On sait ce que j’exige du philosophe : de se placer par-delà le bien et le mal [1], — de placer au-dessous de lui l’illusion du jugement moral. Cette exigence est le résultat d’un examen que j’ai formulé pour la première fois : je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas du tout de faits moraux. Le jugement moral a cela en commun avec le jugement religieux de croire à des réalités qui n’en sont pas. La morale n’est qu’une interprétation de certains phénomènes, ou, plus exactement, une interprétation erronée de ceux-ci. Le jugement moral appartient, tout comme le jugement religieux, à un degré de l’ignorance, où la notion de la réalité, la distinction entre le réel et l’imaginaire n’existent même pas encore : en sorte que, sur un pareil degré, la « vérité » ne fait que désigner des choses que nous appelons aujourd’hui « imaginations ». Voilà pourquoi le jugement moral ne doit jamais être pris à la lettre : comme tel il ne serait toujours que contresens. Mais comme sémiotique [2] il reste inappréciable : il révèle, du moins pour celui qui sait, les réalités les plus précieuses sur les civilisations et les intériorités qui ne savaient pas assez pour se « comprendre » elles-mêmes. La morale n’est que le langage des signes, une symptomatologie : il faut déjà savoir de quoi il s’agit pour pouvoir en tirer profit.
Voici, tout à fait provisoirement, un premier exemple. De tout temps on a voulu « améliorer » les hommes : c’est cela, avant tout, qui s’est appelé morale. Mais sous ce même mot « morale » se cachent les tendances les plus différentes. La domestication de la bête humaine, tout aussi bien que l’élevage d’une espèce d’hommes déterminée, ont été appelés « amélioration » : ces termes zoologiques expriment seuls des réalités, — mais ce sont là des réalités dont l’ « améliorateur » type, le prêtre, ne sait rien en effet, — dont il ne veut rien savoir... Appeler « amélioration » la domestication d’un animal, c’est là, pour notre oreille, presque une plaisanterie. Qui sait ce qui arrive dans les ménageries, doute que la bête y soit « améliorée ». On l’affaiblit, on la rend moins dangereuse, par le sentiment dépressif de la crainte, par la douleur, par les blessures, par la faim on en fait la bête malade. — Il n’en est pas autrement de l’homme apprivoisé que le prêtre a rendu « meilleur ». Dans les premiers temps du Moyen-Âge, où l’Église était avant tout une ménagerie, on faisait partout la chasse aux beaux exemplaires de la « bête blonde [3] », — on « améliorait » par exemple les nobles Germains. Mais quel était après cela l’aspect d’un de ces Germains rendu « meilleur » et attiré dans un couvent ? Il avait l’air d’une caricature de l’homme, d’un avorton : on en avait fait un « pécheur », il était en cage, on l’avait enfermé au milieu des idées les plus épouvantables... Couché là, malade, misérable, il s’en voulait maintenant à lui-même ; il était plein de haine contre les instincts de vie, plein de méfiance envers tout ce qui était encore fort et heureux. En un mot, il était « chrétien »... Pour parler physiologiquement : dans la lutte avec la bête, rendre malade est peut-être le seul moyen d’affaiblir. C’est ce que l’Eglise a compris : elle a perverti l’homme, elle l’a affaibli, — mais elle a revendiqué l’avantage de l’avoir rendu « meilleur ».
