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Mauvaises nouvelles 

lundi 5 septembre 2005, par Lynne Tillman (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

Ten Ten WINS, vous écoutez WINS, branchez-vous sur Ten Ten, l’info en continu, l’info non-stop. Vous nous donnez 22 minutes, et nous vous donnons le monde : une femme noire a été tuée à Brooklyn. Elle a été violée, puis jetée du toit de son immeuble, selon la police.

Les nouvelles sont diffusées toutes les 20 minutes, les titres toutes les 5 minutes. Puis il y a la télé, un journal de deux heures au moment du dîner, sans compter CNN. Des bulletins à n’importe quel moment. Nous interrompons nos émissions, dit l’animateur, pour un bulletin spécial.

La femme de Brooklyn a été violée et assassinée chez elle. Son corps a été transporté sur le toit depuis son appartement. Par un inconnu, dit la police. L’inconnu l’a balancée du toit. Les informations n’ont pas donné le nom de la victime.

Les nouvelles nous sont familières. Elles sont toujours là au même moment, pensa Elizabeth. Elle resta calée sur la station, accrochée par la douleur et le plaisir des petits et grands événements. A l’annonce d’une catastrophe, Elizabeth ressentait le danger comme si la mauvaise nouvelle était à l’intérieur d’elle-même, une sonnerie stridente à l’intérieur de son corps. Lorsqu’elle était émue, Elizabeth était quelquefois incitée à avouer. Du moins elle en ressentait le besoin, mais ensuite elle se moquait d’elle-même. Elle était coupable, mais il n’y avait rien à avouer, et pire, personne pour recueillir sa confession. C’est vraiment un problème, fit-elle remarquer à Henry, son ami, qui a répondu de sa façon désinvolte, il y a des jours où le chien te mange, et d’autres où tu manges le chien.

Henry et Elizabeth se comparaient l’un l’autre à des animaux. Pour lui, elle était une petite créature à fourrure, un écureuil ou une belette, parce qu’elle était si souvent nerveuse. Pour elle, il était un mulet ou un âne, Henry était résolu et têtu. Elizabeth se versa une tasse de café et y ajouta du lait jusqu’à ce que le café prenne la teinte basanée qu’elle aimait.

Le meurtre est chose courante. Il y en a d’habitude trois ou quatre par jours. Sans le vouloir, je peux voir la femme. Je l’entends crier. Sortez d’ici, qu’est-ce que vous voulez, laissez-moi tranquille, laissez-moi tranquille, vous me faites mal. Je peux voir son corps traîné dans des escaliers crasseux et transporté sur le toit, et je peux la voir balancée dans le vide comme si elle n’était pas un être humain, mais des détritus.

La nuit Elizabeth prenait le taxi. Ca valait le coup, se disait-elle chaque fois qu’elle payait le chauffeur de taxi, c’était sa vie qu’elle protégeait, pas ses économies. En marchant dans la rue, Elizabeth dissimulait sa peur sous un voile de sang froid et de décontraction. Elle avait lu tout ce qu’elle pouvait au sujet des serial killers. Elizabeth savait que Ted Bundy avait choisi ses victimes soigneusement - c’était toutes des femmes en détresse, attrapées par lui à un mauvais moment de leurs vies. Bundy avait détecté quelque chose dans leurs yeux, et les avait séduites facilement. Elizabeth enfouit sa peur à l’intérieur de son corps.

Ten Ten WINS : nous vous tiendrons au courant des derniers rebondissements des affaires du moment. Ten Ten WINS à n’importe quelle heure. Toutes les nouvelles tout le temps, restez avec nous, il y a des nuages sur New York, un vent du sud de quinze kilomètres à l’heure.

Elizabeth se rassurait en se disant que, en dehors des meurtres en série, la plupart des femmes assassinées l’étaient par des hommes qu’elles connaissaient ou avec lesquels elles vivaient. Elizabeth vivait seule, mais Henry passait souvent la nuit chez elle. Il aimait son appartement, il était confortable. A certains moments, Elizabeth considérait sa peur de façon raisonnable, et les statistiques, les chances, étaient rassurantes. Elles étaient de son côté.

Elizabeth secoua la tête dans tous les sens. Elle imaginait des histoires qu’elle pourrait utiliser, au cas où. Elle serait prête si elle devait plaider pour sa vie auprès d’un type bourré de crack qui tiendrait un couteau sur sa gorge, qui mettrait fin à sa vie pour vingt dollars.

