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Voyage, voyage ! 

mardi 17 janvier 2012, par Henri Cachau

Cette monstrueuse mécanique, loin d’être aussi chaude que pouvaient le laisser supposer ses bouffées de chaleur, sa musculature d’acier et sa respiration animale, l’effrayait, elle lui paraissait insensible aux préoccupations des humains, dans un fracas du tonnerre les arrachait à leurs affections, les transbahutait vers d’imprécises destinations où hélas, malgré l’attrait du voyage et de nouveaux lieux, la mort était pile au rendez-vous... S’il est rassurant de savoir d’où l’on vient, l’angoisse toujours réside en ne pas savoir où l’on va, et concernant ces voyages ferroviaires le terme n’est jamais sûr, il en va d’une question d’aiguillage, de pannes, de grèves, de stations oubliées, de déraillements. Devenu adulte – malgré sa quarantaine avérée son proche entourage s’inquiétant de son comportement asocial – il se souvenait de cette journée annoncée différente qui changerait le cours de sa destinée, plutôt l’empêcherait de s’en fabriquer une sur mesure, celle que les hommes s’assurent ici-bas, quand bien même au seuil de leur mort ils se convainquent du contraire, de l’avoir complètement loupée ! Et de ces trains qui peuvent en cacher d’autres, fréquemment pour ne pas dire toujours il prendrait le supplémentaire, jamais à l’heure ou comme fait exprès grillant la correspondance souhaitée... On peut estimer qu’il ne s’agissait ni d’un manque de renseignements, par exemple sa lecture d’un Chaix usagé, ni d’une mauvaise interprétation de renseignements requis aux guichets, tant il s’en garantissait par sa connaissance du réseau SNCF, l’ayant peu à peu, physiquement et mentalement emprisonné, mais d’un effroi l’arraisonnant dès sa sortie d’une salle d’attente… Car des trains conduisant droit et non sus aux malheurs il en avait connu, bénéficiait de leur circumnavigation, autour, sinon à l’intérieur de son cerveau malade, leurs incessants va-et-vient, il est vrai, pouvant perturber jusqu’aux agents les plus consciencieux... Afin de contrer cette phobie, dès son retour d’Algérie lui aussi s’y était mis, n’assiste-t-on pas à un engouement pour la ‘vapeur vive’, certains magasins proposent des ‘kits’, de rutilants modèles réduits circulent dans leurs vitrines, les phares des locomotives ou motrices de leurs faisceaux lumineux en balayent les voies… Quel est l’enfant dont les yeux émerveillés n’ont pas répercuté le désir de posséder de semblables circuits ferroviaires ?... Jaloux il l’avait été de riches jumeaux, ses voisins, à base de ‘tchou tchou’ et de ‘tatams’ faisant circuler leur train mécanique, alors qu’il lui était recommandé de seulement les regarder jouer... Maintenant il était fier du sien, réduisant à presque rien l’espace habitable de son studio, et chaque fois qu’il relançait les convois, accablé de réminiscences ses yeux s’embuaient, aussi, pour gommer hoquets et sanglots à haute voix n’oubliait-il pas d’annoncer la fermeture des portières... de faire attention au départ !...

S’annonça une journée différente, en témoigna son réveil matinal, puis leur déambulation jusqu’à la gare, son père muni d’une valise utilisée pour ses déplacements, lui-même porteur d’un minuscule balluchon, ce qui d’office lui octroya des responsabilités ; dorénavant il trimballerait seul ses propres effets ainsi que son mal de vivre... Une différence accentuée par le fait que père et fils se déplaçaient en semaine, de surcroît un mercredi jour scolaire à l’époque, et lui parut-il pour une durée indéterminée, selon ce qu’il intercepta du muet dialogue entre ses parents bizarrement affairés depuis l’aurore, des pleurs à peine cachés de sa mère les étreignant tout en leur souhaitant un bon voyage ; malgré l’étrangeté de la situation un instant pensa à des vacances surprises, synonymes d’heureux interludes... De ce trajet emprunté sans en connaître ni la destination ni les morbides raisons – tout ce qui touchait au "grand saut" était soigneusement occulté par crainte de la déstabilisation psychologique des "chères têtes blondes ou brunes" –, dès les premiers halètements de la loco, le lent ébranlement du convoi, il tacha d’apprécier la traversée de contrées inconnues, de campagnes, de villes, alors que jusqu’à ce jour ce petit coin du monde où il résidait paraissait être l’épicentre de sa cosmogonie. Aussi l’intéressa cet autre dépaysement offert par la rencontre d’usagers composant une palette de physionomies et de caractères, et sauf périodes de somnolence il s’en rassasia, demeura enjoué malgré la longueur du trajet, réconforté par l’amicale attention portée par les voyageurs sachant qu’en cette période scolaire, le déplacement de cet enfant avec son père, muet et sombre depuis le départ, ne présageait rien de bon...

