LA VISITE
Une tête d’oiseau, stirba, doublée d’une tête d’alligator, dont les ailes se mouvaient lorsque l’animal du fond de sa grotte sortait, montrant son doux pelage à la lumière de l’aurore, se pavanant devant les visiteurs venus pour admirer la merveille. Une épouse, excédée devant l’expression béate de son mari, le planta là et partit se promener dans le parc. Un des visiteurs se penchait de tous les côtés pour le photographier sous le meilleur angle. Le plus drôle et ce qui stupéfiait les femmes, une énorme queue pendait à son cou, qu’il traînait avec fierté et condescendance, qui le propulsait, le visage clos, dans un monde supérieur et l’on pouvait se demander à qui ça servait car on n’avait pas entendu parler de femelle oiseau à sa taille. Il faisait des tours avec une démarche âpre, rapide, appuyant sur ses talons comme marquant le rythme d’un chant militaire. Les gardiens du parc lui procuraient peut-être de quoi se mettre sous la dent car on ne pouvait déceler aucun signe d’atrophie en ce qui concernait cette partie de son anatomie. Elle se posa des questions sur le temps et l’argent perdus lors de cette visite et quitta le parc, dégoûtée.
– stirba : en roumain se prononce “ chtirba ” : édentée
CLARIS
Claris l’avait cueilli par hasard. Nicolas marchait sur la feuille d’une fleur de la petite cour de l’immeuble, un espace blanc, vierge de toute trace, protégé et couvert d’une mousse salie de terre, qui, une fois nettoyé lui servait pour son appartement. Elle avait amené la bestiole cachée parmi les figues dans sa chambre. Nicolas se fraya un chemin entre les cassettes à bijoux, les bibelots, un peigne et quelques babioles posés sur le buffet et glissa doucement jusqu’au tapis touffu aux motifs concentriques en forme de losange, s’arrêta quelques instants pour reprendre son souffle entre des poils drus, raides, avec lesquels il avait à se confronter à chaque pas, puis avança sûr de lui, vers le pot en métal, flanqué d’une étiquette violette, placé sous de la fenêtre, en haut duquel il s’assoupit, pattes en l’air, comme gîdilat par le couvercle en plastique mou et chaud. Chez elle, il était bien.
Nicolas la vit dans une glace, visage noir incrusté de ses papillotes qu’elle mettait dans les cheveux pour faciliter son envol. Vivant en dessous de la terre, côtoyant des bêtes invisibles à l’œil nu, rapides comme le TGV, faisant leurs courses les unes chez les autres, il s’était épris d’amitié de l’une d’entre elles, Claris, la tête aux poils drus dont les pattes avaient poussé alandala à la place de son cou, aux grands yeux, à l’orifice buccal placé derrière la tête, attaché aux pattes par des ligaments qui contenaient la lumière nécessaire pour apercevoir les congénères à avaler. De petits animaux verdoyants poussaient près de sa maison, dont les alentours formaient comme un enclos et lui donnaient l’illusion de se trouver à la campagne.
Il se réveillait tous les jours, tôt le matin, pour regarder venir vers lui Claris ; elle portait deux sacs lourds de part et d’autre de sa tête, accrochés à ses oreilles par des clesti în arama, son nez pointait au-dessus de sa tête longue, fin, semblable à une antenne, lui servait de guide pour avancer, sa bouche pendait à son cou, la relevait toutes les minutes pour pas tout avaler, il la voyait de loin sentant le lait qu’elle portait dans ses sacoches et l’attendait souriant.
- Belle matinée ! lui souhaita-t-il, avenant.
- Je viens vous délivrer votre ration de lait.
Elle sortit de sa poche un petit papier à bulles encerclées d’un trait noir, il appuya sur l’une d’elles, marquant en même temps son empreinte puis poussa la porte d’un coup de main bref et pénétra dans le séjour agrémenté d’une douce musique de jazz, prit son livre de chevet et se mit à lire à demi allongé sur sa balançoire dix-huitième, un bouquin d’histoire.
Un rugissement profond et bref l’interrompit dans ses pensées, suivi d’une cavalcade de sabots, dévalant à toute vitesse le chemin serpuitor sur lequel il avait sa maison. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre par curiosité : des éléphants, sur la peau desquels habitaient de minuscules fourmis regroupées en tas, couverts de cette couche noire, épaisse, comme le tissu adipeux qui protège les baleines, secouaient leurs longs membres puissants, bougeaient de manière frénétique, se calmaient quelques instants puis recommençaient. Chipul sau, encadré par l’armature de la fenêtre, avait l’air d’une relique scoasa des profondeurs des catacombes. Ils trottaient sur l’herbe verte, arrachant les plants de gazon, laissant apparaître à la surface des plages de béton.
