Un claquement sec, juste le temps de ne pas comprendre, mais d’entendre, au pied des barbelés, le lointain grésillement de ce qui s’appelait une chair. Entamée, blessée, laminée, elle s’écoule avec cette vivante chaleur que l’obscurité ne permet pas de reconnaître. On devine, surtout quand une bourrasque intérieure vient désagréger la force qui restait, que l’on titube, comme ivre et arrêté, pris dans un mouvement d’une incroyable lenteur. On cherche dans la mémoire des mots, dans la mémoire des gestes si l’on a déjà vécu cela ou si la nouveauté nous déporte vers une lancinante incompréhension, une panique de bête prise au piège.
Depuis longtemps, il avait oublié : oui il était une bête, maintenant il s’en souvenait : il l’avait vu dans les yeux des autres, de l’autre côté, dans un cristal fabuleux dont il avait soif et qu’il lapait de loin quand les longues stations sous le soleil lui permettaient de penser.
Mais avait-il toujours été ainsi ? Il lui revenait des vents, des tourbillons de sable, une savane éparse où il courait avec la brillance de son sourire pour dire le bonheur fou d’accompagner d’autres êtres et… il lui semblait que c’étaient des enfants… Ses enfants ? Existait-il encore des enfants ?
Ici, il n’avait vu ou cru voir que des hommes … ou des bêtes, il ne s’en souvenait plus : il y avait des yeux, hagards, terrassés par l’éclat blessant et continu de la lumière qui les happait depuis l’aube, sans leur laisser le loisir ou la chance de l’ombre. Toutes ces têtes étaient sombres, souillées de sable, de terre et de poussière et elles arboraient toutes le même regard, à la fois incompréhensiblement lointain et plein d’attente, tendu, épouvanté, avec la peur de perdre l’occasion, de ne pas saisir la seule porte, la seule ouverture, pour s’engouffrer et saisir de l’autre côté, le seul vent frais qu’il restait, au milieu des pierrailles et des buissons calcinés.
Des hommes, restait-il des hommes ? Ceux-là et les autres, figés dans ces tourelles. Ces statues de distance, de mépris et de silence n’étaient-elles pas des esprits, des démons échappés d’une terre infernale et n’avaient-elles pas pour mission de punir, foudroyer, arracher les âmes et faire de ces corps des errants maudits.
Maintenant qu’il gisait à terre et que sous la douleur brutale des piétinements continus de la cohue, il se retirait lentement de ce corps, il voyait venir à lui des formes, lointaines, brillantes ou sombres ; elles flottaient un instant comme pour lui réapprendre ce qu’aurait pu être le vivre.
Il était suspendu, flottant dans un éther bleuté ; il entendait des cris, il percevait des gémissements et des pleurs : dans les chemins de la savane allaient des formes dont il ne discernait que la beauté. C’était donc ainsi que l’on nommait ce serrement du cœur, cette tension bienfaisante qui parcourait son corps, cette émotion qui coulait en lui comme une eau reconnaissable, oublieuse, simplement forte, plus forte que toutes les autres choses qui étaient présentes autour de lui. Il passa près des femmes et distingua le balancement de leurs hanches sous les pagnes clairs ; leurs seins étaient gonflés d’une sève tendre, et elle était dans leur envol, dans la station si légère et si lourde de cette chair. Mais il était indifférent à cela ; il ne voyait et ne sentait que ce battement si léger et qu’il reconnaissait en toute chose. Il en percevait la fragilité et la force : il ne savait plus si cela lui plaisait, mais comme envoûté, il se laissait glisser, humant l’odeur âcre et verte de l’onde intérieure à toute chose.
Elle l’entourait, cette odeur, il la sentait se glisser tout près de lui, elle le soulevait pour l’emporter plus loin, près des cases éparpillées, près d’une femme ancienne qui regardait l’horizon, immobile sous le baobab déserté par les hommes, indifférente à tout ce qui n’était pas cette image de son fils, qu’elle enfermait dans son cœur. Oui c’était bien lui, enfermé comme une image rare, dans la cavité obscure de ce corps de vieille femme. Sa mère. Elle n’était pas morte, mais elle était entrée dans le temps de la mort, elle en connaissait la pulsation et les méandres ; du fond de son immobilité, elle vit pourtant passer cette ombre et elle frémit, tandis qu’il se reconnaissait au passage, tout en sachant qu’il était ailleurs.
