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Paradox Funeral : L’enterrement de Jean Baudrillard n’a pas eu lieu 

27 juillet 1929 -– 6 mars 2007

mercredi 7 mars 2012 (Date de rédaction antérieure : 19 mars 2007).


A René Schérer et à Vincent Dieutre, amis retrouvés ce jour là sans nous être donné rendez-vous, pour Jean Baudrillard.




Baudrillard is not dead
Invitation au défilé de Sakina M’Sa, collection printemps-été 2008.*1
(archive personnelle Allette G. Certhoux)


Désormais, monsieur Finkielkraut aura tout mon respect.

Je me suis toujours posé des questions sur la singularité intellectuelle d’Alain Finkielkraut, philosophe progressiste devenu une personnalité médiatique à la pensée sociale réactionnaire, tant ses opinions sécuritaires contre les quartiers que sa défense de l’académisme contre la culture empirique ou la langue évolutive, que sa solidarité avec l’aile sioniste de la droite anti-palestinienne du CRIF, du moins pendant quelques années, et de toutes façons connu pour avoir pris des positions éradicatrices, dans sa chronique sur les ondes de Radio France, ou dans la Presse.

Mais en même temps, il avait invité dans son émission de radio Baudrillard à venir se défendre, alors que ce dernier était accusé à tort d’antisémitisme, contresens malveillant attribué à ses thèses réversibles à propos de l’Islam.

Je me disais qu’il devait être particulièrement masochiste, car chacun connaissant moindrement Jean Baudrillard savait que nul ne peut apprivoiser sa pensée, seulement la défendre ou la rejeter, ni de son vivant le soumettre ni l’arraisonner lui-même (et sans doute jamais davantage après sa mort, concernant sa vie posthume à travers l’œuvre).

Bref, je ne savais pas vraiment que penser de Alain Finkielkraut, ni à quoi servait philosophiquement son discours public... Maintenant je le sais : Alain Finkielkraut est un intellectuel indispensable.


Jean Baudrillard
Citation des archives sonores de Daniel Mermet "Là-bas si j’y suis", France Inter, émission du 4 septembre 2006


Voici les circonstances et les faits.

La tombe de Jean Baudrillard est dans la 8e division du cimetière du Montparnasse, nom du quartier de Paris où de son vivant il résidait. Il a été inhumé le mardi 13 mars dans le plus grand dépouillement de la cérémonie ; ce qui n’avait rien d’étonnant de sa part ni que son épouse, à bout de forces, fît en sorte que les condoléances n’eussent pas lieu — ainsi "l’enterrement de Baudrillard n’a pas eu lieu !" remarqua opportunément le philosophe René Schérer se tournant vers le cinéaste Vincent Dieutre, qui se trouvaient parmi le public venu rendre un dernier hommage, et ajoutant, “... Et c’est tant mieux. A présent il va vivre”.

De Jean Baudrillard, il restait ce jour là sa lumière malicieuse et grave, la présence nombreuse de ses fidèles amis, de ses amateurs respectueux (en bien plus grand nombre qu’on n’aurait pu le croire), des intellectuels qu’il n’avait pas spécialement rencontrés, d’anciens élèves de Nanterre aux cheveux grisonnants, des jeunes hommes et des jeunes femmes, et aussi de nombreuses personnalités, tous pour le saluer... Parmi lesquels le ministre de la culture, Renaud Donnedieu de Vabres, pris au dépourvu par tant d’attention internationale pour un philosophe français délocalisé (qui n’était pas passé par le Collège de France), comme soudain dévoilé aux yeux officiels de la nation par le bruit des hommages dans la Presse étrangère. Ministre sincère quand il avoua son désarroi personnel de ne l’avoir jamais rencontré et plus encore... doublement lacunaire selon ses propres aveux, à conclure sa brève allocution (qui avait surtout consisté en incantation désemparée, appelant au retour de l’avant-garde), par : "J’aurais bien voulu parler avec Jean Baudrillard... Maintenant, il me reste à le lire."


Enterrement de Jean Baudrillard au cimetière du Montparnasse
(13 mars 2007)

Photographie © Michael Valmore Dandrieux — CC, certains droits réservés (pas de modification pas d’exploitation commerciale) extraite du site http://www.souvenoir.fr/


Non seulement il ne l’avait pas croisé mais encore il n’avait rien lu. Preuve que le Ministre de la culture se sentait dans un environnement compréhensif, pour se confier sans qu’on lui en voulût (parce qu’on ne lui attribuait aucune importance — et il le sentait bien).