Un fourgon apparut au loin dans un halo de poussière grise qui couvrait des figures d’hommes habillés de noir. Le temps de disparaître derrière les rideaux, il les vit déployer avec des mouvements amples des lassos à pics d’aigles empoisonnés et les faire pivoter à l’arrière de leurs fourgonnettes. La couche de graisse composée de fourmis s-a deprins en quelques instants comme la peau des serpents lors de la mue. Elle rentra de sa tournée, épuisée, mit sa bouche sur sa tête pour la rafraîchir des quelques gouttes d’eau qui tombaient à l’occasion et, marchant d’un pas pressé sur l’herbe arrachée, elle lui fit un petit coucou de la main.
Claris prit un chemin qui menait à la forêt, par un champ de verdure, aux brins d’herbe translucides, plantés dans un sol noir, une glace qui contenait la lumière du jour. De loin on pouvait apercevoir les pins qui ressemblaient à des sucres d’orge, les aiguilles qui semblaient enveloppées chacune dans de la cellophane. Ses pieds calcau pe une nappe de champignons, aux membres flétris, aux lamelles molles qui baillaient au soleil, repues d’autant de mouches qui s’étaient accrochées dans les glandes visqueuses qu’elles sécrétaient. Les troncs s’élançaient rigides, lisses, aux aiguilles vertes sur le vîrful desquelles étaient épinglés des papillons aux ailes de toutes les couleurs.
Elle demeurait immobile, admirait la vue qui s’offrait à elle, laps de temps durant lequel le tronc avait généré une maladie contagieuse mortelle, son corps prit l’apparence d’un arbre, dont le tronc, bourré d’aiguilles droites et fermes était comme une bougie que la chaleur fit lentement se consommer.
Il courait au plus vite ou se cachait, elle essayait de lui mettre la main dessus, en vain. Sans lui faire le moindre mal, elle voulait le tenir dans sa main et lui souffler des baisers sur son museau pointu. Il courait sans relâche, à vitesse grand V, chaque pas était stapînit et pointé par un sifflement. Claris attendait le moment où il serait à bout, de loin elle épiait sa silhouette stîngace, mais il disparaissait dans les buissons lorsque la fatigue l’atteignait, trupul le lâchait en chemin.
Elle passait dans la forêt ca o naluca, habillée d’une jupe longue, bleue, transparente et d’un petit haut qui laissait voir sa poitrine ronde et élastique, passages fugitifs, danse à intervalles de temps longs, qui laissaient dans leur sillage une traînée de vapeur à même la terre. Claris regardait, neclintita, impatiente, dans l’expectative, qu’il s’arrête o data, et se înfiripeaza dans cette ligne déjà tracée pour arriver jusqu’à elle.
Ça se passait un beau jour du mois de Juillet. Tout en se reposant sur un banc du square qui se trouvait à l’angle de ma rue, il épiait à l’entours pour vérifier que personne ne le suivait. Il prit un grand bol d’air frais et se persuada de dormir quelques minutes. Les yeux fermés, il vit se promener celle pour qui son cœur avait battu quelques instants, élu domicile dans sa gorge, couvert ses yeux et son nez d’un voile parfumé. Il la vit passer, chair pas tout à fait dissoute, un fantôme entre ses pupilles et son front, tendre ses longs membres, découvrir son sexe, large ouvert, bouche béante, étouffer la respiration de sa poitrine contre son visage, pendre ses longs bras impuissants à son cou - elle avança vers lui doucement, comme un escargot, il s’étrangla dans sa gorge, devenu fantôme. Tout seul sur le banc, il se convainc de la quitter, marcher dans sa direction à pas de sanglier parti pour spinteca sa proie, le temps de l’atteindre, avait déjà ingurgité la moitié, puis s’affaissa, épuisée, sur la pelouse du square. Il fit demi-tour, elle le vit et s’enfuit. Un saule apleca ses fines branches sur le banc resté vide, ensemencé dans le cadre d’un programme de rénovation des espaces verts.
