Désormais, monsieur Finkielkraut aura tout mon respect.
Je me suis toujours posé des questions sur la singularité intellectuelle d’Alain Finkielkraut, philosophe progressiste devenu une personnalité médiatique à la pensée sociale réactionnaire, tant ses opinions sécuritaires contre les quartiers que sa défense de l’académisme contre la culture empirique ou la langue évolutive, que sa solidarité avec l’aile sioniste de la droite anti-palestinienne du CRIF, du moins pendant quelques années, et de toutes façons connu pour avoir pris des positions éradicatrices, dans sa chronique sur les ondes de Radio France, ou dans la Presse.
Mais en même temps, il avait invité dans son émission de radio Baudrillard à venir se défendre, alors que ce dernier était accusé à tort d’antisémitisme, contresens malveillant attribué à ses thèses réversibles à propos de l’Islam.
Je me disais qu’il devait être particulièrement masochiste, car chacun connaissant moindrement Jean Baudrillard savait que nul ne peut apprivoiser sa pensée, seulement la défendre ou la rejeter, ni de son vivant le soumettre ni l’arraisonner lui-même (et sans doute jamais davantage après sa mort, concernant sa vie posthume à travers l’œuvre).
Bref, je ne savais pas vraiment que penser de Alain Finkielkraut, ni à quoi servait philosophiquement son discours public... Maintenant je le sais : Alain Finkielkraut est un intellectuel indispensable.
Voici les circonstances et les faits.
La tombe de Jean Baudrillard est dans la 8e division du cimetière du Montparnasse, nom du quartier de Paris où de son vivant il résidait. Il a été inhumé le mardi 13 mars dans le plus grand dépouillement de la cérémonie ; ce qui n’avait rien d’étonnant de sa part ni que son épouse, à bout de forces, fît en sorte que les condoléances n’eussent pas lieu — ainsi "l’enterrement de Baudrillard n’a pas eu lieu !" remarqua opportunément le philosophe René Schérer se tournant vers le cinéaste Vincent Dieutre, qui se trouvaient parmi le public venu rendre un dernier hommage, et ajoutant, “... Et c’est tant mieux. A présent il va vivre”.
De Jean Baudrillard, il restait ce jour là sa lumière malicieuse et grave, la présence nombreuse de ses fidèles amis, de ses amateurs respectueux (en bien plus grand nombre qu’on n’aurait pu le croire), des intellectuels qu’il n’avait pas spécialement rencontrés, d’anciens élèves de Nanterre aux cheveux grisonnants, des jeunes hommes et des jeunes femmes, et aussi de nombreuses personnalités, tous pour le saluer... Parmi lesquels le ministre de la culture, Renaud Donnedieu de Vabres, pris au dépourvu par tant d’attention internationale pour un philosophe français délocalisé (qui n’était pas passé par le Collège de France), comme soudain dévoilé aux yeux officiels de la nation par le bruit des hommages dans la Presse étrangère. Ministre sincère quand il avoua son désarroi personnel de ne l’avoir jamais rencontré et plus encore... doublement lacunaire selon ses propres aveux, à conclure sa brève allocution (qui avait surtout consisté en incantation désemparée, appelant au retour de l’avant-garde), par : "J’aurais bien voulu parler avec Jean Baudrillard... Maintenant, il me reste à le lire."
Non seulement il ne l’avait pas croisé mais encore il n’avait rien lu. Preuve que le Ministre de la culture se sentait dans un environnement compréhensif, pour se confier sans qu’on lui en voulût (parce qu’on ne lui attribuait aucune importance — et il le sentait bien).
Ce n’est pas le seul paradoxe des vérités révélées par la cérémonie devant le public éberlué, soudain à l’écoute de Alain Finkielkraut (surprise qu’il fût là, mais ce qu’il dit nous permit de comprendre ensuite que c’étaient les dieux qui l’avaient envoyé). Il déclara qu’il ne se passait pas un jour sans qu’il ne lût un passage de Jean Baudrillard, dont toujours il tenait un livre ouvert sur son bureau... Mais d’un autre côté (adoptant soudain un ton impatient puis excédé), fréquenter la pensée de Jean Baudrillard lui posait un grave problème personnel, car : "Le système de l’objet, l’Amérique, le soulèvement des banlieues, le onze septembre, l’Islam flamboyant, nos villes infestées de graffitis... NON !"
Ce qui fait tout de même beaucoup, rendant l’attrait d’autant plus insondable.
Quant à Jacques Donzelot [1], avec Baudrillard complices d’activisme à l’université de Nanterre, au temps du mouvement du 22 mars, en 1968, à son tour il déclara, histoire de faire sortir le diable du bénitier (comme on disait jadis dans la campagne française), que lors d’une conversation récente à trois entre lui, Jean Baudrillard et son épouse (elle-même ancienne étudiante à Nanterre), ils en vinrent à parler de démocratie quand elle posa la question — comme Donzelot ne parlait pas haut, je n’ai pas entendu distinctement les circonstances exactes, mais ce que j’ai bien entendu (et nous sommes plusieurs à l’avoir entendu) : "Jean, es-tu démocrate ?" Ce dernier répondant : "Ce n’est pas une question que l’on pose à un homme qu’on aime."
Où avait-elle la tête, Marine, ce jour-là rêveuse, pour avoir oublié “Amérique”, elle qui connaît l’œuvre (qui ne la prend pas au dépourvu) ? Sinon, face à tant d’amour qu’elle ne pouvait donner qu’en distance réciproque de son énigmatique compagnon, redécouvrant chaque jour le monde avec lui, jusqu’au dernier souffle.
