entiers, mais impossible de savoir si elle écoutait ou non.
Ici, à la maison d’accueil pour enfants maltraités, elle écoute les histoires. On sait les gestes d’impatience quand la lecture s’arrête, le pied qui se balance de plus en plus vite frappant l’air devant lui, les yeux incrédules qui deviennent méchants.
Quand le photographe est parti, elle n’a pas esquissé un geste, elle a gardé la pose, n’a même pas souri.