Historien de la littérature serbe classique et spécialiste de la poésie baroque, Milorad Pavić a écrit des essais et de la poésie. Mais il est surtout connu à l’étranger pour ses œuvres de fiction. Ses romans et nouvelles, empreints de détails mystérieux et de connotations ésotériques, plongent le lecteur dans un univers où rêve et réalité se croisent sans cesse.
Milorad Pavic prônait « la réversibilité de l’art » : sculptures et tableaux varient selon l’angle, le regard ou la lumière. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les livres ? Cette « réversibilité » donne chez Pavic une prose à tiroirs multiples où apparaissent plusieurs couches de signification, couches que le lecteur peut choisir d’explorer séparément (ou de ne pas explorer) en fonction de ses propres réactions et de son propre regard.
Son oeuvre la plus célèbre, "Le dictionnaire khazar", a été traduite en anglais, en français, en russe, en suédois et dans d’autres langues. Le dictionnaire Khazar prend la forme de plusieurs dictionnaires, reflétant chacun un point de vue. Peu importe l’ordre dans lequel on en lit les articles.
En effet, il s’agit d’un roman-lexique en 100000 mots composé de trois dictionnaires successifs qui, en réalité, s’imbriquent les uns dans les autres par un système de renvois de notices explicité dans les remarques liminaires, mais où le parcours de notes commence déjà.
Les Khazars sont un peuple du Caucase qui, encore au VIII° siècle, n’ a pas adopté de religion. A travers l’histoire de ce peuple disparu un siècle plus tard, Pavić nous invite à réfléchir aux mythes et aux religions. Tour à tour musulmans, orthodoxes ou juifs, ces Khazars sont en fait l’occasion pour Pavić de démontrer, à la façon d’un Umberto Ecco, les passerelles entre l’imaginaire et la réalité ; c’est aussi une somme d’érudition sur l’histoire des civilisations, écrite dans un style très alerte.
Pour le site Dernière marge : "le Dictionnaire Khazar est un roman historique, policier, d’aventures, fantastique et cabalistique. C’est l’histoire du peuple Khazar, de son déclin, de ses personnalités les plus éminentes. C’est une enquête policière et bibliophilique en quête de vérité. Ce sont des récits oniriques pleins d’inventions. C’est une très belle histoire, qui malgré l’étrangeté de sa mise en scène est absolument lisible et passionnante !"
Dans ses remarques préléminaires au dictionnaire khazar, Milorad Pavic écrivait :
"L’auteur actuel de ce livre assure le lecteur qu’il ne sera pas condamné à mourir après l’avoir lu, comme ce fut le sort de ses prédécesseurs, en 1691, quand Le Dictionnaire Khazar en était encore à sa première édition et avait encore son premier auteur. A propos de cette première édition, il est nécessaire de donner quelques explications mais, afin de ne pas s’étendre inutilement, le lexicographe propose un contrat au lecteur : le lexicographe écrira ses observations avant le dîner, et le lecteur les lira après le repas. Ainsi la faim poussera le lexicographe à être bref et le lecteur, rassasié, lui, ne trouvera pas l’introduction trop longue.
Fragments conservés de la préface de l’édition originale de Daubmannus publiée en 1691 et détruite (traduit du latin)
1. L’auteur conseille au lecteur de ne saisir ce livre qu’en toute dernière extrémité. Et même s’il se contente de l’effleurer, qu’il le fasse le jour où son esprit et sa vigilance sont plus aiguisés que d’habitude, et qu’il le le lise comme s’il allait attraper la fièvre "sauteuse", cette maladie qui saute un jour sur deux et ne vous donne de la fièvre que les jours féminins de la semaine...
2. Imaginez deux hommes qui tirent chacun à une extrémité d’une corde, maintenant de cette façon un puma en son milieu. S’ils veulent s’approcher en même temps l’un de l’autre, le puma les attaquera car la corde ne sera plus tendue ; il faut donc garder la corde bien raide afin que le puma reste à égale distance de chacun d’eux. C’est pour la même raison que l’écrivain et le lecteur arrivent difficilement à se rapprocher ; leur pensée commune est maintenue serrée par un fil que chacun tire de son côté. Si nous demandions au puma, c’est-à-dire à la pensée, comment il voit les deux autres, il pourrait dire que les deux proies mangeables tirent à chaque extrémité d’une corde celui qu’elles ne peuvent pas manger.