Je suis la fille de John Gotti, et si vous me faites ça, si vous me touchez, rien que me toucher, vous aurez à en répondre devant la mafia. Ils vous auront si vous me blessez. Ne le faites pas. Ne faites surtout pas ça. N’y pensez même pas. J’ai le sida, violez-moi, tuez-moi, et vous mourrez aussi.

La honte et la répugnance se mélangeaient en elle, un reproche qu’elle se faisait à elle-même, au soi profond qui lui était propre. Elle se dégoûtait - utiliser la maladie de cette façon, comme une menace, une arme. Elle ne le ferait pas, jamais. Mais même si elle donnait de l’argent au type, il la tuerait peut-être.

Je pourrais hurler. Je pourrais lui arracher les yeux. Je pourrais lui donner un grand coup dans les couilles. Je pourrais le combattre avec toute ma force. J’appellerai à l’aide. Je crierai au meurtre. Mais que faire si aucun son ne sort de ma gorge. Dans les cauchemars, je ne peux pas bouger, je ne peux pas m’enfuir. Je suis paralysée devant le danger. Peut-être que je serais incapable de bouger. Alors ils diraient, elle est morte sans se défendre. Je serais pathétique.

Elizabeth connaissait une femme qui transportait dans son sac à mains une petite hache. Elle imagina son amie sortant la hachette de son sac. Au cours de la scène, le meurtrier en puissance, violeur ou agresseur était surpris, stupéfait, ou terrifié. Ensuite il s’enfuit. Son amie était sauve. Mais Elizabeth ne pensait pas que la femme pourrait atteindre son sac et attraper la hachette, pour donner un coup mortel avec une force meurtrière. Elle se demanda si elle pourrait elle-même franchir la ligne étroite qui séparait sa vie et son corps de ceux d’un autre.

Peut-être que mon amie le toucherait à la tête avec le tranchant de la hache. Elle lui fendrait le crâne. Le sang jaillirait de sa tête. Il y aurait du sang partout, tout ce sang qui viendrait d’un seul corps. Mon amie ne serait pas capable de le faire. Elle le toucherait avec le mauvais côté de la hache. Je ne sais pas si je serai capable de le faire. Je ne sais pas si je pourrai compter sur moi.

Ten Ten WINS, des infos en continu : sur la question de la sécurité des réacteurs nucléaires, un scientifique explique que la sécurité veut dire un niveau acceptable de risque. Il y a une part de risque dans toute chose.

Elizabeth se représenta la femme dans son appartement de Brooklyn. Juste au-dessus du pont. Pas très loin d’ici. La femme se battait pour sa vie. Elizabeth chassa la scène de son esprit, et regarda par la fenêtre des moineaux sur un toit. Il y avait aussi quelques oiseaux sur les branches nues de l’arbre du jardin. Ils ne s’étaient pas envolés vers le sud parce que des gens avaient commencé à les nourrir pendant l’hiver. Ils étaient dodus et contents. Pendant qu’elle les observait, Elizabeth se lissa les cheveux. C’était un geste inconscient. Ses doigts trouvèrent quelques cheveux épais, raides, qu’elle toucha avec plaisir.

Sur CNN, à la télévision, il y avait des images de gens morts et mourants, blessés, en sang. Bien que diffusé en couleur, il y avait quelque chose au sujet de la guerre qui était toujours en noir et blanc, quelque chose de direct et d’évident. Irrécusable. Dans son horreur, la guerre était rassurante pour Elizabeth. Elle savait ce que c’était, tout le monde savait ce que c’était. La guerre est l’inconnue parfaite pour tout le monde, le plus étrange et le plus normal des événements. Chacun sait qui est en train de souffrir et quel peuple a besoin d’aide, il n’y a pas de doute. C’est un soulagement de le savoir. Elizabeth imagina la femme de Brooklyn. Elle était blottie dans sa cuisine.

Ten Ten WINS, des infos en continu, Ten Ten WINS vous y emmène : cinq personnes ont été trouvées tuées par balles, comme exécutées, dans le Queens. La police annonce qu’il s’agissait d’une affaire de drogue. Le regard des infos ne s’arrête jamais. Vous nous donnez 22 minutes, nous vous donnons le monde. Il est 10 heures sur WINS infos.

Elizabeth respira doucement. Quand elle transforma en mots sa sensation - quelque chose comme j’ai poussé "un soupir de soulagement" - elle se moqua à nouveau d’elle-même. Les meurtres liés à la drogue ne comptaient pas. Chacun savait que si tu n’étais pas impliqué dans le business, personne ne t’embêtait. Tu étais en sécurité. Malgré cela, la vie était une succession de violences et des gens étaient abattus et poignardés chaque jour. Quelquefois par erreur.

