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Fin de printemps 

samedi 25 juin 2005, par Sébastien Doubinsky

Lorsque le petit choc des freins lui signala que le train s’était arrêté, elle se leva et ramassa ses affaires avec empressement. Elle se maudit intérieurement de s’être endormie : elle avait failli rater son arrêt ! Heureusement que le vieux bonhomme d’à côté, avec qui elle avait bavardé une partie du voyage, l’avait réveillée à temps ! Elle le remercia avec un sourire et descendit sur le quai. Ses jambes faillirent brutalement se dérober sous elle lorsque ses pieds heurtèrent l’asphalte.
Castelroux.
Un nom dont elle n’avait pas entendu parler depuis des siècles. Et subitement, elle y était à nouveau, avec sa valise, son sac et des bouts de souvenirs éparpillés à reconstruire. Elle reprit sa respiration, et se prépara à retrouver sa mère, une autre incertitude du passé qu’il fallait maintenant affronter.

Il y avait beaucoup de monde à la gare, et elle eut peur de ne pas la retrouver. Elle n’était pas sûre non plus que l’image qu’elle avait gardée d’elle soit toujours exacte. C’était étonnant, quand on y pensait, comme on pouvait garder une impression ou une image de quelqu’un de proche, mais jamais son portrait précis. Elle sourit pour elle même. Cela ne faisait que trois ans. Trois années de paix. Elle souhaita soudain n’avoir jamais quitté New York et son cœur chavira dans son estomac.
- Véro !
Son regard flotta une seconde sur les visages qui accueillaient les voyageurs, jusqu’à ce qu’elle repère les lunettes de sa mère, deux petites fenêtres cerclées d’acier. Elle n’avait pas changé. En un sens, c’était rassurant et, dans un autre, plutôt effrayant. Véro sourit et répondit à la main qu’on agitait. Elle avança, la lourde valise rebondissant contre sa jambe. Les deux femmes s’embrassèrent et sa mère se pencha pour l’aider à porter son pesant fardeau.
- Tu n’as pas du tout changé depuis ton départ, tu sais ! Enfin, si, un peu... Tu as l’air un peu plus sérieuse... un peu plus femme, si tu vois ce que je veux dire...
Véro aurait voulu pouvoir répondre quelque chose, mais elle se contenta de sourire, comme s’il eût été impossible d’effacer de sourire de son visage. Elle se sentit soudain très seule. Sa mère remarqua son visage tendu.
- Quelque chose ne va pas ?
- Non, non, ça va, tu es gentille. Je suis simplement crevée, je crois... Je n’ai pas beaucoup dormi dans l’avion, et avec le décalage horaire... Je suis épuisée, c’est tout. Ne t’en fais pas...
Elle sentit des larmes de fatigue et de découragement lui piquer les yeux, mais sa mère ne faisait plus attention. Elle cherchait sa voiture. Il y avait un bruit fou devant la gare, tellement de bruit même que si Véro avait voulu hurler, personne ne l’aurait entendue. Elle garda donc le silence, étouffant le cri qui montait de ses poumons, ses dents mordant son sourire. Elles mirent les bagages dans le coffre. La porte claqua avec un bruit sec, comme quelque chose qui se casse.