Si Jacques Donzelot réussit à nous extraire de la tristesse ambiante, il resta que sans Alain Finkielkraut : qui aurait actualisé la solidarité de Jean Baudrillard avec les masses révoltées, qu’après l’échec du pouvoir révolutionnaire il ne se désempara jamais d’instruire, conceptuellement, en termes de réversibilité critique (ce qui n’est pas un retournement ni une sublimation, mais une transgression — au sens également entendu par McLuhan, — concernant tous les domaines possibles dont post-historiques)... ?
Et bien voilà, c’est fait : c’est Alain Finkielkraut, le réactionnaire parmi les orateurs de la cérémonie, et lui seul qui l’a dit. Grâce à lui, la part émergente de Baudrillard contre l’oppression sous toutes ses formes sort enfin de l’ombre pour toujours, incontestablement, toute ambiguïté est désormais levée. Merci. (Tant il est vrai qu’il faut de tout pour faire un monde et qu’il reste divers.)
Un peu plus loin, à l’entrée du cimetière, vers l’avenue Edgar Quinet, veillent d’un côté Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, et de l’autre Roland Topor, parmi les tombeaux qui comptent au coeur de nos modernité et post-modernité électives, dont celui de Charles Baudelaire.
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Il y a encore, dans ce lieu-même à Montaparnasse, la pierre de Susan Sontag, son aînée critique parmi les intellectuels atypiques postmodernes, engagés par la pensée moderne de l’existence individuelle et collective, et son dépassement historique ou son émergence post-historique. Sontag avait pointé du doigt Baudrillard, par deux fois. La première, quand il avait surgi sur la scène critique du marxisme, pour dire qu’il « ne cesserait pas de croître », et la seconde, alors qu’elle se trouvait avec une troupe de théâtre à Sarajevo, au moment de la guerre civile en Bosnie, quand il écrivit dans un journal français (tous ces articles étaient immédiatement traduits) « ils sont vivants et nous sommes morts » — plutôt qu’accepter l’invitation à débattre en duplex sur le plateau de Arte — : pour dire qu’il méritait une gifle ! Un épisode épineux les avait déjà divisés à propos des femmes.
Plus elle se rendait distante en s’opposant à lui, plus elle incarnait le défi de parvenir à la convoquer de nouveau, preuve qu’elle lui restât attentive (ou inversement, le concevait-elle simplement comme son challenger public ?) Alors qu’elle-même touchait le terme des rémissions de son cancer, ce fut le face-à-face avec l’horreur d’Abu Graïb, la violence de l’extériorité américaine, impérialiste, globalement révélatrice du nouvel ordre mondial et de la société médiatique rétro-historique, signifiée dans l’article de Baudrillard Pornographie de la guerre, paru le 19 mai 2004, dans Libération. Sontag ne tarda pas à répondre indirectement dans le New York Times, en impliquant l’histoire matérialiste et concrète du lynchage et du racisme par les Blancs aux États-Unis, et sous l’égide de la question des droits de l’homme, en examinant l’histoire du racisme, signifiant la violence de l’intériorité de la torture dans les sociétés modernes coloniales (en lutte), colonialistes (réprimant) et post-colinialistes (exterminant), dont la France (en Algérie et à travers son rôle au Rwanda). L’article paru sous la forme d’un essai dans l’édition du 23 mai 2004 s’intitule Regarding the Torture of Others (titre éponyme du dernier ouvrage d’auteur qui allait succéder). Elle disparut la même année, en décembre.
Susan Sontag, dont Jean Baudrillard, un jour de septembre précédant ce mois fatal de mars 2007, au retour de l’été lors d’un appel téléphonique amical, me dit qu’il était en train de lire les textes où elle parlait de sa maladie.
Alors on a songé chez moi que le dualisme altier et son imperméabilité apparente pouvaient être féconds (réciproquement initiatiques peut-être). C’est la séduction des idées depuis leurs différences et leur conflit critique, au sens même des fascinations objectives, au-delà du consensus ou des correspondances explicites. Loin des enjeux du dévoilement, comme entre Jean Baudrillard et Susan Sontag, ainsi va l’énigme de la connaissance, rusée, radieuse malgré soi, en dépit de tout, une façon de danser avec la vie répondant à autrui en nous, au passage, toujours en renouvellement, toujours en dépassement de la mort vénale, sauvage, dans des stratégies de la disparition.
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Curieusement, ce fut une des journées les plus polluées de la saison à Paris, au point de rendre l’espace disponible grâce à une prescription légale de ne pas circuler en véhicule à moteur, en plein jour de travail ouvrable. Le stationnement avait été déclaré gratuit dans toute la ville. Il faisait doux et il y avait du soleil, de telle sorte qu’après la cérémonie personne ne s’empêcha de s’attarder pour évoquer les souvenirs, aux terrasses des cafés... Il y avait ceux qui anticipaient leur déjeuner avec un verre de vin, et ceux qui achevaient d’une tartine et d’un thé leur petit déjeuner interrompu le matin, car l’enterrement eut lieu à 10 heures précises, ce qui faisait tôt pour qui venait de loin.
Quand je fus de retour à la maison, après les retrouvailles amicales autour de l’inhumation de Jean, un méchant feed-back mit à bas mon énergie au travail. Plutôt que somnoler devant l’écran de mon ordinateur, je me suis allongée sur mon lit, choquée, épuisée, incapable de sommeiller tout à fait, restant sous l’effet d’un rêve éveillé, jusqu’à la nuit...
C’est fini — mais tout commence.
L’enterrement de Jean Baudrillard s’est déroulé en pataphysique. Cela lui aurait plu.
Au moins, lui, il survivra par son œuvre, tant de gens importants restent à devoir le lire et les autres, sans discontinuer de le relire, remettant toujours à plus tard de le comprendre.
Jean, notre ami génial et étrange. Cruel et tendre.