Je pourrais être sur le chemin. Je pourrais être au mauvais endroit au mauvais moment. Mais je m’étonne vraiment qu’il n’y en ait pas plus parmi nous qui soient poignardés chaque jour. Les gens ont l’air si fou. Je peux le voir dans leurs yeux, à chaque instant, ils pourraient sortir d’eux-mêmes, se métamorphoser, agresser les autres. Juste parce qu’ils en ont besoin, juste pour se débarrasser de quelque chose, juste pour se perdre eux-mêmes, juste pour sortir d’eux-mêmes pour quelques instants. Tout le monde se plaint de la violence urbaine, mais réellement, considérant comment sont les choses, cela n’est pas si mal, pas si dangereux. Cela pourrait être pire. Je me sens suffisamment en sécurité.

Elizabeth se souvint de Ricky. Il habitait à l’étage en dessous avant que sa grand-mère ne le mette à la porte. Il courait vers le coin de la rue pour acheter de la drogue. Ca craint, lui dit Elizabeth. Elle était plus détendue que jamais. Vaut mieux pas aller là-bas pour l’instant ! Elle lui décrit les flics qui étaient en train de plaquer quatre jeunes types contre un mur. Elle avait regardé toute la scène avec plusieurs autres Blancs, quelques Latinos et quelques Noirs. Ils regardaient tous, fascinés, en attendant quelque chose. Peut-être que les flics deviendraient violents, fous furieux. Elizabeth décrivit à Ricky comment les quatre types étaient fouillés, contre le mur, jambes et bras écartés. En entendant cela, Ricky fit demi-tour. Ils rentrèrent ensemble chez eux. Il lui dit qu’elle était cool, qu’à son avis elle avait bien joué.

Si je criais, si Ricky était à portée de voix, il viendrait à mon secours. Je sais qu’il le ferait, il aime se battre. Très profondément, à l’intérieur de lui, c’est un type bien. Mais cela n’a pas d’importance. Ce que quelqu’un ressent à l’intérieur de lui-même n’a pas d’importance. Si quelqu’un a désespérément besoin d’argent, ou si un type déteste sa mère ou déteste tout et tout le monde, si quelqu’un est complètement dérangé, et si j’étais là, au mauvais moment, cela n’aurait pas d’importance. C’est comme cela. Tout serait fini.

Ten Ten WINS, tout le temps, à tout moment : vous pouvez compter sur nous 24 heures sur 24. Il fait onze degrés à l’extérieur. Et ça va descendre à huit. Ten Ten WINS : le gouvernement des Etats-Unis renvoie les réfugiés haïtiens à Haïti. Il a été établi que ce ne sont pas des réfugiés politiques. Leur problème est économique, et non politique, d’après le gouvernement. Restez sur Ten Ten WINS pour les infos en continu.

Je vis dans quelque chose que je ne comprends pas. C’est fou. Tout le monde pense que c’est fou. Je suis morbide. Je pense trop à ma mort. Même Alice pense que je deviens irrationnelle. Je devrais le garder pour moi. J’ai l’air complètement normale. J’ai un travail. J’ai un toit. Je n’ai pas à me plaindre. C’est la vie, habitue-toi à la vivre, dit Henry.

Elizabeth et Henry prenaient leur petit-déjeuner. Le papier peint apparaissait flou autour de la table, faisant des taches d’encre folles. Henry regarda Elizabeth choisir quatre oeufs légèrement dorés sur l’étagère du réfrigérateur. Puis Henry coupa le pain. Plus tard, Elizabeth l’étudia alors qu’il regardait par la fenêtre. Elle pouvait l’entendre respirer. Sa fragilité était ce qu’elle aimait le plus en lui. Elle pensa au mot tendre et se le représenta en lettres de néon. Elle en parla à Henry qui lui dit qu’il ferait cela pour elle, pour son anniversaire. Il dit qu’il plierait ce néon selon sa volonté. Il la faisait toujours rire.

Ten Ten WINS, LES INFOS EN CONTINU, VOUS NOUS DONNEZ 22 MINUTES, NOUS VOUS DONNONS LE MONDE.

Les infos ne parlaient plus de la femme de Brooklyn. Cette information était dépassée, et d’autres meurtres avaient pris sa place. Henry raconta une blague qu’il avait entendue la nuit d’avant. Deux sacs de vomi marchaient dans la rue. L’un d’eux devint sentimental et se mit à pleurer. L’autre demanda, pourquoi tu pleures ? L’autre répondit, j’ai passé toute mon enfance dans ce coin.

