Tokyo, 2009 : les écrans du métro diffusent un court film publicitaire, plutôt moisi : une jeune fille, les yeux rivés à son téléphone portable, marche à vive allure dans les rues de la ville. Soudain, elle rebrousse chemin - elle vient de dépasser la boutique qu’elle cherchait, et dont le logiciel de son portable, sorte de GPS pour piétons, indiquait précisément la localisation. Quel programme ! La rue comme espace uniquement marchand, l’indifférence aux lieux, le mépris de la gratuité de la marche, l’impossibilité de se perdre - voilà bien l’exact contraire de tout ce qu’impliquent la dérive et son corollaire la psychogéographie, dont Guy Debord avait donné les définitions suivantes :
La dérive se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif [...]. Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent [...] aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent.
(Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956, à lire en ligne à cette adresse )
Psychogéographie : Étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus.
(Internationale situationniste n°1, juin 1958, lire ici)
Dérive, psychogéographie, comportement ludique-constructif : n’est-ce pas autrement plus séduisant que de subir la rue comme simple lieu de passage entre deux commerces, envahi par la publicité et conçu pour des monades consuméristes [1] ? Car en somme, le projet néo-libéral est de transformer la ville, ou ce qu’il en reste, en un non-lieu conditionnant et désubjectivant (ce qu’un Livio Sacchi semble trouver particulièrement exaltant [2]) : l’enfer. Non merci ! On peut préférer d’autres scénarios, l’air en sera plus léger...
Pour se désengluer l’imaginaire de ce genre de dystopies en marche, pour se donner la possibilité d’y résister, rien de tel que la lecture de Psychogeography, écrit par Merlin Coverley et publié par Pocket Essentials en 2005. Écrivain et libraire londonien, Coverley y examine la psychogéographie dans une acception étendue : bien qu’il propose naturellement un retour (sans complaisance, parfois même excessivement sévère à mon avis) sur l’aventure situationniste, l’essai a le mérite d’explorer aussi les textes des précurseurs de la psychogéographie, parfois inattendus. En effet, si le lecteur francophone ne sera pas surpris de retrouver les flâneurs parisiens - Baudelaire, Walter Benjamin et son Livre des Passages, l’Aragon surréaliste du Paysan de Paris et le Breton de Nadja (mais pas celui des Vases Communicants, dommage) - il lira sans doute avec beaucoup d’intérêt les pages consacrées aux écrivains visionnaires londoniens comme Defoe, Blake, De Quincey ou Machen. L’ampleur de vue de Coverley se manifeste aussi par l’intérêt qu’il porte aux écrivains contemporains comme Ian Sinclair, Stewart Home (qui semble doté d’un solide sens de l’humour et de la provocation !), mais aussi, c’est original et bien vu, Peter Ackroyd (Londres, la biographie) et J.C. Ballard (Crash), ainsi qu’aux diverses sociétés psychogéographiques d’aujourd’hui, dont une liste de sites internet figure en fin d’ouvrage (la plupart des liens fonctionnent encore, et dans le cas contraire, il suffit de passer par le site webarchive). J’ai été sensible à cette volonté de ne pas arrêter la psychogéographie à sa configuration situationniste ; à aller la chercher dans le passé comme dans les expériences les plus récentes, y compris là où elle ne s’affiche pas explicitement... et tout cela sans sombrer dans les travers d’une approche englobante à la Ado Kyrou, qui dans Le surréalisme au cinéma avait tendance à voir du surréalisme un peu partout, parfois abusivement à mon sens. La psychogéographie, prise au croisement de la géographie et de la psychologie, n’a pas attendu les situationnistes pour exister, et peut également, à quelques conditions, se passer d’eux (Debord lui-même reconnaissait un "assez plaisant vague" dans l’adjectif psychogéographique, un vague qui agit normalement comme garde fou contre le sectarisme, les exclusives toujours légèrement pénibles). Certes, la taille de l’essai (environ 150 pages) fait qu’il s’agit d’une introduction à la psychogéographie plus que d’une étude exhaustive, mais peu importe tant les parti pris de l’essai sont stimulants et invitent à découvrir les oeuvres convoquées.