Dans la voiture, Véro ne disait rien. Elle observait la ville qui se donnait au soleil de l’après-midi. Beaucoup de gens portaient des cabas et des sacs à provisions, et elle se rappela que l’on était samedi, la journée nationale des courses. La nouvelle Renault de sa mère ronronnait calmement et tanguait gentiment dans les virages. Les mains de Véro étaient coincées entre ses genoux, comme en une prière inversée. De temps en temps, elle tournait la tête pour observer sa mère.
Ses cheveux étaient de plus en plus gris, et des rides s’étendaient maintenant sur son visage comme les branches d’un arbre en hiver. Et surtout, elle avait cette moue triste sur les lèvres que Véro ne lui avait jamais vue auparavant. Elle se rappela brusquement que sa grand-mère était en train de mourir à l’hôpital et elle se tordit un peu sur son siège. Son esprit venait de réaliser enfin que c’était là la seule raison de sa présence. La seule et unique raison, se répéta-t-elle, intérieurement.
Elle n’avait pas vu sa grand-mère depuis plusieurs années maintenant et tout ce dont elle se rappelait, c’était une petite vieille un peu sèche, qui la traitait comme une gamine. Comme sa mère, en un mot. C’était de famille...
- Comment va mamie ?
Sa mère fit un geste nerveux de la main, comme si elle renonçait à quelque chose.
- Elle est en train de mourir, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?"
Elle fit une pause. Sa mâchoire tremblait.
- Excuse-moi, reprit-elle aussitôt. Je ne voulais pas dire ça comme ça...
Elle se frotta les yeux avec deux doigts et posa à nouveau sa main sur le volant. Elles étaient presque arrivées, maintenant. Véro en fut contente, car elle commençait à avoir du mal à respirer dans la voiture. L’air semblait s’être raréfié tout d’un coup.

La voiture se gara devant le portail bleu-vert. Le cadran solaire était toujours fixé au mur, pointant son doigt rouillé sur les passants qui parfois s’arrêtaient pour lire la sentencieuse maxime que l’arrière-grand-père avait fait inscrire, en 1890 : "Il est toujours l’heure de bien faire".
Véro avait toujours ri de cette phrase, mais elle était aujourd’hui chargée d’un sens qui la fit frémir. Elle sortit de la voiture et s’étira, tandis que sa mère sortait les bagages du coffre. Véro prit la lourde valise et la suivit, regardant toujours le sombre triangle qui indiquait l’heure. Sa mère chercha un moment dans son sac à main et en sortit un trousseau de clefs. Le portail s’ouvrit en un long grincement et le jardin apparut en robe de printemps. Les deux femmes marchèrent lentement vers la vieille maison, une bâtisse du dix-septième siècle qu’un arrière-grand-père avait acheté au dix-neuvième. Lorsqu’elle ouvrit la porte en bois, l’odeur mêlée de la cire et des fleurs fanées saisit Véro à la gorge. Sa mère se tourna vers elle, ses lunettes se reflétant dans la pénombre.
- Je vais te faire du café. Tu dois en avoir besoin.
Véro acquiesça et posa sa valise au pied de la vieille horloge déglinguée qui faisait face à la porte d’entrée.
- Est-ce que tu peux me faire un café au lait ? Un vrai, je veux dire ? Comme tu me le faisais, autrefois ?"
Déjà dans la cuisine, sa mère ne répondit pas, mais saisit une casserole qu’elle remplit de lait. Véro s’assit sur une chaise rempaillée, qui craqua sous son poids. La cuisine non plus n’avait pas changé, avec ses vieilles casseroles de cuivre qui pendaient au mur et la fenêtre grillagée qui donnait directement sur la rue. La grand-mère avait l’habitude de parler à ses voisines à travers ce grillage, elle s’en souvenait à présent. Comme une prisonnière volontaire. L’odeur du café interrompit sa rêverie. Sa mère s’assit en face d’elle, posant deux bols fumants sur la table. Véro porta le sien à ses lèvres, soufflant sur le liquide pour le faire tiédir. Sa mère l’observait, un étrange demi sourire aux lèvres. La jeune femme reposa le bol, après s’être légèrement ébouillanté la langue et le palais.
- Qu’est-ce qui te fait sourire ?
- Te regarder boire ton café au lait, comme avant...
Son visage se rembrunit soudain et elle regarda ailleurs. Véro s’inquiéta.
- Ça ne va pas ?
- Ce n’est rien, ma chérie... C’est juste de te voir ici, dans cette maison, alors que grand-mère... enfin, tu comprends...
Véro hocha la tête sans rien dire. Il n’y avait rien à répondre. Elles finirent leur café lentement et seul le petit bruit du lait dans les bols rompait de temps en temps le silence.