Nicolas déboula dans mon bureau. J’étais en train d’écrire. Pour m’expliquer comment s’est fait la liaison du train postal. Je fumais en l’écoutant penser refaire un train postal comme pe timpuri pour le mettre là, devant lui, encadré, enlacé, décoré de fleurs, il aime les roses, pour qu’avant de dormir il se souvienne qu’autrefois dans le train une jeune fille voyageait en pensant à lui. Deux bandes, une verte et une bleue, dont les bords intérieurs traçaient l’horizon, que la direction de ses yeux suivait centimètre par centimètre, précisément semble-t-il, en couvrant d’un voile transparent de part et d’autre de la ligne une petite partie des deux surfaces, léger comme un tremuris mais assez dense pour filtrer la lumière rasante qui écrasait les nuages et les tiges des champs, s’étendaient sur les fenêtres de droite et de gauche du wagon. Il avait vu dans le passé, un instant, se retourna vers moi avec des yeux interrogateurs d’adolescent. Je riais franchement et le priais de quitter mon antre de travail sur le champ, en arborant l’un de mes meilleurs sourires, le conduisant vers la sortie.
Claris se déshabilla devant la glace. Elle a pensé l’effleurer du regard, sa peau s’est ridée et il est parti. Claris fit un tour sur elle-même en exsudant le sang et la transpiration mêlés à la peinture dont ses cheveux étaient teints. Elle franchit le seuil de la porte, foula le trottoir, lambeau de béton, jusqu’à la bouche du métro. Christophe l’attendait en bas des escaliers, un sourire chaleureux s’affichait sur son cou que surplombaient des épaules carrées sculptées en ronde-bosse, aux angles lisses et arrondis, taillés en profondeur, dans une teinte graduelle.
– gîdilat : en roumain se prononce “ gîdilatte ” : chatouillé
– alandala : en roumain se prononce “ alandala ” : n’importe comment
– clesti în arama : en roumain se prononce “ cléchti în arama ” : pinces en airain
– serpuitor : en roumain se prononce “ cherpouitorre ” : serpentin
– chipul sau : en roumain se prononce “ quipoul saou ” : son visage, sa figure
– scoasa : en roumain se prononce “ scoassa ” : extraite, sortie, enlevée
– s-a deprins : en roumain se prononce “ sa dessepreinsse ” : s’est détachée
– calcau pe : en roumain se prononce “ calcaou ” : foulaient
– vîrful : en roumain se prononce “ vîrfoule ” : pic
– stapînit : en roumain se prononce “ stapînitte ” : maîtrisé
– stîngace : en roumain se prononce “ stîngatché ” : gauche
– trupul : en roumain se prononce “ troupoul ” : le tronc, le torse
– ca o naluca : en roumain se prononce “ qua o nalouqua ” : comme une chimère, comme l’éclair,
– neclintita : en roumain se prononce “ neclinnetita ” : immobile, figée
– o data : en roumain se prononce “ o data ” : enfin
– se înfiripeaza : en roumain se prononce “ sé înfiripéaza ” : se former, improviser, se réaliser, s’accroche
– spinteca : en roumain se prononce “ spintequa ” : éventrer, fendre
– apleca : en roumain se prononce “ aplequa ” : pencha
– pe timpuri : en roumain se prononce “ pé timpouri ” : d’antan
– tremuris : en roumain se prononce “ trémouriche ” : frémissement, bruissement
L’INVITE
Nous prenions le repas dans le salon. Une fleur aux pétales fanés distillait le jus de sa sève în tacere, à gauche de la fenêtre, en retrait du canapé violacé sur lequel était assise notre invitée, à l’abri de regards non familiers, cachée dans une mini-serre que j’avais fabriquée pour elle à partir de pellicule de Cellophane, récupéré dans le cadre du budget alloué à l’achat d’articles pour la cuisine. Une femme qui avait intégré la structure de l’entreprise de mon ami depuis deux mois se tenait en face de moi. Le tapis du hall d’entrée, matrice des pas, les fils de laine lâches, n’avait pas été lavé depuis un intervalle de temps qu’il avait vécu comme asupritor, un filet de moisissure aux boutons irisés noir et blanc avaient grimé sa texture et son modèle. Ombre rouge, tordue au trait hardi et vigoureux, interrompu, aiguillon sous la chair, puis redéployé.
Un colac se formait autour de sa taille, à des moments précis, hachurés pour m’absorber de leurs traits, colac aux membres puissants, încrîncenati à son ventre, colac de înecare dans un put à l’eau glacée, obstruant l’arrivée de lumière, à la fois vitre et miroir aux reflets glissant sur la surface inerte. Hier, en me promenant je l’aperçus au fond du puits. Des bulles expirées éclataient sur les murs et couvraient l’étendue sphérique de couches superposées, qui l’avaient étouffé, dont elle s’était nourrie. Je le vis approcher, habillé de noir, marquant de son ventre les dalles des trottoirs, l’ingurgiter, la mastiquer à l’aide d’un liquide visqueux, poisseux et scintillant, sécrété par ses glandes génitales et la recracher du logement habité par la peur.