Les différents noms que je viens de relever font vite comprendre que les écrivains ont la part belle dans cet essai, les travaux des sociologues ou des géographes en étant par exemple quasiment absents. On touche là non pas à une lacune mais à un autre parti pris de Coverley, qui consiste à revaloriser le versant littéraire de la psychogéographie, avec ce qu’il implique de subjectivisme assumé, d’implication du je, et ce contre tout sociologisme mutilant, toute systématisation déréalisante. Sont donc privilégiés par l’auteur ceux qui ont fait passer dans leur vie cet attrait pour l’errance urbaine sans but immédiat, et qui ont su lui donner forme stylisée, seule façon de communiquer au lecteur la vérité de l’expérience. Ou encore ceux, comme Ballard, qui ont forcé le réel par des fictions non pas réalistes, mais justes (l’expression est de Barthes) et montré comment le rapport à la ville est vécu dans les têtes et dans les corps. Mais plutôt que de paraphraser l’essai, autant en citer ce qui me paraît en être la plus belle page :
La marche peut être facilement surveillée et cartographiée : les trajectoires des individus sillonnant la ville laissent une trace susceptible d’être inscrite point par point sur une carte. Pourtant cette trace ne peut jamais, en elle-même, révéler l’histoire personnelle qui la sous-tend. Ainsi [...] une tentative sociologique ou géographique de cartographier la ville et d’en catégoriser les zones montre simplement la contradiction qui existe entre l’objectivité de la méthode et la subjectivité de ce qui est à cataloguer. Une carte ne pourra jamais saisir avec exactitude les vies des individus dont elle a pour but d’inscrire les trajets car l’individualité sera inévitablement aplanie, écrasée, réduite à quelques points sur un graphique. "Tout récit est un récit de voyage, une pratique de l’espace", écrit de Certeau : un système théorique qui essaie de délimiter ce récit en arrivera forcément à exclure autant qu’il ne révèle. À cet égard, la théorie de la marche de De Certeau met en lumière les limites de toute systématisation, psychogéographie comprise, à appréhender la relation qui unit ville et individu. De tels cadres découpent la ville en séparant les communautés par des classifications artificielles et en interrompant ce qui est essentiellement une narration en cours, un scénario aux acteurs se comptant par millions, dont l’intrigue est inconnue. En ce sens, l’approche objective des sociologues et des géographes risque d’obscurcir ce qu’elle tend à préserver [...].
"Sous l’écriture universalisante de la technologie contemporaine, des lieux opaques et têtus perdurent", affirme de Certau mais, dans notre paysage technologique moderne, de plus en plus homogène et régulé, dominé par la surveillance et hostile au piéton, c’est désormais au romancier et au poète, et non au théoricien, de dévoiler, de célébrer ces recoins négligés et oubliés de la ville. [3]
Autre qualité : évitant le culte de l’art pour l’art qu’une telle position pourrait impliquer, Coverley relie cet ancrage subjectif à une nécessaire prise de conscience politique (l’exemple du Paysan de Paris s’élevant contre la destruction du Passage de l’Opéra est ici probant, et rappelle que "l’essor du flâneur parisien peut se caractériser par le processus d’un éveil politique"). Conscience politique elle-même à même de prendre forme et consister dans le tracé et l’architecture des villes ; la psychogéographie analytique a pour destin de se diriger vers une psychogéographie opératoire - ce que les situationnistes appelaient "l’urbanisme unitaire". Pour Coverley, la psychogéographie tend à se situer à la rencontre de trois invariants : le primat de la marche (contre la survalorisation de l’automobile et l’urbanisme anti-piétons qui en résulte), la conscience politique qu’elle implique (ni "irresponsabilité artiste" ni récupération mainstream), et en troisième terme découlant logiquement des deux premiers, la nécessité d’oeuvrer pour une transformation de l’urbanisme : "un jour, on construira des villes pour dériver", écrivait Debord. À la fois opposé à une attitude purement contemplative comme à une réflexion exclusivement théorique (se voulant - illusoirement - dégagée des pressions de la subjectivité), Coverley conclut son essai en appelant de ses voeux un dépassement de ces deux positions, ce qui signifierait, pour la psychogéographie future, une alliance durable de l’expérimentation littéraire et de la radicalité politique [4]. Et cela serait au Paysan de Paris - à sa magnifique hétérogénéité formelle, à son "lyrisme de l’incontrôlable" (Aragon) comme à son potentiel de subversion - d’en donner à nouveau le la.
C’est ainsi qu’en lisant Psychogeography, on ne peut s’empêcher d’interroger nos propres pratiques, notre rapport à la ville, car il reste possible (la section du livre sur les psychogéographes actuels nous le rappelle), ici et maintenant, d’expérimenter la dérive, de jouer dans le labyrinthe ; cet essai en constitue une superbe invitation, et ce malgré l’uniformisation des lieux urbains (le syndrome Tativille), la vidéo-surveillance et l’hostilité grandissante envers le piéton. (3) Oui, la psychogéographie, en tant qu’elle implique une pratique et qu’elle réintroduit mystère, gratuité, jeu, merveilleux quotidien dans le rapport à la ville, est un antidote puissant à la banalisation, à l’ennui, au temps pesant, à la laideur de l’hégémonie du commerce, à tout ce cortège de passions tristes qu’on voudrait à la fois nous imposer et nous rendre désirables ! Par son travail de passeur, de pédagogue de l’enthousiasme, Coverley milite donc pour un autre rapport au lieu que celui qui nous est promis par les avancées de la marchandisation du monde, de l’équivalence généralisée, et dont la publicité évoquée plus haut donne un avant-goût malsain. Psychogeography est, en définitive, une excellente introduction à la psychogéographie... mais c’est aussi et surtout un livre de passion et de parti pris, c’est pourquoi j’en recommande vivement la lecture ! Uniquement en anglais pour l’instant ; éditeurs, suivez mon regard...
Mise à jour du 7 novembre 2011 : un lecteur nous signale la traduction en français du livre chez Les moutons électriques éditeur.