- Je vais porter ma valise dans ma chambre, dit Véro, en se levant.
Lorsqu’elle commença à grimper les vieux escaliers de bois verni, son sang se changea en mercure. Elle se sentait comme engourdie et vide. Seulement engourdie et vide, se répéta-t-elle, marche après marche, essayant de se convaincre de ce grossier mensonge.

Sa chambre sentait la poussière et le vieux bois. C’était le parfum doux-amer de l’enfance. Elle s’assit sur le lit, déposant la valise à ses pieds. Elle pouvait voir le haut des arbres depuis la fenêtre, et des oiseaux fendaient le ciel comme de minuscules flèches noires. L’après-midi touchait à sa fin. Le ciel s’assombrissait imperceptiblement, et dans quelques heures la nuit envelopperait le monde extérieur, le mettrait dans une boîte sombre, comme elle avait l’habitude de le faire avec ses poupées, juste avant de se coucher, quand elle était encore une petite fille.
Les souvenirs inondèrent soudain la pièce comme un torrent et elle du s’asseoir sur le lit. Elle posa une main entre ses seins, pour sentir sa chair sous ses doigts. De l’autre, elle caressa la couverture. Elle se souvint comment elle était devenue femme dans ce lit. Un matin de ses treize ans, elle s’était réveillée avec quelque chose de chaud qui collait entre ses cuisses. Du sang. Une petite tache s’étalait sous elle, tachant sa fesse. Elle se voyait encore descendre les escaliers, pleine de honte et de panique.
Les parents étaient dans la salle à manger, en train de prendre leur petit déjeuner. Elle avait fait des signes pour attirer l’attention de sa mère, mais ce fut son père qui la remarqua.
- Qu’est-ce qu’il y a, Véro ?
Elle sentit une couronne de sueur descendre sur son front et elle se tourna avec un air désespéré vers sa mère, qui ne comprenait toujours pas. Finalement, elle éclata en sanglots, se réfugiant contre l’embrasure de la porte, ses maigres jambes de petite fille tremblant sur le froid carrelage blanc et noir.
- Maman, il y a du sang sur les draps ! Je saigne ! Je vais mourir !
Son père avait alors éclaté de rire et cela, elle ne le lui avait jamais entièrement pardonné.
Oui, elle pouvait bien se souvenir de tout ce qui s’était passé dans cette chambre et c’était assez terrifiant. Elle pensait avoir réussi à semer les fantômes du passé en partant pour New York, mais elle n’avait fait que les endormir pendant trois ans. Des larmes jaillirent soudain de ses yeux, inondant ses joues. Elle pleura ainsi de longues minutes, jusqu’à ce qu’elle s’endorme enfin, le visage tourmenté comme une petite fille très en colère.

Lorsqu’elle se réveilla, le soleil brillait déjà, et les oiseaux avaient commencé à piailler dans le jardin. Elle se redressa, et se frotta les yeux. Elle avait dormi un peu plus de douze heures. Son corps était complètement courbatu. Elle décida de prendre un bain, avant de descendre.
L’eau remplit lentement la baignoire en émail blanc avec le son familier d’une chute d’eau paisible. Elle se déshabilla lentement, car son corps était encore rouillé de sommeil. Elle regarda un moment son corps nu dans le long miroir qui ornait le mur. Elle passa une main sur ses seins durcis à cause de la fraîcheur de la matinée, puis descendit jusqu’à la forêt embrouillée de ses poils. Un corps de femme, un corps créé pour la vie, le plaisir et la reproduction. Elle eut un sourire amer et détourna les yeux. Mieux valait ne rien voir. Et surtout pas soi-même.
Lorsqu’elle entra dans l’eau fumante, de la chair de poule apparut sur ses jambes, et remonta le long de son corps. L’eau était l’élément dont elle avait besoin pour se purifier des cauchemars de la nuit précédente. Ils flottèrent un moment autour d’elle, puis sombrèrent lentement comme d’étranges morceaux de plomb, noirs, lourds et tordus.