Après le départ d’Henry, Elizabeth s’attarda dans la cuisine et lut les petits entrefilets sans importance qui se trouvaient au bas des grandes pages du journal.

Je suis une de ces petites gens, une femme sans importance. Une personne ordinaire. Quelqu’un de commun. Nos vies ne sont que des pistes d’atterrissage pour les bombes et les soldats. En temps de guerre, la vie d’une personne n’est rien au milieu du chaos et de l’horreur. En temps de guerre, les civils peuvent être blessés ou tués par des guerriers enragés, déchaînés, entraînés à la guerre sans merci sans faire de prisonniers. Se faire assassiner n’est rien. Cela arrive tout le temps. Même lorsqu’il n’y a pas de guerre. On atterrit sur nos corps tous les jours. Nos tripes sont dépecées, mâchées, souillées, elles sont réduites à néant. N’importe qui peut être l’ennemi. Nous sommes tous bizarres pour quelqu’un d’autre.

Rien qu’en observant ses voisins, Elizabeth espérait pouvoir déterminer à qui elle pouvait se fier, sur qui elle pourrait compter tard le soir, si quelqu’un se cachait dans l’encadrement de sa porte. Elle ne parvenait pas à décider si le fait que trois nouvelles bodegas venant d’ouvrir dans son quartier et vendant de la drogue était une bonne chose ou non. Maintenant il y avait en permanence des gens qui rôdaient dans le quartier, mais elle ne savait pas si un de ces revendeurs de drogue se détournerait de son chemin pour l’aider. Somme toute, un meurtre était mauvais pour les affaires. Cela donnait une mauvaise image de la rue. Ce n’était pas discret, et attirait les flics, donc les revendeurs tenteraient peut-être de l’empêcher, pensait-elle.

Je pourrais être enlevée et entraînée dans une voiture par un type armé. Cela pourrait arriver, en un instant, sans attirer l’attention. Il se pourrait que personne ne s’en rende compte. Le jour d’après, il y aurait un petit entrefilet dans les journaux. Femme violée et tuée. Peut-être qu’il y aurait quelques lignes de plus parce que je suis Blanche. Cela dépendrait de la rédaction, et de l’actualité du jour. Les gens qui ne me connaissaient pas seraient contents de ne pas être à ma place. Tout le monde serait content de ne pas être la victime d’un meurtre. Les gens pourraient dire, même les amis, qu’elle n’aurait pas dû vivre dans un tel voisinage, qu’elle aurait dû savoir que c’était dangereux. C’était stupide, sa mort aurait pu être évitée, diraient-ils.

Elizabeth comprit qu’elle ne pourrait jamais être protégée de l’inconnu, de la violence qui frappe au hasard. Malgré tout son amour, Henry ne pouvait pas être là en permanence, et malgré tout son amour pour Henry, elle ne pouvait le sauver. Nous sommes tous démunis, pensa-t-elle. Henry la taquina en la comparant à un personnage prisonnier de la "Twilight Zone". Elle attendait que sa propre mort soit annoncée sur Ten Ten WINS. C’était une blague courante, qui faisait partie de leur intimité.

Ten Ten WINS, toutes les infos en continu : le Pentagone a publié des schémas montrant que pendant la guerre du Golfe, la moitié des soldats américains tués l’ont été par des tirs amis. Restez à l’écoute de Ten Ten WINS.

"Tirs amis" était une expression amusante. Sinistre ironie, dit Elizabeth à Henry, comme un meurtre entre amis. Henry proclama que la peur d’Elizabeth était une fuite devant la réalité. Elle se demanda ce qu’était la réalité et qui en décidait. Mais elle garda cela pour elle-même. Elizabeth détestait penser que ses sympathies, et ses peurs seraient prises en défaut et incompréhensibles, lorsque exposées à la dure lumière de la réalité. Elle-même peut-être se trouverait en défaut, insuffisante. Elle détestait cela.

Première publication en 1998 sur la Revue des ressources. Traduction de l’américain : Chani Tan & François Schmitt.
Première publication : Points de fuite n° 6, janvier 1994.

P.-S.

Ecrivain new-yorkais Lynne Tillman est traduite en allemand, en serbo-croate, en japonais. Elle est l’auteur, entre autres, de Motion Sickness, The madame realism complex, et Cast in doubt.

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