D’un coup, des cheveux de notre invitée poussèrent, alignés sous son front. Elle se repositionna sur sa chaise. Mes pupilles plongèrent dans l’assiette cherchant un rogaton. La nappe était rose bonbon. En cliquant sur un bouton à droite de l’assiette, des numéros affichèrent la suite des plats proposés. Ils faisaient tous le même geste que moi à peu près au même moment.
Le type vint près de moi et me souffla à l’oreille : “ J’ai chaud ! ”, “ J’ai chaud ! ” L’espace de quelques instants je demeurai interdite. Je l’oubliais aussitôt. La femme se leva, mit de l’eau dans les verres, et se rassit. Mon ami me fit la réflexion : “ Ma chérie, tu t’es levée tôt aujourd’hui, ne te déranges pas. Je vais servir nos invités. ”
– în tacere : en roumain se prononce “ înne tatchéré ” : en silence
– asupritor : en roumain se prononce “ assouprïtore ” : opprimant
– Un colac : en roumain se prononce “ ounne quolaque ” : une margelle, une bouée
– încrîncenati : en roumain se prononce “ înnecrînnetchénatzï ” : crispés
– colac de înecare : en roumain se prononce “ qulaque dé înéquaré ” : bouée de noyade
– put : en roumain se prononce “ put ” : puits
Il y a deux versions du texte long “ La Séparation ”.
LA SEPARATION
Les cheveux sales tombants jusqu’aux aisselles, le buste enrobé de bandelettes de tissus fatigués, les jambes molles, aux os non rigidifiés par le passage des âges, Hélène marchait en direction de la boulangerie, patinant sur le trottoir imbibé d’eau de pluie, suivie par son ami, aux yeux incrustés profondément dans la chair, à la peau rugueuse, disposée en strates obtenus par la sédimentation de boue de bains à l’argile qu’il se procurait chez un ami qui travaillait dans une station balnéaire, aux jambes nouées l’une dans l’autre ; aux doigts longs, agiles, maigres qui ramassaient dans les rues les déchets nécessaires à sa subsistance. Il la suivait de près, prévenant un éventuel accident. Une bouche aux lèvres épaisses, sensuelles, laissant paraître de grandes dents lui passa le bonjour, mangea ses jambes tels des sucres d’orge, et garda les tiges sur lesquelles ils avaient été coulés dans un coin du tiroir-caisse.
Elle était sortie de chez elle en vrille, tournant sur elle-même à grande vitesse sur le trottoir, on hurla qu’elle empêche les gens de marcher et elle avança sur le bas-côté. Les yeux de l’homme sont sortis de la tête comme des ressorts, son corps maigre s’est rigidifié comme du roc. Hélène disparut d’un coup sous terre, un pied devant l’autre ; l’homme avança doucement tel un robot se laissant entraîné par la foule. Le bout de ses cheveux pointait sur le béton, son cou s’allongea démesurément et ses yeux se démultipliaient pour contrôler chacune des actions qui se déroulaient dans cet espace jusque-là inconnu. Lorsqu’elle poussa de sa tête le béton pour retrouver la lumière, son cerveau avait pris l’aspect d’un cheval fol ensanglanté qui s’enfuyait, et ses pieds étaient partis pour poser leurs empreintes dans cette contrée. Une fois dehors, elle mit des échasses et poussait son cou et sa tête en avant pour essayer de s’approcher au plus près de ce qu’elle pouvait ainsi contourner. Il avait disparu dans la foule qui menait son arrière-train à toute vitesse pour ne pas rater le train, sauta dans le wagon et s’accrocha à la rampe en poussant des petits cris d’essoufflement, puis pencha la tête et posa ses yeux sur des layettes qui s’étendaient sur les portions de sol vides entre les paires de pieds.
Sur le quai, un homme était assis, son sac ouvert à ses pieds, le visage de profil aux pommettes plates, à la peau striée de bouffissures, il se pencha d’un mouvement lourd et délicat portant le poids du buste, glissa sa main dans sa moche, ses doigts serrés dans un étau, sa pensée prothèse de son impulsion, en retira un paquet de tabac, se redressa à nouveau, épaules voûtées, ramassé sur lui-même, roula son papier cigarette, sa tête opéra un léger détour.