La radio était allumée lorsqu’elle entra dans la cuisine. Haydn réchauffait la matinée. Elle se servit de café encore chaud et sa mère entra juste au moment où elle venait de s’asseoir.
- Ton père a appelé, ce matin. Il a dit qu’il rentrerait de Stockholm demain soir. Il t’embrasse.
Véro sourit à travers le rideau de fumée.
- J’ai promis à ta grand-mère que l’on passerait à l’hôpital aujourd’hui. Elle voudrait te voir... On y va dès que tu es prête.
- Je suis prête, dit Véro, et elle finit son café en une longue gorgée.
C’était un mensonge. Elle n’était pas prête, et ne le serait jamais. Mais quelle différence cela pouvait-il faire ? Elle était venue parce qu’on lui avait dit que Grand-mère allait mourir, et il n’était pas question de reculer, bien qu’elle eût bien aimé pouvoir s’enfuir, à ce moment précis, courir loin d’ici, très loin, jusqu’à un endroit invisible et imprenable, où elle aurait enfin pu jouir d’un peu de paix. Elle se leva doucement, et suivit sa mère dans le jardin. Elle se sentait soudain très fatiguée, comme si elle n’avait pas dormi de la nuit. Ses pas firent un drôle de bruit sur les petits cailloux de l’allée, comme si quelqu’un grinçait des dents. Le soleil brillait, magnifique, faisant ressortir le lourd parfum de chaque fleur, de chaque brin d’herbe, de chaque fougère. Une matinée tellement étincelante qu’elle baissa le pare-soleil quand elle fut installée sur son siège.

C’était la première fois qu’elle allait au nouvel hôpital de Castelroux, et mentalement, elle se dessina une carte, au fur et à mesure. C’était par pure précaution, des fois qu’elle aurait dû y retourner en urgence... Elle se força à sourire, mais ce n’était pas une plaisanterie. Enfin, pas vraiment.
Les doigts de sa mère étaient tellement serrés autour du volant que les phalanges en étaient devenues blanches. Véro baissa la fenêtre, pour laisser entrer un vent frais. De la chair de poule courut sur son bras nu. Elle portait un t-shirt rouge. C’était la bonne couleur pour un hôpital, non ? Elle s’était pourtant bien juré de ne plus jamais remettre les pieds dans un hôpital de sa vie.
- On y est presque. Ne sois pas surprise, elle est très diminuée...
La voix de sa mère la fit presque sursauter.

Quand elle sortit de la voiture, elle avait des fourmis dans les jambes, et elle dut s’arrêter quelques instants pour les dégourdir. L’hôpital se dressait devant elle, dans son architecture neutre, commune à tous les hôpitaux du monde, cette architecture si inhumaine par rapport à la vocation du bâtiment. Comme si on voulait vous dégoûter de tomber malade. Ou pire, de guérir. Un bien étrange endroit pour mourir, encore plus pour accoucher...
Elle suivit sa mère dans le bâtiment.
L’odeur étouffante de l’éther la prit à la gorge, et elle se sentit presque malade de tous les souvenirs qui lui était liée. Un silence glacé enveloppait tout, comme dans une église ou un musée. Mais là-bas, au moins, il y avait les touristes. Ou les écoles. Elle eut brusquement envie de hurler, mais elle attendit gentiment que l’infirmière ouvrit la porte, et elle entra docilement dans la chambre, comme un robot cassé et vide.