Ce n’est pas le seul paradoxe des vérités révélées par la cérémonie devant le public éberlué, soudain à l’écoute de Alain Finkielkraut (surprise qu’il fût là, mais ce qu’il dit nous permit de comprendre ensuite que c’étaient les dieux qui l’avaient envoyé). Il déclara qu’il ne se passait pas un jour sans qu’il ne lût un passage de Jean Baudrillard, dont toujours il tenait un livre ouvert sur son bureau... Mais d’un autre côté (adoptant soudain un ton impatient puis excédé), fréquenter la pensée de Jean Baudrillard lui posait un grave problème personnel, car : "Le système de l’objet, l’Amérique, le soulèvement des banlieues, le onze septembre, l’Islam flamboyant, nos villes infestées de graffitis... NON !"

Ce qui fait tout de même beaucoup, rendant l’attrait d’autant plus insondable.

Quant à Jacques Donzelot [1], avec Baudrillard complices d’activisme à l’université de Nanterre, au temps du mouvement du 22 mars, en 1968, à son tour il déclara, histoire de faire sortir le diable du bénitier (comme on disait jadis dans la campagne française), que lors d’une conversation récente à trois entre lui, Jean Baudrillard et son épouse (elle-même ancienne étudiante à Nanterre), ils en vinrent à parler de démocratie quand elle posa la question — comme Donzelot ne parlait pas haut, je n’ai pas entendu distinctement les circonstances exactes, mais ce que j’ai bien entendu (et nous sommes plusieurs à l’avoir entendu) : "Jean, es-tu démocrate ?" Ce dernier répondant : "Ce n’est pas une question que l’on pose à un homme qu’on aime."

Où avait-elle la tête, Marine, ce jour-là rêveuse, pour avoir oublié “Amérique”, elle qui connaît l’œuvre (qui ne la prend pas au dépourvu) ? Sinon, face à tant d’amour qu’elle ne pouvait donner qu’en distance réciproque de son énigmatique compagnon, redécouvrant chaque jour le monde avec lui, jusqu’au dernier souffle.

Si Jacques Donzelot réussit à nous extraire de la tristesse ambiante, il resta que sans Alain Finkielkraut : qui aurait actualisé la solidarité de Jean Baudrillard avec les masses révoltées, qu’après l’échec du pouvoir révolutionnaire il ne se désempara jamais d’instruire, conceptuellement, en termes de réversibilité critique (ce qui n’est pas un retournement ni une sublimation, mais une transgression — au sens également entendu par McLuhan, — concernant tous les domaines possibles dont post-historiques)... ?

Et bien voilà, c’est fait : c’est Alain Finkielkraut, le réactionnaire parmi les orateurs de la cérémonie, et lui seul qui l’a dit. Grâce à lui, la part émergente de Baudrillard contre l’oppression sous toutes ses formes sort enfin de l’ombre pour toujours, incontestablement, toute ambiguïté est désormais levée. Merci. (Tant il est vrai qu’il faut de tout pour faire un monde et qu’il reste divers.)

 Un peu plus loin, à l’entrée du cimetière, vers l’avenue Edgar Quinet, veillent d’un côté Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, et de l’autre Roland Topor, parmi les tombeaux qui comptent au coeur de nos modernité et post-modernité électives, dont celui de Charles Baudelaire.


* *


Baudrillard’s terror
Création de © Daniel Perlin
(avec son autorisation) *2


Il y a encore, dans ce lieu-même à Montaparnasse, la pierre de Susan Sontag, son aînée critique parmi les intellectuels atypiques postmodernes, engagés par la pensée moderne de l’existence individuelle et collective, et son dépassement historique ou son émergence post-historique. Sontag avait pointé du doigt Baudrillard, par deux fois. La première, quand il avait surgi sur la scène critique du marxisme, pour dire qu’il « ne cesserait pas de croître », et la seconde, alors qu’elle se trouvait avec une troupe de théâtre à Sarajevo, au moment de la guerre civile en Bosnie, quand il écrivit dans un journal français (tous ces articles étaient immédiatement traduits) « ils sont vivants et nous sommes morts » — plutôt qu’accepter l’invitation à débattre en duplex sur le plateau de Arte — : pour dire qu’il méritait une gifle ! Un épisode épineux les avait déjà divisés à propos des femmes.