Hélène le cherchait sur tous les visages de la foule qui l’entouraient dans le métro, les gens passaient et repassaient devant ses yeux dans un cortège aveugle, s’éjectaient tels des obus des wagons, réduits à des icônes de jeu par l’épaisseur grise des masses dissolues, regorgeant en toute hâte vers la bouche de métro. Ils partaient chacun vers son activité journalière. Arrivés en haut des escaliers, ils allaient au-devant de personnes qu’ils côtoyaient tous les jours, connaissant leur manière de s’habiller, leurs qualités et défauts, leurs tics et expressions favorites.
Son visage alcatuia împreuna cu al lor un passage vers son imagination qui la portait, les deux yeux collés à la vitre de la fenêtre, par-dessus les cases vitrées qui servaient de bouche d’aération, sur le toit, longeait les gouttières jusqu’au panneau de ciel bleu qui lui écrasait les pieds, elle s’y élançait alors d’un saut et jouait dessus à la marelle. Ses yeux prenaient l’empreinte des traces de ses pas à lui, dont elle apercevait l’image dans la lumière crûe du matin, sur les murs à la peinture effilochée de la pièce.
Une collègue se leva et fit chauffer de l’eau pour le thé. À peine posé sur ses épaules, un voile l’emprisonnait comme une cloche. Hélène balaya les coins de la pièce pour se voir étreindre les yeux. Sur le rebord de la fenêtre, les paupières baissées sous la chaleur suivaient distraitement le jeu de rôles. Un bruit de pas pressés les prévint de l’entrée de la patronne. Elle prit un calepin puis alla s‘entretenir avec les filles qui travaillaient dans l’autre pièce. Une autre collègue, pieds nus, les ches cheveux blonds tirant vers le blanc, regardait avec attention sur l’écran de l’ordinateur un jeu de cartes. Hélène glissa sous la porte tel un courant d’air, ses yeux tremblèrent dans leur globe comme sous l’effet d’un choc électrique, montèrent jusqu’au deuxième étage, prirent un couloir, entonnoir, glissèrent comme des billes dans la cuvette des toilettes, dont ils firent le tour en patins, y tournoyant, jusqu’à ce que couverts de pisse, ils durent se retrancher dans un coin de la salle d’eau où ils s’arrêtèrent pour se laver.
Hélène rencontra quelqu’un à plusieurs têtes qui parlait plusieurs langues : une à bec d’oiseau fumait în nestire, l’autre à la peau couverte de comédons qui éclataient un par un à chaque mot prononcé et couvraient de leur pus les sons, une autre mimait de ses lèvres les paroles de son interlocuteur, une autre intercalait des silences longs entre les mots, trans-formés de cette façon en balbutiements, aux dires de sa voisine, qui ne semblait pas contente de sa journée ; des trous d’air manquaient de l’enlever des barres de fer qui poussaient constamment, instantanément, autour des moindres de ses mouvements. Elles se sont enchevêtrées et ont aperçu Hélène, vision noire, aux longues mèches tombant sur les épaules, entre deux courants de vent, deux panneaux de gaz en zigzag constitués de particules bouillonnantes, évanescentes, dont l’un effaça ses traces ; elle tourna les épaules, fit un quart de tour et disparut derrière le deuxième panneau.
Hélène se tenait, raide, serrée dans une jupe rectangulaire, les bouts de ses seins pointaient sous le chemisier blanc, boutonné. Ses yeux parlaient d’une suite ininterrompue de figurines en glaise, préfabriquées minutieusement pour partir en fumée à la moindre ébauche de dialogue. Placé entre ses mains, au-dessus de la plate-forme horizontale, glissante du lit, elle le tenait par les fils qui dépassaient de sa barbichette, longs, en plastique solidifié, bleu et rouge, son visage ne portait aucun trait de caractère. Au-dessus de son lit, des tranches de nuages s’amassaient en un entrelacs d’intestins, le long cou était fiché dans le sol. Des insectes qui avaient construit leurs habitations dans les rainures du parquet apucau cîte un bout ou se înfigeau în el, surface inerte, blanche, aux fines veines palpitant sous la pellicule de peau aux minces filaments, pépites de sang, pour a scoate si a se umple d’un millimètre de chair. Une ronde de têtes aux visages constitués d’expressions changeantes était placée dans un ordre dissimulé, telles des caméras munies de fils conducteurs de sentiments. Sous son regard halluciné, perdu, qu’elle tenait entre ses mains, collaient leurs bouts de leurs synapses, comme sur une vitre embuée leurs bouffés d’air.