Sa mère prit la chaise au bord du lit et Véro resta debout, le dos appuyé contre la porte fermée. Il y avait un autre lit dans la pièce, vide. Elle aurait pu s’y asseoir, mais elle préférait le contact rassurant de la porte contre son dos. Quelque chose de solide la soutenait, lui semblait-il. La grand-mère était allongée, silencieuse, sur un étroit lit en métal, son visage ridé et émacié reposant sur un énorme oreiller, blanc sur blanc. Ses yeux étaient fermés, mais elle ne dormait pas, puisqu’elle avait légèrement bougé lorsqu’elles étaient entrées. Une perfusion complétait ce tableau de désespoir médical.
Véro sentait qu’elles n’étaient pas seules dans la pièce. Il y avait quelque chose d’autre, quelque chose de si discret que c’en était évident, de si ténu qu’on ne pouvait le briser.
Le Silence.
Oui, le silence... Il les entourait de ses murs, hauts et parfaitement blancs, les isolait sur son îlot morbide, les maintenait prisonnières dans son utérus de verre... Elle se rendait compte à présent à quel point la mort et le silence étaient liées, comme le sommeil au rêve. Et elle savait maintenant ce qui l’avait déchirée jusqu’au fond d’elle-même, dans le sinistre hôpital parisien, ce qui l’avait ravagée, détruite, anéantie : il n’y avait pas eu un seul moment, une seule minute, une seule seconde de silence. Tout, depuis les mains qui manipulaient les instruments en métal jusqu’aux battements paniqués de son cœur, tout avait été infernalement bruyant.
Des murmures interrompirent brusquement ses pensées. Elle se redressa contre la porte, et changea de position. Sa mère parlait doucement à la mourante, lui caressant tendrement les cheveux d’une main. Véro ne pouvait pas entendre ce qu’elle lui disait, mais c’était sans importance. C’était la première fois qu’elle voyait la main de sa mère posée sur celle de sa grand-mère. Aussi loin qu’elle pouvait se souvenir, les deux femmes avaient toujours évité les marques physiques d’affection. Pas par haine, oh non, mais plutôt par pudeur, par décence. Elles se laissaient passer mutuellement lorsqu’elles se croisaient dans un couloir, se serraient le bras pour remercier pour un cadeau, une attention... Jamais un baiser, une étreinte. La grand-mère avait tenu à sa réputation de femme très digne. Elle l’avait donc été avec sa fille. Jusqu’à l’absurde, peut-être. Et cela s’était perpétué, en plus atténué, il était vrai, à la génération suivante. Hélas.
Hélas ?
Oui, hélas. Elle les regarda un long moment, les bras croisés sur sa poitrine. Fallait-il donc la mort, pour les rapprocher ? Dans cette chambre, l’amour était devenu aussi blanc que les murs et Véro craignait que ce ne fut là sa couleur véritable. Lorsque l’infirmière vint les prévenir que la visite devait prendre fin, elle eut presque envie de lui sauter au cou.

Quand elle sortit à nouveau de la voiture, elle courut vers la maison comme vers une vieille amie qui serait venue la chercher. Mais ce n’était plus une vieille amie, à présent, ce n’était plus qu’une connaissance, quelqu’un que l’on aimerait pouvoir éviter dans la rue quand on la rencontre, quelqu’un que l’on espère pouvoir oublier aussitôt la main serrée.
Elle s’assit à la grande table en bois de la salle à manger. La pièce était sombre et fraîche. Rassurante, presque. Sa mère la rejoignit, et s’assit pesamment en face d’elle. Malgré la pénombre, aucune d’entre elles n’avait envie d’allumer la lumière. Elles restèrent assises un moment, confortablement installées dans leurs fauteuils fin dix-neuvième, regardant la lumière éclatante du soleil dans le jardin.
Puis sa mère se mit à parler.
Elle parla de la maison, de sa propre mère, de Véro et de plein de souvenirs d’enfance. Elle parla, non pas parce qu’elle voulait qu’on l’écoute, mais parce qu’elle en avait besoin. Véro lui était reconnaissante de l’effort qu’elle faisait pour briser le mur, ce mur si fin qu’il en était invisible, et si invisible que l’on n’arrêtait pas de se heurter à lui. Pendant qu’elle parlait, sa mère jouait avec son alliance, qu’elle fixait pour éviter de croiser le regard de sa fille. Quand elle eut fini, elle arrêta de tripoter le petit anneau qui jetait des reflets dans la semi-obscurité, mais continua de le regarder. La voix de Véro s’étrangla lorsqu’elle prit la parole.
- Maman, est-ce que tu t’es jamais demandée... est-ce que tu sais pourquoi je suis partie pour New York ?
Sa mère passa nerveusement une main dans ses cheveux.
- Eh bien, tu nous avait dit que... que tu n’étais pas heureuse en France, que ton travail à Paris ne t’intéressait plus, on t’en offrait un bien meilleur là-bas... Et puis, il y avait eu ta rupture avec Thomas... Je ne sais pas, moi...
Véro sentit sa gorge se coincer.
- Maman, à Paris... Après Thomas , je... Je... Il y avait cette fête... J’ai rencontré ce type... Il était sympa, au début... On a été chez moi... et... il m’a violée... et... et voilà...
Il y eut une pause, aussi fine et intolérable qu’une lame de rasoir déchirant un pansement de coton.
- Mais... mais pourquoi tu n’as... pourquoi ne nous as-tu rien dit ?
Cette fois-ci, des larmes jaillirent des yeux de Véro et elle n’essaya pas de les retenir. Au contraire, c’était un soulagement de pouvoir pleurer ainsi, devant cette inconnue, si proche, si désespérément proche...
- Est-ce que tu aurais compris ?... Est-ce que tu aurais seulement cherché à comprendre ?...
Sa mère se tassa sur sa chaise, et murmura "Bien sûr", mais cela retomba dans le silence, toujours aussi épais et transparent que du verre incassable. Elle se leva finalement, et quitta la pièce, laissant Véro sangloter dans la pénombre qui sentait bon la cire et les fleurs fanées.