Prenons l’autre cas de ce que l’on appelle la morale, le cas de l’élevage d’une certaine espèce. L’exemple le plus grandiose en est donné par la morale indoue, par la « loi de Manou [4] » qui reçoit la sanction d’une religion. Ici l’on se pose le problème de ne pas élever moins de quatre races à la fois. Une race sacerdotale, une race guerrière, une race de marchands et d’agriculteurs, et enfin une race de serviteurs, les soudra [5]. Il est visible que nous ne sommes plus ici au milieu de dompteurs d’animaux : une espèce d’hommes cent fois plus douce et plus raisonnable est la condition première pour arriver à concevoir le plan d’un pareil élevage. On respire plus librement lorsque l’on passe de l’atmosphère chrétienne, atmosphère d’hôpital et de prison, dans ce monde plus sain, plus haut et plus large. Comme le Nouveau Testament est pauvre à côté de Manou, comme il sent mauvais ! — Mais cette organisation, elle aussi, avait besoin d’être terrible, — non pas, cette fois-ci, dans la lutte avec la bête, mais avec l’idée contraire de la bête, avec l’homme qui ne se laisse pas élever, l’homme du mélange incohérent, le tchândâla [6]. Et encore elle n’a pas trouvé d’autre moyen pour le désarmer et pour l’affaiblir, que de le rendre malade, — c’était la lutte avec le « plus grand nombre ». Peut-être n’y a-t-il rien qui soit aussi contraire à notre sentiment que cette mesure de sûreté de la morale hindoue. Le troisième édit par exemple (Avadana-Sastra I), celui des « légumes impurs », ordonne que la seule nourriture permise aux tchândâla soit l’ail et l’oignon, attendu que la Sainte Ecriture défend de leur donner du blé ou des fruits qui portent des graines, et qu’elle les prive de l’eau et du feu. Le même édit déclare que l’eau dont ils ont besoin ne peut être prise ni des fleuves, ni des sources, ni des étangs, mais seulement aux abords des marécages et des trous laissés dans le sol par l’empreinte des pieds d’animaux. De même il leur est interdit de laver leur linge, et de se laver eux-mêmes, parce que l’eau qui leur est accordée par grâce ne peut servir qu’à étancher leur soif. Enfin il existait encore une défense aux femmes Soudra d’assister les femmes tchândâla en mal d’enfant, et, pour ces dernières, de s’assister mutuellement... — Le résultat d’une pareille police sanitaire ne devait pas manquer de se manifester : épidémies meurtrières, maladies sexuelles épouvantables, et, comme résultat, derechef la « loi du couteau », ordonnant la circoncision pour les enfants mâles, et l’ablation des petites lèvres pour les enfants femelles. — Manou lui-même disait : « Les tchândâla sont le fruit de l’adultère, de l’inceste et du crime (— c’est là la conséquence nécessaire de l’idée d’élevage). Ils ne doivent avoir pour vêtements que les lambeaux enlevés aux cadavres, pour vaisselle des tessons, pour parure de vieille ferraille, et les mauvais esprits pour objets de leur culte ; ils doivent errer d’un lieu à l’autre, sans repos. Il leur est défendu d’écrire de gauche à droite et de se servir de la main droite pour écrire, l’usage de la main droite et de l’écriture de gauche à droite étant réservé aux gens de vertu, aux gens de race. » —
Ces prescriptions sont assez instructives : nous voyons en elles l’humanité aryenne [7] absolument pure, absolument primitive, — nous voyons que l’idée de « pur sang » est le contraire d’une idée inoffensive. D’autre part on aperçoit clairement dans quel peuple la haine, la haine des tchândâla envers cette « humanité » s’est perpétuée, où elle est devenue religion, elle est devenue génie... Considérés à ce point de vue, les Évangiles sont un document de premier ordre, et plus encore le livre d’Enoch [8]. — Le christianisme, né de racines judaïques, intelligible seulement comme une plante de ce sol, représente le mouvement d’opposition contre toute morale d’élevage, de la race et du privilège : — il est la religion anti-aryenne par excellence : le christianisme, la transmutation de toutes les valeurs aryennes, la victoire des valeurs des Tchândâla, l’évangile des pauvres prêché aux humbles, l’insurrection générale de tous les opprimés, des misérables, des ratés, des déshérités, leur insurrection contre la « race », — l’immortelle vengeance des tchândâla devenue religion de l’amour...
La morale de l’élevage et la morale de la domestication se valent absolument par les moyens dont elles se servent pour arriver à leurs fins : nous pouvons établir comme règle première que pour faire de la morale il faut absolument avoir la volonté du contraire. C’est là le grand, l’inquiétant problème que j’ai poursuivi le plus longtemps : la psychologie de ceux qui veulent rendre l’humanité « meilleure ». Un petit fait assez modeste au fond, celui de la pia fraus, m’ouvrit le premier accès à ce problème : la pia fraus [9] fut l’héritage de tous les philosophes, de tous les prêtres qui voulurent rendre l’humanité « meilleure ». Ni Manou, ni Platon, ni Confucius, ni les maîtres juifs et chrétiens n’ont jamais douté de leur droit au mensonge. Ils n’ont pas douté de bien d’autres droits encore... Si l’on voulait s’exprimer en formule, on pourrait dire : tous les moyens par lesquels jusqu’à présent l’humanité devrait être rendue plus morale étaient foncièrement immoraux. —