– alcatuia împreuna cu al lor : en roumain se prononce “ alcatouïa împréouna cou al lor ” : formait aux côtés des leurs
– în nestire : en roumain se prononce “ înne nechtiré ” : inconsciemment
– apucau cîte : en roumain se prononce “ apoucaou cîté ” : s’emparaient
– se înfigeau în el : en roumain se prononce “ sé înfigeaou în el ” : le piquaient de leurs rostres, se fichaient en lui
– a scoate si a se umple : en roumain se prononce “ pentrou a squoaté chi a sé oumplé ” : pour extraire et s’emplir la panse
LA SEPARATION
Le buste enrobé de bandelettes de tissus fatigués, les jambes molles, aux os non rigidifiés par le temps, Hélène marchait en direction de la boulangerie, patinant sur le trottoir imbibé d’eau de pluie, suivie par son ami, aux yeux incrustés dans la chair, à la peau rugueuse, disposée en strates, obtenus par la sédimentation de boue des bains à l’argile, ses doigts ramassaient dans les rues les déchets nécessaires à sa subsistance. Il la suivait de près, prévenant un éventuel accident. Une bouche aux lèvres sensuelles, lui dit bonjour, mangea ses jambes tels des sucres d’orge, et garda les tiges sur lesquelles ils avaient été coulés dans le tiroir-caisse.
Elle était sortie de chez elle en vrille, tournant sur elle-même à grande vitesse sur le trottoir, on hurla qu’elle empêche les gens de marcher et avança sur le bas-côté. Les yeux de l’homme sont sortis de la tête comme des ressorts, son corps maigre s’est rigidifié. Hélène disparut d’un coup sous terre, un pied devant l’autre ; l’homme avança doucement se laissant entraîné par la foule. Le bout de ses cheveux pointait sur le béton, le cou s’allongea démesurément et ses yeux se démultipliaient pour contrôler chacune des actions qui se déroulaient dans cet espace inconnu. Lorsqu’elle poussa de sa tête le béton pour retrouver la lumière, son cerveau avait pris l’aspect d’un cheval fol ensanglanté qui s’enfuyait, et ses pieds étaient partis pour poser leurs empreintes dans cette contrée. Une fois dehors, elle mit des échasses et poussait son cou et sa tête en avant pour essayer de s’approcher au plus près de ce qu’elle pouvait ainsi contourner.
Il avait disparu dans la foule qui menait son arrière-train à toute vitesse pour ne pas rater le train, sauta dans le wagon et s’accrocha à la rampe en poussant des petits cris d’essoufflement, puis pencha la tête et posa ses yeux sur des layettes qui s’étendaient sur les portions de sol vides entre les paires de pieds.
Sur le quai, un homme assis se pencha d’un mouvement délicat portant le poids du buste, glissa sa main dans sa poche, en retira un paquet de tabac, épaules voûtées, ramassé sur lui-même, roula son papier cigarette.
Hélène le cherchait sur tous les visages de la foule qui l’entouraient dans le métro, les gens passaient et repassaient devant ses yeux dans un cortège aveugle, aux visages qui n’étaient pas le sien. Ils s’éjectaient tels des obus des wagons, icônes à l’épaisseur grise des masses dissolues, regorgeant en toute hâte vers la bouche de métro. Ils partaient chacun vers son activité journalière. Arrivés en haut des escaliers, ils allaient au-devant de personnes qu’ils côtoyaient tous les jours, connaissant leur manière de s’habiller, leurs qualités et défauts, leurs tics et expressions favorites.
Son visage alcatuia împreuna cu al lor un passage vers son esprit qui portait Hélène, les deux yeux collés à la fenêtre, par-dessus les cases vitrées qui servaient de bouche d’aération, sur le toit, longeait les gouttières jusqu’au panneau de ciel bleu qui lui écrasait les pieds, elle s’élançait alors d’un saut et jouait dessus à la marelle. Ses yeux prenaient l’empreinte des traces de ses pas à lui, dont elle apercevait l’image dans la lumière crûe du matin, sur les murs à la peinture effilochée de la pièce.
Une collègue se leva et fit chauffer de l’eau pour le thé. À peine posé sur ses épaules, un voile l’emprisonnait comme une cloche. Hélène balaya les coins de la pièce pour se voir étreindre les yeux. Sur le rebord de la fenêtre, les paupières baissées suivaient distraitement le jeu de rôles.