Entre périodes de sommeil et de lucidité, entre les changements de correspondance, entre d’inexplicables cauchemars le faisant sursauter et muettement sourire les passagers, bientôt des repères lui firent comprendre qu’ils se rapprochaient de cette ville, où dans un village établi à proximité se situait la bicoque de ses grands-parents, dont les fenêtres donnaient sur une voie ferrée exclusivement consacrée au transport de minerai. Il se souvint du tortillard l’empruntant dont il repérait la bringuebalante arrivée par son luxe de grincements, de martèlements, d’entrechoquements s’accroissant puis disparaissant dans le même temps ou parfois, malgré l’interdiction de ses valétudinaires parents, il accompagnait ce convoi composé de trémies en courant à hauteur de la locomotive, les mécaniciens penchés hors de leur cabine l’encourageaient par de brefs coups de sifflet, avant qu’essoufflé il n’abandonne en agitant ses mains en signe d’impuissance. Il se souvint que ce même train circulant de nuit, les poussifs halètements de sa machine se confondaient aux difficultueux mouvements respiratoires de son grand-père, qui rencogné dans son lit, ses deux mains osseuses pressant et libérant alternativement sa poitrine, vainement essayait de réguler sa respiration, demeurait suspendu aux défaillances de sa mécanique pulmonaire détériorée lors de la grande guerre. Le vieillard ne trouvait de répit que sur le petit matin, et c’est lors d’une de ces aurores que s’inquiétant d’un trop long silence provenant du grand lit lui faisant face, qu’en douceur lui frappant une épaule afin de l’inciter à relancer sa mécanique défaillante, l’enfant ferait basculer son aïeul dans l’au-delà... Leur arrivée s’effectua de nuit et de ce voyage ouvrant sur de toujours plus sombres alternatives – une fréquence qu’il subirait sans maudire, par compensation le conduirait à rejoindre une confrérie de fêlés du modèle réduit possédant une hiérarchie établie selon les métiers du rail dont ils s’en répartissent les titres allant des mécaniciens et chauffeurs, jusqu’aux lampistes et gardes-voies ; loin d’être aussi passifs que les philatélistes ou remuants comme les sportifs, mais également enthousiastes et inconditionnels, des heures durant capables de vous parler des motrices BB et CC (Brigitte Bardot & Claudia Cardinale ?) sans évoquer leurs rondeurs et formes sinon leurs caractéristiques – il lui semblait en avoir retenu une sonore partition composée à base de coups de sifflet, de chocs se répercutant de wagon à wagon, ceux d’attelages s’entrechoquant en une métallique cacophonie, à laquelle au fil de ses déconvenues et selon ses moyens il y ajouterait des ouvrages d’art, des tranchées, des viaducs, des tunnels, des gares miniatures, des postes d’aiguillage, des passerelles, des signaux tricolores, permettant la circulation de voitures aux vitres illuminées, de wagons munis de lanterneaux, de claires-voies, repérables sur le plus banal des dioramas... Alors que recru de fatigue, la petite maison qu’il était heureux de retrouver – ne l’ayant plus visitée depuis la mort de celui autrefois gazé en Champagne – se trouvait envahie par des adultes, bizarrement silencieux ou bavards, leurs sourds dialogues s’y mélangeant aux lamentations et prières d’un chœur féminin …

