Poteaux d’angle est une oeuvre née par vagues successives : un premier ensemble de textes a été publié à l’Herne en 1971. D’autres textes l’ont complété et ce nouveau recueil est sorti en 1978 chez Fata Morgana. S’y ajoutent en 1981, dans l’ouvrage édité chez Gallimard, deux ensembles inédits et un poème final.
Chaque ajout apporte intensité et complexité à ce livre tardif d’Henri Michaux, écrit alors que le poète avait plus de quatre-vingt ans. Quatre mouvements se succèdent avec une logique interne. Quatre mouvements, quatre poteaux d’angle, dessinent un champ de réflexion vaste et intense.
La métaphore du titre, Poteaux d’angle suggère tout à la fois la nécessité d’un support stable pour celui qui cherche à se construire, et le balisage de son espace intérieur.
Dans ce recueil, le précepte, l’aphorisme, le constat aigu - à la deuxième personne du singulier - tendent à culminer.
Jamais encore Michaux n’avait risqué tant de recommandations à méditer par l’homme moderne. Après bien des combats, le voilà parvenu, tout à la fin de sa vie, à une sagesse qu’il consigne. Livre de sagesse donc, qui ressemble à un traité de morale dans le style de l’Antiquité. Mais attention, ici les moralités sont paradoxales : renversement de lieux communs, enseignements contre l’enseignement, anti-sagesse enseignant la sagesse.
Michaux fut avant tout l’homme de la quête ininterrompue, l’homme de la recherche intérieure comme une interminable aventure. L’homme jamais établi, jamais réalisé, jamais arrêté. Sa sagesse et la modernité de son expérience résident justement dans cette volonté de ne pas se tenir pour éclairé.
Un maître, donc, mais un maître sans disciples - chose qu’il aurait eue en horreur, lui qui ne l’a jamais été : "Il plie malaisément les genoux, ses pas ne sont pas bien grands, mais il reçoit mieux n’importe quel rayon, celui qui jamais n’a été disciple". Un maître à vivre et non un maître à penser : "Quoi qu’il t’arrive, ne te laisse jamais aller - faute suprême - à te croire maître, même pas un maître à mal penser. Il te reste beaucoup à faire, énormément, presque tout. La mort cueillera un fruit encore vert."
Dans ces Poteaux d’angle, le poète parle le plus souvent à l’impératif et s’adresse à un interlocuteur ("toi"). Le lecteur se trouve aussitôt interpellé, tel un disciple qui écoute et reçoit multiples conseils. Mais en réalité, le lecteur n’est que le miroir d’un intime et troublant face-à-face. C’est à lui-même que Michaux s’adresse et fait la leçon et c’est ce qui permet à chacun de la recevoir.
La quête authentique de Michaux, menée avec persévérance et constance, convie au voyage intérieur. Ne s’étant jamais contenté d’une seule voie ( "Si tu traces une route, attention, tu auras du mal à revenir à l’étendue"), n’ayant cessé d’être en chemin ("La pensée avant d’être oeuvre est trajet"), Michaux appelle son lecteur à refaire personnellement et individuellement les expériences proposées. Chacune de ses phrases est une "incitation à une conduite" selon le mot de Cioran, une incitation à un travail intérieur toujours en cours.
Que nous enseigne Michaux dans ces Poteaux d’angle ?
L’authenticité, avant tout : accepter ses défauts, ses faiblesses, ses erreurs. Par fragments, le poète esquisse l’inventaire de comportements destinés à "mettre en route vers l’homme". Il énonce des valeurs pouvant se concrétiser par des actes : le secret, la lenteur, l’effacement, la rêverie… Mais encore : "…Toujours garde en réserve l’inadaptation". Et puis, apprendre à se rendre insaisissable : "Ne te livre pas comme un paquet ficelé. Ris avec tes cris ; crie avec tes rires." Mais aussi, se méfier du savoir : "N’apprends qu’avec réserve. Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre…" "Souviens toi. Celui qui acquiert, chaque fois qu’il acquiert, perd". Ne pas craindre, enfin, de refuser l’aisance et d’apprécier l’insatisfaction : "Plutôt demeure entouré d’horripilant, qu’assoupi dans du satisfaisant." Ne pas hésiter à se battre : "Il faut un obstacle nouveau pour un savoir nouveau."
À cela s’ajoute de multiples questionnements sur l’époque et les relations avec autrui. Michaux s’interroge sur la communication, l’écriture et le livre : "Plus tu auras réussi à écrire… plus éloigné tu seras de l’accomplissement du pur, du fort, originel "désir ", celui, fondamental, de ne pas laisser de trace…". Le poète suggère, pour finir, quelques voies privilégiées comme la musique ou les langues - si nécessaires dans notre monde.
Établie dans les marges de la littérature, l’écriture de Michaux sape les certitudes, rejette tout compromis, détruit les illusions. Elle invite le lecteur à s’arracher au sommeil dans lequel l’humanité s’ensevelit parfois. Elle l’engage à l’insoumission et à la combativité, mais aussi à la sérénité.
Essentielle toujours, cette écriture est tantôt un cri - dont l’écho ne cesse d’être renvoyé par ces Poteaux d’angle -, tantôt un murmure, où s’instaure (émotion troublante) la poésie vraie, la poésie de l’éveil.
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Des phrases qui requièrent toute l’attention :
"Retour à l’effacement
à l’indétermination
Plus d’objectif
plus de désignation
sans agir
sans choisir
revenir aux secondes…"