Les Islandais ne font rien comme les autres et, s’il était encore besoin de montrer à quel point leur singularité est remarquable, le roman de Bragi Olafsson (ex-bassiste des Sugarcubes, le groupe de la chanteuse Björk), Les animaux de compagnie, serait là pour le prouver…
Emil S. Halldorsson, la trentaine bien écornée, rentre très satisfait de son voyage à Londres où il est allé dépenser une bonne partie des gains qu’il a récemment perçus à la loterie. Il déballe, content de lui, ses disques, ses cigarettes et ses bouteilles d’alcool, mais il est perturbé par ce que vient de lui rapporter son voisin : un inconnu, vêtu d’un anorak bleu à capuche, serait venu demander après lui. Emil ne voit pas du tout qui est cet homme et comment il a réussi à savoir qu’il rentrait précisément aujourd’hui d’un voyage à l’étranger. Son voisin ayant mentionné que l’individu portait un sac en plastique, Emil se met à réfléchir et se dit qu’il s’agit peut-être d’un ancien collègue, que le sac devait contenir de la bière tiède et le souvenir de cet homme en état d’ivresse, encore vif, le fait frémir. Il tente de se rassurer, se dit qu’ici il est chez lui, que rien ne peut arriver. Et soudain, un sentiment d’étrangeté le gagne : « Je suis assailli par l’étrange sentiment que cela ne va pas du tout de soi que j’habite ici, et que cet appartement n’est pas plus à moi qu’à un autre. Même si j’y habite seul depuis plus de deux ans et si je n’ai nullement l’intention de déménager dans un proche avenir. » Très vite, il se débarrasse de « cette sensation délirante » qu’il n’aurait pourtant pas dû traiter à la légère…
De nouveau heureux d’être chez lui, il met de l’eau à bouillir pour se préparer un café quand, soudain, des coups répétés sont frappés à la porte. Cette fois, Emil reconnaît son « ami » Havardur, personnage calamiteux qu’il n’a pas revu depuis l’époque où ils avaient gardé ensemble une maison à Londres et où les animaux de compagnie sur lesquels ils étaient censés veiller avaient tous été retrouvés… morts. Il va sans dire qu’Emil ne veut pas ouvrir la porte à Havardur mais c’est sans compter l’eau qui continue de bouillir sur la gazinière… Le visiteur inopportun se dit qu’il doit rendre service à ce pauvre Emil et retirer séance tenante cette casserole de la plaque chauffante ! Aussitôt dit… Le maître des lieux, incrédule, planqué derrière un rideau à l’étage, assiste à l’entrée par effraction de l’encombrant Suédois : « Je n’arrive toujours pas à croire que Havardur est en train de pénétrer dans ma cuisine. Il est en soi inouï qu’il ait le culot de venir me voir – et pourquoi diable justement aujourd’hui ? Je croyais qu’Havardur Knutsson avait été évacué de ma vie : une fois de plus, j’apprends à mes dépens qu’il est absurde de croire quoi que ce soit dans la vie. »
Dès lors, Emil, qui a peur de l’individu qui vient d’entrer chez lui, décide de se retrancher sous son lit. C’est là, à l’insu de tous (mais est-ce si sûr ?) qu’il va assister en spectateur aux scènes cocasses qui vont se jouer sous ses yeux. Sa maison va bientôt devenir un lieu de rencontre, de tabagie, d’échanges insensés et de remarques désopilantes.
Havardur, qui répond complaisamment au téléphone et tente de rassurer ses interlocuteurs au sujet d’Emil, joue ensuite les hôtes en offrant généreusement du Cognac et des cigares. C’est un vrai défilé… Le grammairien Armann, venu récupérer ses lunettes qu’Emil avait malencontreusement mises dans sa poche, finit par s’installer. Des copains d’Emil, venus récupérer des disques, acceptent un verre de vin rouge offert par Gréta, la femme qu’Emil aime depuis quinze ans et qui se trouve là, dans son salon ! Et Emil, depuis sa cachette, tel un « acarien islandais », médite : « Toute l’absurdité de ma situation me saute d’un coup aux yeux, et je continue à réfléchir sur les ennuis que l’on s’attire en faisant la connaissance de certaines personnes. » Il réalise qu’il s’est « interné sous (son) lit », tout cela pour échapper à la folie d’Havardur, mais qui est donc le fou ici ? La situation dégénère et Emil s’interroge : « Pourquoi diable est-ce que je n’interviens pas ? Est-ce que j’ai perdu la raison ? Qu’est-ce qui peut justifier que je sois allongé sous mon propre lit tandis que ces deux hommes (le premier, libéré ou fugitif, débarque d’un asile psychiatrique suédois tandis que le second, venu chercher ses lunettes aurait dû repartir depuis longtemps) se comportent comme s’ils étaient chez eux ; je dirais même plus, tout semble indiquer qu’ils sont chez eux, dans mon appartement à moi. C’est trop tard maintenant, je ne peux que laisser les choses suivre leur cours. Maintenant que Gréta est ici présente – la femme aimée à distance pendant plus de quinze ans et retrouvée par un merveilleux hasard qui l’amène ce soir chez moi — , jamais je ne pourrais ramper de sous mon lit et apparaître aux yeux de tous comme le misérable pleutre que je suis devenu aujourd’hui par la force des événements, aujourd’hui qui promettait d’être un des plus beaux jours de ma vie. » A ce moment, Emil n’imagine même pas l’intensité du cauchemar qui l’attend…
Un roman décalé, à mi-chemin entre le théâtre de boulevard et le théâtre de l’absurde, construit comme une partie de cache-cache. La première partie repose en effet sur une alternance de chapitres consacrés tour à tour à Emil et Havardur, matou alcoolique à la recherche de cette petite souris d’Emil… La deuxième partie, tout en révélant ce qui s’est jadis passé à Londres, installe les prémices de la catastrophe et la troisième partie dégénère… jusqu’à ce que le lecteur mette lui-même un terme à cette farandole islandaise puisque la fin est ouverte, tout comme la maison d’Emil !