Un bruit de pas pressés les prévint de l’entrée de la patronne. Elle prit un calepin puis alla s‘entretenir avec les filles qui travaillaient dans l’autre pièce. Une autre collègue, pieds nus, les ches cheveux blonds tirant vers le blanc, regardait avec attention sur l’écran de l’ordinateur un jeu de cartes. Elle glissa sous la porte tel un courant d’air, ses yeux tremblèrent dans leur globe comme sous l’effet d’un choc électrique, montèrent jusqu’au deuxième étage, prirent un couloir, entonnoir, glissèrent comme des billes dans la cuvette des toilettes, y tournoyant, jusqu’à ce que couverts de pisse, ils durent se retrancher dans un coin de la salle d’eau où ils s’arrêtèrent pour se laver.
Devant elle quelqu’un à plusieurs têtes parlait plusieurs langues : une à bec d’oiseau fumait în nestire, l’autre à la peau couverte de comédons qui éclataient un à un à chaque mot prononcé et couvraient de leur pus les sons, une autre mimait de ses lèvres les paroles de son interlocuteur, une autre intercalait des silences longs entre les mots, trans-formés de cette façon en balbutiements, aux dires de sa voisine, qui ne semblait pas contente de sa journée ; des trous d’air manquaient de l’enlever des barres de fer qui poussaient constamment, instantanément, au moindre de ses mouvements. Elles se sont enchevêtrées et ont aperçu Hélène, vision noire, aux longues mèches tombant sur les épaules, entre deux courants de vent, deux panneaux de gaz en zigzag constitués de particules bouillonnantes dont l’un effaça ses traces ; elle tourna les épaules, fit un quart de tour et disparut derrière le deuxième panneau.
Elle se tenait, raide, serrée dans une jupe rectangulaire, les bouts de ses seins pointaient sous son chemisier blanc, boutonné. À plat sur le lit, ses yeux parlaient d’une suite ininterrompue de figurines en glaise, préfabriquées minutieusement pour partir en fumée à la moindre ébauche de dialogue. Placé entre ses mains, au-dessus de la plate-forme horizontale, glissante du lit, elle le tenait par les fils qui dépassaient de sa barbichette, longs, en plastique solidifié, bleu et rouge, son visage ne portait aucun trait de caractère. Des tranches de nuages s’amassaient en un entrelacs d’intestins, le long cou était fiché dans le sol. Des insectes qui avaient construit leurs habitations dans les rainures du parquet apucau cîte un bout ou se înfigeau în el, surface inerte, blanche, aux fines veines palpitant sous la pellicule de peau aux minces filaments, pépites de sang, pour a scoate si a se umple d’un millimètre de chair. Une ronde de têtes aux visages constitués d’expressions changeantes était placée dans un ordre dissimulé, telles des caméras munies de fils conducteurs de sentiments. Sous son regard halluciné, perdu, qu’elle tenait entre ses mains, collaient leurs bouts de leurs synapses, comme sur une vitre embuée leurs bouffés d’air.
– alcatuia împreuna cu al lor : en roumain se prononce “ alcatouïa împréouna cou al lor ” : formait aux côtés des leurs
– în nestire : en roumain se prononce “ înne nechtiré ” : inconsciemment
– apucau cîte : en roumain se prononce “ apoucaou cîté ” : s’emparaient
– se înfigeau în el : en roumain se prononce “ sé înfigeaou în el ” : le piquaient de leurs rostres
– a scoate si a se umple : en roumain se prononce “ pentrou a squoaté chi a sé oumplé ” : pour extraire et s’emplir la panse
L’ABSENCE
La salopette qui n’habillait pas de corps se pointa au guichet de l’ANPE en espérant par leur intermédiaire trouver la personne qu’elle avait habillée jusqu’à il y a peu de temps, avant de fuir dans le cadre d’une filière d’emploi franco-roumaine, soi-disant en quête de ses origines. “ Et moi, je me sens vide et sans consistance, atîrn comme un mannequin accroché aux nuages qui acopera la rue. Trois jours déjà. Je m’arrête tous les matins à l’ANPE qui est à l’angle de ma rue, je me renseigne en posant des questions et en épluchant les annonces sur les démarches à effectuer pour partir travailler dans les pays de l’est. Puis je me promène, înstrainata, dans le parc, dans l’atmosphère fraîche du matin. Il y a trois jours, j’ai reçu un mot de lui me disant qu’il s’est fait de nouveaux amis et qu’il se prépare à aller sur les lieux où il passa son enfance. Trois jours déjà. Des bribes de mots sur ce pays étaient venus emplir les espaces demeurés vides de l’appartement, entre la malle et la bibliothèque puis au centre du tapis, aux ronds verts et lignes jaunes, acheté chez Ikea il y a deux ans. Le modèle était troué, nous l’avions masqué avec un pot contenant un arbre à souhaits.