Il se souvint, selon les clairvoyants interstices soustraits de mauvais rêves, à tâtons avoir recherché un interrupteur dans cette soupente où il avait été placé ; ainsi espérait-il faire la lumière sur cette incompréhensible situation, avec ces adultes bouleversés, n’ayant rien trouvé de mieux, afin de le soustraire de leurs préoccupations et par manque de place, que de le faire coucher dans ce sombre réduit dans lequel il fut conduit par l’une de ses tantes qui ne cessa de larmoyer tout en lui proférant d’elliptiques : « Si tu savais mon pauvre petit ! si tu savais mon pauvre petit ! »... Une fois seul, il s’y tint aux aguets des moindres bruits provenant des pièces du bas, dont l’une qu’il savait, pour l’avoir partagée, être la chambre de ses grands-parents. Longtemps demeura attentif aux indiscernables chuchotis, pleurs, soupirs, gémissements, interjections rageuses, sursauta lorsque ressassé dans une sorte de mélopée le prénom de Marie vint lui faire comprendre qu’il s’agissait de sa grand-mère, et sur l’instant s’en voulut de ne pas l’avoir recherchée, puisque sans ménagement poussé vers la soupente il ne l’avait aperçue la veille au soir parmi la multitude... Une douloureuse interrogation s’ensuivit, perturbée par la reconnaissable approche d’un convoi de trémies le soustrayant de ses morbides pensées, bien plus tard réactivée grâce à cette composition de Honegger à laquelle il y joint des impressions visuelles : des éclats lumineux provenant des feux de fin de rame, de phares, de signaux, de la luminosité sourde des gares enveloppant d’un incertain halo ces réseaux s’animant sans présence humaine apparente en une incessante circulation de locomotives, de motrices, de diesels, leurs coups d’avertisseurs, de sifflets accompagnant leurs démarrages suivis d’accélérations ou de décélérations lors de la traversée de faubourgs, à l’approche des terminus, notamment de la gare Saint Charles, avec dès le surlendemain leur transfert, le sien et celui de ses compagnons d’arme pour l’Algérie, sa rencontre avec la guerre, la mort toujours en bout de voyage ! … Equipé de sa casquette étoilée et de son sifflet réglementaires, chaque fois qu’il relance son circuit, ses yeux s’embuent, malgré lui il accélère la cadence des rames, inévitablement en découle des déraillements qui le font rire compulsivement... puis enrager...

Il se souvint que la faiblesse de l’éclairage –l’électricité depuis ses dernières vacances ayant supplanté l’acétylène – étrangement procuré cette nuit-là par des cierges, reconnaissables à l’odeur de combustion de leur cire ainsi qu’aux vacillements de leurs flammes, ajoutait à la fantasmagorie du moment ; que par le trou de la serrure donnant sur la chambre de ses grands parents, médusé, il assista à un étonnant jeu d’ombres. Il se souvint y avoir repéré un va et vient de personnes inidentifiables, interceptées au niveau de leurs ceintures, n’en perçut que des : toux nerveuses, raclements de gorge, craquements du parquet, froissements d’étoffes, susurrements, geignements, l’amenant à comprendre que cette agitation cachait quelque chose de grave, fugacement lui rappela la mort de son aïeul... Il essaya d’interpréter les raisons d’un tel rassemblement, de s’expliquer l’absence de son père disparu depuis leur arrivée, ainsi que plus inhabituelle celle de sa grand-mère, toujours présente lors de ses irruptions pour les grandes vacances ; la seule en des temps pas si éloignés à lui préparer de si délicieuses tartes... Ce fatras de questions une nouvelle fois fut perturbé par le passage d’une rame ébranlant la bicoque, momentanément son raffut supplanta toute velléité d’écoute, puis son éloignement délivra ce silence qui l’effraya, l’obligea à s’enhardir, avec précautions sortir de la soupente, en franchir le seuil, avant de se retrouver à l’intérieur de cette chambre éclairée par des cierges délimitant un espace rendu encore plus sombre. Ne percevant aucun bruit il tacha d’en gagner le centre en évitant tout obstacle, se dirigea vers ce coin où il savait s’y trouver le grand lit, était prêt à l’atteindre, lorsque malencontreusement il buta sur un obstacle composé de tréteaux supportant un catafalque qui s’effondra dans un violent fracas… Sous le choc, l’aïeule se trouva éjectée de son cercueil, couchée sur le dos elle gisait sur le parquet, sa face illuminée par un doux rayon de lune paraissait sourire à son petit-fils, qui au-delà de l’effroi, trompé par ce tendre rictus, essaya d’établir un dialogue en lui répétant : « Mémé, réponds-moi, je t’ai pas fait mal ? Mémé réponds-moi ? »... De l’astre, des incidences de sa pâle lumière jouant sur la face de la défunte, l’enfant crut y lire une sorte de supplique, une invitation à la laisser dormir ; son aspect figé et son silence n’accroissant que sa terreur, vainement il tenta de la replacer dans sa bière, mais le poids et la rigidité cadavérique le firent s’écrouler en arrière, se retrouver emprisonné entre les bras de la morte l’enserrant à l’étouffer, ses cris de terreur en sursaut réveillèrent parents et amis, depuis des heures faisant tapisserie, des veilleurs somnolents et incrédules qui se croyant victimes de mauvais cauchemars mettront du temps avant d’intervenir...