Le reste de la journée et la soirée avaient passé avec une vitesse incroyable. L’après-midi, elles avaient vaqué chacune à leurs affaires, et s’étaient évitées le plus possible. Véro avait commencé à lire un roman policier qu’elle s’était acheté à la gare d’Austerlitz. Sa mère avait jardiné, fait les courses, regardé un peu de télévision. Le dîner s’était déroulé en silence, entrecoupé de temps en temps de banalités affectueuses. Véro était montée se coucher juste après le film du dimanche soir et s’était endormie relativement facilement. Un sommeil réparateur, pensa-t-elle, en s’étirant le lendemain matin, bien qu’elle ne sût pas exactement ce qu’elle entendait par là. Une nouvelle matinée, un nouveau rayon de soleil sur le vieux parquet. Elle se sentait vide, incroyablement vide, mais sereine. Son corps était devenu la caisse de résonance de ses pensées. Il lui semblait qu’elle était parvenue jusqu’ici à maintenir son apparence extérieure intacte, comme un masque, un masque antique, tragique et fêlé, derrière lequel sa souffrance s’était réfugiée, intacte, elle. Un choc de trop et tout était tombé en morceaux. En poussière, même. Mais au moins, maintenant, cela ne faisait plus mal. Le grand soleil cautérisait tout. Apollon n’avait-il pas d’ailleurs réputation de guérisseur, autrefois ? Une voiture klaxonna dans le lointain. Elle semblait renaître.
Elle avait même faim.
Elle s’habilla à la hâte pour descendre prendre son petit-déjeuner. Elle avait décidé de ne plus vivre que par les deux principes essentiels de l’existence : se nourrir et oublier qu’on est vivants.

L’odeur profonde du café l’accueillit comme elle entra dans la cuisine vide. Comme toujours, sa mère s’était levée avant elle et lui avait même préparé des toasts, ce qu’elle ne faisait jamais d’habitude. Véro se servit de café et elle se beurrait un toast lorsque sa mère apparut dans l’embrasure de la porte, une expression étrange sur le visage. Véro s’arrêta net, le couteau en l’air, attendant la nouvelle.
- L’hôpital vient d’appeler... Ta grand-mère est... Elle a demandé après toi... Elle a prononcé ton nom plusieurs fois, il paraît...
Elle s’assit, et des larmes commencèrent à rouler sur son visage soudain vieilli. Véro ne l’avait jamais vue pleurer avant. Jamais. Les premières chaleurs de l’été poussaient maintenant par la porte ouverte, enivrant les sens de leurs parfums intenses. Véro frissonna dans la chaleur grandissante du matin. Le printemps venait enfin de mourir. L’été avait toujours été sa saison préférée.

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