Il y eut d’abord elle, aux cheveux verts coupés de travers, avec qui il avait entretenu une correspondance jusqu’à ce que leurs mots soient censurés et lui dont mes oreilles bourdonnaient à la moindre intonation de voix qui rappelait son nom, qui avait collé à ses baskets et qu’il portait sur le dos comme un escargot sa maison. ”
Un temps îndelungat qui marqua parfois de façon précise, perceptible le rythme de son emploi du temps, de sorte que chaque chose qu’il faisait était liée à une autre de la même manière que lui à elle, o sfoara ca o cetate, de neînvins.
“ Son travail l’avait mis KO les premiers temps puis c’était la routine dont je récoltais quelques bribes sous forme d’accents sulfureux lorsqu’il faisait le soir ses premiers pas sur le sol carrelé de la cuisine, adulmecînd quelques congelés frais. Après une nuit passée dans un Lavomaton, dont l’eau sale servait à payer le loyer, je trouvais le lit inoccupé et l’armoire strapunsa, fulgerata de creux à la place de ses vêtements. Le silence dans lequel il s’était enfermé pour la énième fois ce jour-là.
- Tu me lâches, maintenant, lâche-moi, je criais, toutes dents dehors, seule sur le trottoir. Une distance que je peux mesurer à vue d’œil.
– atîrn : en roumain se prononce “ atîrnne ” : pends
– acopera : en roumain se prononce “ acopéra ” : recouvrent
– înstainata : en roumain se prononce “ înstraïnatte ” : exilé
– îndelungat : en roumain se prononce “ înnedélounnegatte ” : prolongé
– o sfoara ca o cetate, de neînvins : en roumain se prononce “ o sfoara ca o tchétaté dé néînneveinsse ” : une corde telle une citadelle, imprenable
– strapunsa, fulgerata : en roumain se prononce “ strapounssa, foulgerata ” : percée, foudroyée
Nous pouvons remplacer le mot “ masqué ” par “ caché ”.
AU TRAVAIL
Les yeux jaunes, les cheveux ramenés en un chignon sur la pointe du crâne, flèche rouge, des jambes carrées aux pieds en algues contournaient les obstacles. Une figure pâle apparut à l’horizon, la peau livide, tirant sur le gris, le sang bleu, marchait péniblement comme tirée vers le bas par le poids des jambes, avançait vers sa collègue de travail. Je sortis de terre à mi-distance entre les deux. Hainele rupte, lacérés, en lamelles, sales, je puais. Les cheveux noirs s’entêtaient à me coller la peau, les yeux et m’empêchaient de voir. La figure pâle aux jambes molles, supte, se dirigea întotochiîndu-se comme un sucre d’orge vers moi. L’autre se mit à brailler des mots entrecoupés de rires étranglés dans le larynx.
- J’ai repris le travail tôt ce matin. Ma copine m’a quitté. J’avais besoin de voir du monde. Tu as quelqu’un en ce moment ?
- Non.
- Tu viens à la maison ce soir ? Je fais des cauchemars, seul.
- Pas le temps. Je prépare un numéro spécial.
- OK. Ça sera pour la prochaine fois.
La flèche rouge vrillait tout en dégageant une odeur étouffante et collante. Ses yeux capatau au fur et à mesure l’aspect d’une bouée noire de cernes. L’odeur qu’elle dégageait était son souffle, sa silhouette se dissipait peu à peu et vers la fin il ne restait que les pieds palmés, deux lettres déformées sur le sol. La boîte faisait tourner ses employés, j’avais l’habitude de les voir venir pour repartir. Il se terra dans un coin, face à moi, avait mis sa veste qui le couvrait tout entier, couleur marron piquetée de rouge, ternie par le temps et ayant besoin de me sentir entourée, je l’imaginais dédoublé dans la pièce.
– hainele rupte : en roumain se prononce “ haïnélé roupté ” : les vêtements déchirés
– supte : en roumain se prononce “ soupte ” : décharnées
– întortochiîndu-se : en roumain se prononce “ întortochiîndoussé ” : entortillant
– capatau : en roumain se prononce “ capataou ” : prenaient, acquirent