Il se souvint de cette froide accolade, de son emprisonnement entre les bras de la défunte, d’une mort qui s’attachait à lui et dorénavant ne cesserait de le hanter... Il se souvint de ce train bleu porteur de rêves d’azur, évocateur d’une côte méditerranéenne qu’ils n’atteindraient jamais, lui et son unique fiancée, un déraillement les amenant à brutalement se lier, sa Monique décédant entre ses bras, un seul ecchymose temporal signalant l’impact, sa chair si chaude si appétissante l’instant d’avant peu à peu se refroidissant alors qu’ils se trouvaient accouplés, incarcérés dans les tôles... Il se souvint d’express, de trains de banlieue longtemps fréquentés, d’une houle indéfinie véhiculant une foule saoule de fatigue, de ces suicidés respectueux des interdictions, ne se défenestrant pas à la vue de leurs congénères, mais pudiques se jetant depuis les portières ou du bord des ballasts se précipitant sous les wagons... Il se souvint que pour plaire au modéliste néophyte, le monde du « réduit » s’enrichit de nouvelles pièces... Il se souvint avoir dilapidé ses économies pour l’achat d’un train composé d’une Chapelon Nord, splendide dans sa livrée chocolat, de ses voitures Pullman valorisant l’époustouflante locomotive dont il avait rehaussé le jeu de bielles de ses roues motrices par un savant éclairage, il lui avait fallu plusieurs mois pour le réaliser...

Il se souvint de ce télégramme lui annonçant le décès d’un dernier oncle, un survivant de ces trains dits de la "mort", à son tour rattrapé par la camarde... Il se souvint de son hésitation avant l’achat d’un billet lui permettant de gagner la province afin d’assister aux obsèques... Il se souvint que le chemin de fer est consommateur d’ouvrages d’art permettant de niveler les inégalités du terrain, de ruser avec les reliefs par la mise en chantier de viaducs, de tunnels, de son application à en fabriquer à l’aide de carton ou de ferblanterie ; il y ajoutait des arbres miniatures confectionnés à l’aide de branchage, d’ouatine colorée, une fausse végétation composée de mousse et de lichen vitrifiés... Il se souvint que bien avant que le train ne s’élance, une fois l’annonce confirmée par haut-parleur et les coups de sifflet, il se considéra comme passager potentiellement suicidaire... Il sut que peu importaient le wagon, la position assise ou debout qu’il occuperait durant ce dernier voyage, puisque en sens contraire de la marche, pris de folie il déambulerait dans les couloirs, dans le seul but d’en suspendre son terme une fois atteint le wagon de queue... Il se souvint, que pour éviter cet infernal décompte, échapper à cette mortifère assignation, il se mit à courir entre les travées, enjamba plusieurs voies, des aiguillages, qu’une irrépressible presse l’obligea à braver les interdictions, une course éperdue menée jusqu’au rappel d’une motrice signalant son approche par de redoublés coups de sirène ; une machine qu’il n’avait pas vu venir, mais à laquelle, maintenant, il regrette de ne s’être pas livré en se laissant glisser sous ses boggies... Il se souvint qu’il se débattit entre les bras de la défunte, étouffé par son poids et sa cadavérique rigidité, que les adultes effondrés, ensommeillés, mirent un certain temps avant de le délivrer de cette froide étreinte, le houspillèrent jusqu’à ce qu’un énième convoi nocturne vint opportunément couvrir leurs jérémiades...

Il se souvint avoir perdu son père lors de leur retour, quand il lui refusa l’achat d’un train miniature, alors qu’il souhaitait l’obtenir en usant d’un vilain chantage se rapportant à cette terrible nuit, l’interrogeant sur son absence, son refus de l’aviser de ce qu’enfant il avait eu l’intuition ; ce train mécanique dont à l’intérieur se repéraient des passagers, circulant dans une vitrine illuminée, surchargée d’empreintes ferroviaires, qu’il eût pu fièrement exhiber aux jumeaux, ses prétentieux voisins... Il se souvint des déraillements millimétrés... de la Pacific 231 de Honneger... de sa Mountain 241, reine de la ligne P.L.M et de sa collection, de ce diorama qu’il souhaite achever l’un de ces prochains jours, malgré cet incessant rappel de funestes réminiscences et du misérable état de ses finances. Il se souvint de sa dernière commande, cette ‘Rocket de Stephenson’ fonctionnant réellement à la vapeur, de l’adjonction d’accessoires, de chefs de gare, d’aiguilleurs, de gardes-voies reproduits au 1/87éme... Il se souvint de ce plaisir pris à la lecture des catalogues spécialisés, constamment repris puis annotés, des heures durant lui assurant comme une artificielle maîtrise de l’espace et du temps, du sentiment d’y voyager à sa guise mais pas sans danger, pas sans danger...


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