Il avait perdu ses traits qu’elle chérissait, qu’elle avait portés dans l’épaisseur chaude de son corps, jadis.
Il ne pouvait plus être ainsi : il errait près de ces démons que les barbelés entouraient comme avec des murailles impalpables, mais plus déchirantes que des rocs pointus et taillés pour un tel usage.
Il regardait ces statues blanches, brillantes soudain car le soleil était revenu : elles étaient sans expression, seulement agissantes, attentives à tout voir, à saisir le moindre mouvement qui aurait pu être inquiétant pour elles. Derrière la muraille impalpable, une masse noire bougeait de manière désordonnée et toujours inattendue. C’était là la frontière d’un monde et le sable y commençait un lent travail d’effacement que les statues ne supportaient pas.
Là-bas, tout vieillissait irrémédiablement, le temps régnait dans ce ralentissement de toutes choses, où lui gisait maintenant et permutait des cartes vides, derrière lesquelles son visage ne se trouvait pas.
En avait-il, lui qui n’était qu’une bête, alors qu’il avait caressé un rêve de plus grande humanité car il se souvenait maintenant qu’il voulait vivre comme on le lui avait dit, près de l’eau, près du pain, près du feu qui cuit lentement et réchauffe, dans des pays de froid et de solitude.
Il voulait participer à un festin auquel il n’était pas convié, comme le lui avait dit sa mère, assise sous le baobab, et il en paierait le prix car elle voyageait assise, en écoutant simplement les mots épars des passants, elle en avait connu la nostalgie, le désir, et elle avait ainsi écouté le monde et appris de lui.
Tandis que le lent écoulement continuait, il voulut revenir à la force du monde, il voulut regagner le cours immobile du temps, réinvestir un visage, un nom, oublier ce que ces autres avaient voulu désigner en lui et qui n’existait que pour eux. Lui, il aimait, oui, si fortement, sinon aurait-il couru derrière cette vie, cette autre vie qu’il voulait endosser comme la garantie du plus grand vivre.
Lui, il rageait, il explosait, il tournoyait, il désirait, il palpitait ; lui, la vie l’avait rejoint, et l’affublait de cette force décuplée, de cette volonté inébranlable de revenir, de refaire le même chemin, d’arracher aux statues leurs prétentions de cyclopes, et de passer les mailles secrètes des murailles immatérielles pour découvrir que l’on peut porter des chaussures pour marcher, en choisir la couleur et les retirer le soir avec volupté, pour regagner une couche douce et propre, que la poussière de sable ne pouvait atteindre.
Il voulait vaquer à des occupations, remplir la journée de la rumeur bienfaisante de la tâche accomplie et reconnaître dans le regard des autres la marque de sa contribution au mouvement incessant du monde.
Il voulait aller sur des routes immenses que bordaient des arbres comme des flammes phosphorescentes et vertes et y adjoindre la sienne, une âme enfin retrouvée, celle que cette femme avait cru lui donner et qu’il marchandait encore, en revenant, jamais mort, non jamais mort, dans cette pulsation qu’il entendait renaître et qui lui ramenait cette odeur âcre et verte.
Il voulait une route vivante, une route fauve et verte, avec les femmes et les enfants, avec les hommes, les siens et ceux qui se cachaient derrière les statues ; il riait de se savoir si idiot, si niais, si imperturbable dans ce désir enfantin d’être sans gêner personne, mais là où les personnes existaient.
Roué, porté par des mains absentes, il attendit que la nuit tombe et il se traîna jusqu’à l’intangible muraille agitée par le vent : il glissa amoureusement ses mains dans les interstices de fer, il se lova contre les résilles d’acier, il appuya sa joue sur le métal froid et revit le cristal frais qu’il lapait pour tromper sa soif et sa peur. Tandis que la lumière du projecteur s’éloignait, il tenta de se hisser plus haut, toujours plus haut.