8. Garde-toi bien, mon frère, de trop flatter et gratifier de courbettes empressées les gens qui ont le pouvoir dans la bague, et dirigent par le sifflement de l’épée. Ils sont toujours entourés d’une foule de gens qui leur font la cour contre leur gré, parce qu’ils sont obligés d’agir ainsi. Ils y sont contraints parce qu’ils gardaient une abeille sur leur chapeau ou cachaient de l’huile sous leur aisselle, parce qu’on les a pris en flagrant délit, et qu’ils le paient maintenant, leur liberté tient à un fil, ils sont prêts à tout. Ceux d’en haut, qui gouvernent tout, le savent bien et en profitent. Prends donc bien garde qu’ils ne te confondent pas, toi l’innocent, avec les coupables. Cela t’arrivera si tu te mets à trop les flatter et à leur faire des courbettes : ils te classeront parmi les hors-la-loi et les malfaiteurs, pensant que tu es de ceux qui ont une tache à l’oeil et que tout ce que tu fais, tu ne le fais pas de ton plein gré et avec conviction, mais parce que tu y es obligé, afin d’expier ta mauvaise action. Et ces hommes-là ne méritent pas d’être respectés, on leur donne des coups de pied comme aux chiens, et on les pousse à commettre des actes qui ressemblent à ceux qu’ils ont déjà commis...
9. En ce qui vous concerne, vous, les écrivains, pensez à la chose suivante : le lecteur est un cheval de voltige auquel il faut enseigner à attendre, après chaque travail bien fait, un morceau de sucre en récompense. Si le morceau de sucre fait défaut, il ne reste rien de la leçon. Quant à ceux qui jugent un livre, les critiques littéraires, ils sont comme les maris trompés : ce sont les derniers à apprendre la nouvelle..."
Maria Béjanovska écrit dans Bibliomonde : "Lorsque je traduisais Le Dictionnaire Khazar, c’était en 1988, il m’arrivait de me retourner dans la rue pour vérifier qu’un des chasseurs de rêves, échappé du livre, ne m’avait pas à mon tour pris en chasse. C’est un livre magique et envoûtant. Tout comme les Khazars, ce peuple mystérieux qui vécut à l’embouchure de la Volga sur la mer Caspienne. Leur royaume fut anéanti par les Russes vers l’an 965 de notre ère. Et on n’a retrouvé jusqu’à ce jour aucun vestige matériel de ce peuple : ni bâtiment, ni inscription. Mais les Khazars sont passés à la postérité par un événement extraordinaire : le renoncement collectif à leur antique religion et leur conversion à une des trois grandes religions du Livre. La légende rapporte que le roi des Khazars mit les trois croyances en compétition dans une audience ouverte à leurs représentants respectifs : un rabbin, un moine et un derviche. Mais la légende ne dit pas qui l’a emporté. Ce qui est certain, c’est que le peuple khazar disparut de l’Histoire peu après sa conversion. Ce mystère hante les archéologues et les numismates qui prospectent la région de l’embouchure de la Volga. La chasse aux Khazars remplit les rêves des historiens de la période. Milorad Pavic, l’auteur génial du Dictionnaire Khazar, pense qu’un rêve du roi des Khazars est d’ailleurs à l’origine de cette tragédie. Un rêve dans lequel un ange lui serait apparu pour lui dire : "Tes intentions plaisent au Seigneur mais pas tes actes !" Les Khazars ne seraient-ils pas un peu nos frères ?"
Milorad Pavic a écrit d’autres livres :
"Paysage peint avec du thé" s’appuie sur une grille de mots croisés et les chapitres de Dernier amour à Constantinople sont aussi les vingt-deux arcanes majeurs d’un jeu de tarot.
"L’envers du vent", qui relate la légende de Héro et Léandre, est réversible : chaque côté raconte l’histoire du point de vue d’un des deux personnages.
Ses romans ont été traduits dans de nombreuses langues.
"Après tout, je peux dire que j’ai obtenu vivant ce que beaucoup d’écrivains obtiennent après la mort. Je crois que le Dieu m’a prodigué par une grâce infinie, la joie d’écrire, mais il m’a puni dans la même même mesure, peut-être à cause de cette même joie ".