Plus elle se rendait distante en s’opposant à lui, plus elle incarnait le défi de parvenir à la convoquer de nouveau, preuve qu’elle lui restât attentive (ou inversement, le concevait-elle simplement comme son challenger public ?) Alors qu’elle-même touchait le terme des rémissions de son cancer, ce fut le face-à-face avec l’horreur d’Abu Graïb, la violence de l’extériorité américaine, impérialiste, globalement révélatrice du nouvel ordre mondial et de la société médiatique rétro-historique, signifiée dans l’article de Baudrillard Pornographie de la guerre, paru le 19 mai 2004, dans Libération. Sontag ne tarda pas à répondre indirectement dans le New York Times, en impliquant l’histoire matérialiste et concrète du lynchage et du racisme par les Blancs aux États-Unis, et sous l’égide de la question des droits de l’homme, en examinant l’histoire du racisme, signifiant la violence de l’intériorité de la torture dans les sociétés modernes coloniales (en lutte), colonialistes (réprimant) et post-colinialistes (exterminant), dont la France (en Algérie et à travers son rôle au Rwanda). L’article paru sous la forme d’un essai dans l’édition du 23 mai 2004 s’intitule Regarding the Torture of Others (titre éponyme du dernier ouvrage d’auteur qui allait succéder). Elle disparut la même année, en décembre.

Susan Sontag, dont Jean Baudrillard, un jour de septembre précédant ce mois fatal de mars 2007, au retour de l’été lors d’un appel téléphonique amical, me dit qu’il était en train de lire les textes où elle parlait de sa maladie.

Alors on a songé chez moi que le dualisme altier et son imperméabilité apparente pouvaient être féconds (réciproquement initiatiques peut-être). C’est la séduction des idées depuis leurs différences et leur conflit critique, au sens même des fascinations objectives, au-delà du consensus ou des correspondances explicites. Loin des enjeux du dévoilement, comme entre Jean Baudrillard et Susan Sontag, ainsi va l’énigme de la connaissance, rusée, radieuse malgré soi, en dépit de tout, une façon de danser avec la vie répondant à autrui en nous, au passage, toujours en renouvellement, toujours en dépassement de la mort vénale, sauvage, dans des stratégies de la disparition.


* * *


Curieusement, ce fut une des journées les plus polluées de la saison à Paris, au point de rendre l’espace disponible grâce à une prescription légale de ne pas circuler en véhicule à moteur, en plein jour de travail ouvrable. Le stationnement avait été déclaré gratuit dans toute la ville. Il faisait doux et il y avait du soleil, de telle sorte qu’après la cérémonie personne ne s’empêcha de s’attarder pour évoquer les souvenirs, aux terrasses des cafés... Il y avait ceux qui anticipaient leur déjeuner avec un verre de vin, et ceux qui achevaient d’une tartine et d’un thé leur petit déjeuner interrompu le matin, car l’enterrement eut lieu à 10 heures précises, ce qui faisait tôt pour qui venait de loin.

Quand je fus de retour à la maison, après les retrouvailles amicales autour de l’inhumation de Jean, un méchant feed-back mit à bas mon énergie au travail. Plutôt que somnoler devant l’écran de mon ordinateur, je me suis allongée sur mon lit, choquée, épuisée, incapable de sommeiller tout à fait, restant sous l’effet d’un rêve éveillé, jusqu’à la nuit...

C’est fini — mais tout commence.

L’enterrement de Jean Baudrillard s’est déroulé en pataphysique. Cela lui aurait plu.

Au moins, lui, il survivra par son œuvre, tant de gens importants restent à devoir le lire et les autres, sans discontinuer de le relire, remettant toujours à plus tard de le comprendre.

Jean, notre ami génial et étrange. Cruel et tendre.

A. G-C.


P.-S.


 Le logo de l’article est le recadrage d’une photographie par Jean Baudrillard d’un mur peint à New York, en 1997, publiée le 18 mars 2007, dans l’hommage Remembering Baudrillard, International Journal of Baudrillard Studies (The USA).

Le logo de survol est le recadrage d’un portrait de Jean Baudrillard publié dans le blog Langarra.

 *1 : Le fragment audio du podcast de Daniel Mermet et le carton d’invitation de la styliste Sakina M’Sa sont des documents extraits de la recension d’hommages et de liens Tribute to Jean Baudrillard in www.criticalsecret.com où d’autre part est accessible l’abstract de l’intervention de Jean Baudrillard au Symposium "précarité, instabilité" organisé par criticalsecret (2002).

 *2 : La création photo-iconographique Baudrillard’s terror est de Daniel Perlin, artiste contemporain et designer sonore, producteur, chercheur, Université de New York. Entête de son texte éponyme dédié au philosophe, publié dans son blog du 7 mars 2007.

 Souvenoir est le site sous Créative Commons du magnifique photographe qui dit ne pas en être un : Michael Valmore Dandrieux — Sociologue, chercheur au CEAQ (Centre d’Études sur l’Actuel et le Quotidien, Paris Sorbonne).


Jean Baudrillard, le mercredi 7 mars 2007, la page consacrée à l’écoute de l’archive intégrale de l’émission de Daniel Mermet "Là-bas si j’y suis", avec Jean Baudrillard et Ignacio Ramonet, autour de (je cite l’entête) "L’Esprit du terrorisme" et "Power Inferno", publiés aux éditions Galilée.

Le site de la styliste Sakina M’Sa.

Le site de European Graduate School en Suisse, aux invités émergents, prestigieux, où se trouvent plusieurs sources accessibles gratuitement sur Baudrillard, ses textes, et ses actes photographiques :
http://www.egs.edu/


Soirée de Médan, un site dédié à Jean Baudrillard avec de nombreux documents et des articles de l’auteur téléchargeables en pdf.

Regarding the Torture of Others by Susan Sontag (The New York Times, 2004, May 23).


Baudrillard is back, hommage — séminaire, débats, performances, exposition, installations — organisé par l’association « Cool Memories » (les amis de Jean Baudrillard et Marine Dupuis Baudrillard), commissaire scientifique Olivier Penot-Lacassagne, avec le concours de, et dans, la Ville de Reims pour son auteur natif. (octobre 2009)


Jean Baudrillard dans l’encyclopédie de philosophie de l’université de Stanford (The USA).

La revue
International Journal of Baudrilard Studies


Exit / Some quotations extracted from McKenzie Wark’s posts to Empyre list :

What do you expect a ’successful’ revolution to look like ? It is
paradise.
(America, p.98)

Ours is a crisis of historical ideals facing up to the impossibility
of their realisation. Theirs is the crisis of an acheived utopia,
confronted with the problem of its duration and permanence.

(America, p.77)

Americans can only imagine and combat an enemy in their own image.
They are at once both missionaries and converts to their own way of
life, which they triumphantly project onto the world.

(TGWDNTP, p.37)

One day they will rebuild Disneyland at Disneyworld.
(Cool Memories II, p.42).


Jean Baudrillard, dans le site de France Culture, Radio France (3 pages).

Pourquoi ce film passionne les philosophes : Baudrillard décode « Matrix », entretien avec Jean Baudrillard par Aude Lancelin, Le Nouvel Observateur, Nº2015, Semaine du jeudi 19 juin 2003.

The testimony from Mark Fisher (English Philosopher and critical Writer) aka k-punk, in hommage to Jean Baudrillard (published on March 09, 2007) : My death is everywhere, my death dreams


Le catalogue des publications de Jean Baudrillard disponibles à la bibliothèque de l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de Limoges (France)
http://www.ensa-limoges-aubusson.fr/documentation/opac_css/index.php?lvl=author_see&id=273

Les ouvrages de Jean Baudrillard disponibles dans le site amazon.fr (3 pages).

In stock Translations from Baudrillard’s works in amazon.com (the Author page).


Pour mémoire (remerciements)

Deux extraits d’émissions d’Alain Finkielkraut avec Jean Baudrillard, dans le site http://www.nouveau-reac.org/emissions/ (mp3) :

— Penser le présent
avec Jean Baudrillard (à l’occasion de la parution de sa bio-bibliographie Cahier Baudrillard, mars 2005, Cahier de l’Herne n°84, François L’Yvonnet, éd. de l’Herne, Paris).

— Le dernier des hommes
avec Peter Sloterdijk et Jean Baudrillard.

Pour information

Évidemment, il n’est que de se reporter aux pages de Google répondant aux requêtes à propos de Baudrillard, pour constater que les liens choisis ici, correspondant à notre sensibilité de la cérémonie qui eut lieu au cimetière du Montparnasse, ne présentent qu’une partie infime des références internationales, parmi lesquelles certaines tout autant ou plus remarquables, selon les points de vue, articles et hommages rendus à l’annonce de sa mort, puis tout au long de son année, et depuis.


Quelques documents téléchargeables :

Jean Baudrillard
Quand l’Occident prend la place du mort
Source - remerciements http://www.egs.edu/
Jean Baudrillard
Pornographie de la guerre
Article de la série Rebonds, Libération, le 19 mai 2004
Source Soirée de Médan
Site dédié à Jean Baudrillard.
Susan Sontag
Regarding The Torture Of Others
Jean Baudrillard
Citation des archives sonores de Daniel Mermet "Là-bas si j’y suis", France Inter, émission du 4 septembre 2006


Notes

[1Pour ceux qui ne connaissent pas Jacques Donzelot voici le lien de son site http://donzelot.org/.

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